9. La décadence du héros
Le Diable. – Je crois que tu lis trop ce qu’on écrit sur toi.
ROSTAND.
Après avoir étudié les motifs psychologiques qui se laissent découvrir dans le Don Juan depuis les temps reculés jusqu’à nos jours, il nous reste à étudier comment les auteurs ont individuellement formé et modifié ce sujet qui, après s’être confondu avec le Mythe du Diable au Moyen Age, s’est lentement transformé pour se présenter à nous sous des caractères humains.
Don Juan paraît pour la première fois dans la littérature mondiale à la fin du XVIᵉ siècle, dans une comédie espagnole probablement perdue, mais dont nous possédons dans Le Burlador de Séville une version peu modifiée. On a attribué pendant très longtemps cette œuvre au moine Fray Gabriel Tellez, plus connu sous le nom de Tirso de Molina, auteur fécond de comédies. Mais dernièrement la paternité lui en a été contestée en faveur du grand Calderon. Pour nous, la question a peu d’importance, car dans l’un ou l’autre cas nous ne connaissons rien de plus de la personnalité du premier poète et créateur du Don Juan que des généralités appartenant à son temps et à son œuvre. De ces renseignements parcimonieux, nous pourrions tout au plus faire quelques suppositions sur ce qui a pu éveiller l’intérêt du poète, à part cela peu connu, pour le Convive de pierre. Du reste ce Convive de pierre a déjà paru auparavant dans la pièce de Juan de la Cueva, L’Infamador, représentée en 1581 à Séville, et dans Les jeux de Léontius, où surtout étaient traités les passages d’horreur. Tandis que dans cette dernière pièce le héros est représenté comme un vulgaire scélérat et que le mort paraît uniquement pour venger l’offense qui lui a été faite, dans le Burlador la scélératesse est poussée jusqu’au sublime et le châtiment se présente comme une manifestation de l’éternelle justice divine. Mais croire que ce motif éthique et religieux aurait poussé le poète du Burlador, vivant dans un temps d’un bigotisme étroit, à transformer le sujet traditionnel du mort vengeur, est une raison trop générale et trop pauvre en même temps pour satisfaire l’analyste quand il s’agit de l’individualité d’un poète. Heureusement que, dans cet embarras, une autre question beaucoup plus intéressante vient à notre secours. Comment le poète a-t-il été amené vers le personnage de Don Juan et comment a-t-il lié son histoire à celle du mort vengeur ?
Pour répondre même à cette dernière question, il nous faudrait connaître plus intimement la personnalité du poète, ce que nous ne pouvons pas. Cependant nous croyons que le travail d’analyse des motifs auxquels nous nous sommes livré nous a déjà fourni, sans que nous nous y attendions, la solution du problème. Il s’agit seulement d’employer avec méthode pour l’ensemble de l’ouvrage ce « principe de l’élucidation » de l’expression poétique, que nous avons employé systématiquement dans l’étude de chacun des motifs. De l’étude psychologique de l’angoisse humaine devant le mort vengeur et de l’essai que l’homme fait pour vaincre cette angoisse par le moyen de la sexualité, s’est développé ce héros érotique sans peur qui est représenté par le personnage imaginé du Don Juan. En d’autres termes, le premier poète du Don Juan, qu’il ait voulu ou non représenter un personnage historique, nous a donné dans son héros, immortel, mais comme nous l’avons vu si transformable, l’explication psychologique de la vengeance du mort : le poète a imaginé le crime moral correspondant au châtiment traditionnel issu lui-même d’un puissant sentiment personnel et atavique de culpabilité.
Dans le Burlador, nous nous trouvons pour la première fois devant une transformation complète du sujet primitif dans le sens que lui imprime la fantaisie la plus extrême du désir. C’est pour ainsi dire le premier de la série des héros que les poètes aient créés d’après leur psychologie individuelle. Ultérieurement, le sujet semble se transformer à la façon des contes, soit par la réapparition brusque des traits archaïques, soit par l’interprétation artistique et surtout par la dégradation progressive du sujet, en ce sens que le sentiment de culpabilité, dont le reniement fait partie intégrante du type original du Don Juan, semble éteint.
Le Burlador est en effet le moqueur qui, sous la figure comique de son domestique, fait peu de cas de la conscience que représente celui-ci. Dans son désir de dénigrer toute morale, toute valeur spirituelle, il veut se persuader lui-même qu’il ose narguer la mort et l’invite à trinquer avec lui. Le sens psychologique de cette action serait donc de montrer que l’homme peut tenir tête à toutes les puissances ennemies venues de l’extérieur, mais qu’il succombe à celles qui vivent en lui-même et qui se manifestent comme conscience, sentiment de culpabilité et crainte du talion. Nous avons déjà fait remarquer comment cette notion latente du châtiment devient de plus en plus manifeste dans l’évolution ultérieure du sujet, par l’accumulation des crimes. « En effet, tous les Don Juan de la première moitié du XIXᵉ siècle ne sont rien de plus que de viles natures de criminels » (Heckel, p. 68). En même temps l’érotisme effréné dans lequel devrait se manifester le désir de luxure du héros perd de plus en plus de son caractère d’originalité. Les traits de caractère du héros typique se perdent et meurent. Don Juan menace de périr, tout à fait comme un névropathe, du fait de son sentiment de culpabilité devenu trop puissant. Seul l’art avec lequel le poète parvient à exprimer la psychologie de ce héros peut encore le sauver et donner pour un temps de l’intérêt à son semblant d’existence.
D’après tout ce que nous savons maintenant des conditions psychologiques dans lesquelles s’exerce la production poétique, nous ne pouvons plus nous étonner si la technique de la présentation artistique du sujet rappelle sur beaucoup de points les procédés de la psychanalyse. La synthèse artistique du sujet de Don Juan a trouvé dans le chef-d’œuvre immortel de Mozart son apogée, où le sentiment de culpabilité éclate avec une telle force que d’un côté il y trouve sa plus noble manifestation, et d’un autre côté il amène un arrêt complet du désir débordant de vivre du héros.
En effet, les motifs inconscients contenus dans le sujet de Don Juan ayant atteint cette clarté dans leur présentation artistique, un développement ultérieur dans cette voie est devenu impossible. À partir de ce moment commence en réalité la véritable interprétation psychologique du Don Juan, en Allemagne avec E. T. A. Hoffmann, et en France avec Alfred de Musset. Cette interprétation conforme aux idées du début du XIXᵉ siècle correspond à l’opinion « d’après laquelle Don Juan n’est pas seulement le grand scélérat, mais aussi un homme qui cherche et qui lutte, et dont l’infidélité provient de son désir de la femme idéale et de ses propres instincts puissants » (Heckel, p. 65). Si Heckel dit que cette conception est « la première explication psychologique de Don Juan » parce que c’est en elle que se pose pour la première fois la question : « Comment Don Juan est-il devenu ce qu’il est ? » (p. 70), on pourrait la considérer comme une conception psychanalytique, puisqu’elle réduit la grandeur d’un héros romantique à des mesures purement humaines. Mais par cela même elle détruit le véritable caractère du héros. C’est pour cette raison que la conception de Hoffmann a rencontré tant d’opposition, même chez son biographe dévoué, Ellinger.
Il est intéressant de constater que les essais d’explication que les poètes ont donnés du caractère de Don Juan correspondent en réalité à ceux des psychanalystes, à la différence près que les poètes ont essayé de présenter les résultats de leur explication comme un thème entièrement nouveau. En faisant cette étude, nous voyons comment les poètes se sont imaginé l’évolution de ce caractère qui est entré tout fait dans la littérature. Nous y gagnons bien l’impression qu’ils sont arrivés à cette explication en suivant le même chemin qu’avait déjà pris le premier poète de Don Juan, c’est-à-dire qu’ils ont intuitivement essayé de deviner les mobiles psychologiques qui l’animaient. Nous ne pouvons donc pas nous étonner si dans l’imagination prolifique des auteurs, par-ci par-là réapparaissent quelques débris erratiques des motifs primordiaux du Don Juan. On pourrait, en poursuivant cette étude en détail, établir des groupes de motifs auxquels pourraient facilement être appliqués les termes d’anamnestiques, d’étiologiques et de symptomatologiques. Ainsi nous rangerions parmi les ouvrages de type anamnestique la description détaillée de l’enfance de Don Juan telle que nous la trouvons dans les onze volumes du roman de Félicien Mallefille238. Cet auteur prête à Don Juan enfant une imagination luxuriante et une vie amoureuse précoce pour laquelle l’amour n’offre bientôt plus de satisfactions suffisantes.
Comme prototype des ouvrages avec motif étiologique se place le poème de Byron. Là nous voyons le héros grandir sous l’influence d’une mère trop tendre et d’un père volage, même donjuanesque, dont les incartades sont rigoureusement notées par sa femme dans un « registre ». Cette identification avec le père trouve son expression poétique dans la première aventure amoureuse du héros, non encore initié sexuellement, avec une personne qui symbolise nettement la mère infidèle. Elle se continue aussi dans le sauvetage plus ou moins miraculeux du héros par des femmes amoureuses239. Dans le Don Juan Tenorio, une tragédie de Julius Hart, nous trouvons un autre type de motif étiologique. Don Juan est déçu dans son premier amour et il est trahi. Holtei, en analysant les causes de la déception, remonte jusqu’à la première que Don Juan aurait eue à cause de sa mère, car il sait qu’il est le fruit d’une faute de sa mère. Cette déception se marque profondément dans son caractère. « Ce n’est pas parce que tu m’as révélé que je suis un bâtard que tu peux me demander de devenir un modèle de vertu. »
Le motif des parents dont nous venons de démontrer le rôle étiologique prête logiquement ses traits aussi à la symptomatologie. Que devient le fils de tels parents ? Le comte de Gobineau, dans son drame de jeunesse, Les adieux de Don Juan, Paris, 1844, s’appuyant sur le poème de Byron, met en scène une mère qui, trop tendre pour son fils, le gâte. Conduit par son analyse rigoureuse, Gobineau fait naître la première passion de Don Juan, d’une sensualité brutale, pour Donna Claudia la jolie femme de son frère Don Sancho, pauvrement doué par la nature pour l’amour. À la suite de cette aventure amoureuse tragique, Don Juan est obligé de quitter la maison paternelle et de satisfaire au loin son désir d’amour. Nous retrouvons le même motif se rattachant aux temps anciens, c’est-à-dire le héros cherchant à conquérir la femme de son frère, aussi chez Dumas. Plus tard, Alfred Friedmann a bâti son drame : Don Juans letztes A benteuer, Leipzig, 1881, sur le même motif. Ce motif date du temps où la femme appartenait au clan. Il trouve son écho chez Mozart dans la possession commune de la même femme par le maître et le valet. Dans la présentation de Don Juan vieilli, par le suédois Almquist240, ce même motif réapparaît sous sa forme primitive. On nous montre comment le jeune fils de Don Juan est privé du bonheur de l’amour. Quatre fois son cœur l’attire vers de jolies filles et chacune se révèle être une fille de Don Juan. Amèrement déçu, Ramido fuit ses sœurs aimées. Dans le même sens du talion antique, se présente à nous une tragédie romantique de Paul Heyse (La fin de Don Juan, Berlin, 1883), où Don Juan déjà vieux est le rival en amour de son propre fils.
A mesure que le sujet de Don Juan vieillit, les poètes semblent aussi de plus en plus s’intéresser au vieillissement du personnage même de Don Juan. En se posant un problème psychologique de cet ordre, les auteurs admettent implicitement une certaine dégradation du sujet. Elle se manifeste de plus en plus par l’évanouissement des traits héroïques qui sont remplacés par des traits simplement humains. Elle va même jusqu’à un comique involontaire et en dernier lieu se termine dans une caricature voulue du héros.
Tous ces ouvrages, bien entendu, appartiennent au XIXᵉ et au XXᵉ siècle. Heckel, qui a étudié la question, écrit (p. 14 et suiv.) : « Une époque naïve, ayant peu le goût des subtilités psychologiques, ne se sentait aucune disposition à se poser la question : « Que deviendra Don Juan quand il sera vieux ? » Théophile Gautier, dans sa Comédie de la mort, Paris, 1838, a été le premier à évoquer du tombeau l’ombre de Don Juan vieilli. Le viveur décomposé, avec ses faux cheveux, ses fausses dents, son corps affaibli, regrette sa jeunesse dilapidée dans la sensualité. Pas très différent de lui est le Don Juan du Portugais Guerra Junqueiro. Le Don Juan barbon, dans une pièce en un acte de Gustave Levasseur, est presque vaudevillesque. La goutte et le rhumatisme le clouent au lit. Lui, autrefois le favori des femmes, est obligé de subir la loi du talion et de voir comment Don Sancho, son élève par trop habile, le trompe avec sa femme et séduit sa fille. Quand enfin, l’épée à la main, Don Juan veut défendre son honneur, il est tué par son rival plus fort que lui. Jules Viard241 cloue le séducteur vieilli au pilori du ridicule. De l’amour il ne peut plus avoir que celui qu’on peut acheter. Une tentative de séduction sur la fiancée de son fils échoue piteusement. Son fils l’emporte sur lui, et tout ce qu’il gagne est d’être mis à la porte par sa femme et son fils.
Nous voyons donc que le sujet du Don Juan vieillissant se réduit à la paternité du héros et aux rapports troublés qu’il a avec ses enfants. Mais les traits bourgeois poussés parfois jusqu’au ridicule ne manquent pas de psychologie profonde. On peut alors dans ces traits reconnaître comment de nos jours se manifeste l’antique sentiment tragique de culpabilité, sous forme de vengeance, de sanction, réapparaissant dans la deuxième génération. Cette déchéance, cet abaissement du problème de la culpabilité et du châtiment – chez Lavedan242, le héros meurt même de paralysie générale – montrent avec évidence que, même au point de vue psychologique, le problème a atteint une limite de présentation qu’on ne peut plus dépasser, de crainte qu’on ne fasse ce pas dangereux qui conduit du sublime au ridicule. Il serait oiseux d’apporter des exemples. Il faudrait citer presque toute la mauvaise littérature sur Don Juan et elle est riche, car jusqu’à présent aucun auteur n’a pu maîtriser complètement ce sujet.
Partant, il est intéressant de suivre une nouvelle évolution du sujet qui tend à l’avilissement voulu du héros et trouve son point culminant dans l’ironie. Le rôle de témoin satirique, dévolu jusqu’à présent au domestique, est attribué au maître lui-même. Déjà, dans les pièces populaires allemandes du XVIIIe siècle, dont une seule est parvenue jusqu’à nous243, un comique assez brutal a été l’élément prépondérant derrière lequel les scènes sérieuses venaient au deuxième plan. Le théâtre des Marionnettes s’inspirait du même modèle. Les pièces qu’on y jouait contenaient surtout les farces grossières d’Arlequin ou de Polichinelle qui joue le rôle du valet de Don Juan. Le Burlador, auparavant le héros, est devenu burlesque en prenant les traits de son ancien partenaire Leporello. Il s’agit évidemment dans ces pièces d’établir le contre-pied des scènes horribles d’assassinat et de punition comme elles pullulaient dans les mélodrames du XVIIIe siècle. Jusqu’en 1772 on jouait régulièrement à Vienne, dans la première semaine de novembre, une pièce intitulée Don Juan ou le convive de pierre, dont nous ne savons rien de précis (Heckel, p. 18). En Espagne on joue encore aujourd’hui tous les ans, du 1ᵉʳ au 15 novembre, dans tous les théâtres du pays, la fameuse pièce de Zorilla, Don Juan Tenorio. La description du festin que le Commandeur offre à Don Juan dans le caveau de la famille Tenorio, où des serpents, des os, du feu décorent la table et où la cendre et le feu sont offerts comme aliments et comme boisson, a quelque chose de repoussant pour notre sensibilité. On supporte encore moins que les ombres et les squelettes des victimes de Don Juan peuplent dans cette scène le cimetière et attaquent à la fin le héros (Heckel, p. 58). Dans cette scène de spectres d’un goût douteux, nous voyons revenir l’idée de la croyance primitive à l’âme. Correspondant aussi à un sentiment très vif de culpabilité, le caractère du héros est peint sous les couleurs les plus noires. Il apparaît comme un criminel, n’ayant aucun scrupule de conscience, qui s’est fait confectionner des ustensiles de table avec les os de ceux qui, par sa faute, ont perdu la vie.
A cette occasion nous voyons paraître un motif primitif peut-être, mais nouveau dans sa forme sentimentale que nous pouvons suivre jusque dans les ouvrages les plus récents. À côté des ombres des hommes tués qui, dans le sens antique de la croyance à l’âme, représentent la conscience, paraissent maintenant aussi les ombres des femmes sacrifiées par Don Juan qui, selon notre interprétation analytique, symbolisent l’âme persécutrice et vengeresse244. Cette effémination de la conscience marche de pair avec les éléments de farce et d’ironie. Ainsi, dans le poème de Lenau, d’un style grave partout ailleurs, nous voyons au dernier repas de Don Juan apparaître la troupe des femmes délaissées qui viennent même avec leurs enfants, sous la conduite de Don Pedro, pour se venger de leur séducteur. Pareillement, dans une poésie de Baudelaire (Don Juan aux Enfers), s’élèvent les voix accusatrices de ses victimes qui lui montrent « leurs seins pendants et leurs robes ouvertes ». Le vieux père montre en tremblant aux mortes le fils maudit qui a insulté ses cheveux blancs. « Sganarelle en riant lui réclamait ses gages. » Dans le drame de Rittner, où la conscience du héros le livre au domestique trahi, qui poignarde Don Juan sans défense, se groupent autour du cadavre, comme dans un rêve, les victimes attirées par une force mystérieuse. Son frère, un professeur d’un esprit terre à terre, fait renvoyer de la salle ces femmes. Une seule, la dernière maîtresse de Don Juan, la femme de Leporello, reste. Elle baise les lèvres du mort, et saisie de joie et d’horreur, elle s’écrie : « Il m’a rendu mon baiser. »
L’élément burlesque, tel que le théâtre des Marionnettes nous le fait connaître, prend une valeur particulière dans un drame de Friedmann. Probablement pour démontrer l’identité de son héros avec le Don Juan traditionnel, l’auteur met dans la bouche de Don Juan et de Leporello le récit des aventures dont il est question dans les drames les plus connus de Don Juan. Ainsi Leporello fait la réflexion suivante : « Que sont devenues toutes ces Anna, Elvira, Zerline, les Commandeur, les Masetto et toutes les marionnettes que nous avons fait danser avec les fils de nos passions sur ce théâtre des Marionnettes qui était un jour notre jeunesse ? » Et Don Juan de lui répondre sur un ton élégiaque : « Des pères de famille, Leporello, des grosses femmes, Leporello, des grand-mères qui bercent leurs petits-enfants sur leurs genoux vacillants. Des festins pour des sociétés de vers qui se sont invités mutuellement à ce repas » (Heckel, p. 133). Dans un Don Juan de Bernhardi (Berlin, 1903), le héros, en s’avilissant encore davantage, nous paraît comme acteur jouant son propre rôle de Don Juan peu avant qu’il ne retourne, à la fin de la pièce, dans sa patrie. Nous sommes un jour de foire. Une troupe d’acteurs ambulants joue une pièce tout à fait nouvelle : Les aventures de Don Juan. Quand l’héroïne doit paraître en scène, il se fait une pause que l’acteur veut escamoter par des farces de son invention. Mais elles n’amusent pas le public qui commence à donner des signes d’impatience. Là-dessus le directeur de la troupe paraît pour faire une annonce surprenante devant le public : le modèle du héros, le véritable Don Juan, a assisté inconnu au spectacle. Pendant l’entr’acte, il a séduit l’actrice et s’est sauvé avec elle. Se fiant à l’infidélité de Don Juan, l’entreprenant homme de théâtre invite le public à assister à la répétition de la comédie pour faire la connaissance d’une actrice qui par ses rapports avec l’amoureux chevalier Don Juan mérite un intérêt tout particulier et pour assister à l’enlèvement d’Esméralda, qui se jouera sur le théâtre (l. c., p. 103).
Bien plus loin que dans ces deux dernières pièces a été poussé l’avilissement voulu de Don Juan, dans le poème dramatique posthume d’Edmond Rostand, intitulé : La dernière nuit de Don Juan. Publiée à Paris en 1921, cette pièce a été représentée au théâtre de la Porte‑Saint-Martin pour la première fois au printemps de 1922. Les fameuses « mille et trois », maintenant des ombres, sortent de l’Enfer, conduites par Satan, pour peser sur la conscience du viveur. Son châtiment, on dirait une ironie de Shaw, consiste en ce qu’il n’ira pas au grand Enfer, mais seulement dans un petit Enfer construit en toile peinte, c’est-à-dire un théâtre de Marionnettes où, en qualité de Guignol, il jouera éternellement dans les pièces d’adultère, tandis que sa fierté héroïque eût mérité le feu de l’Enfer, que la littérature lui attribue généreusement. Don Juan, conscient de sa gloire, se rend parfaitement compte des égards qu’il doit à sa mauvaise renommée et à toutes les traditions que la littérature a recueillies sur son compte. Le poète, voulant le marquer comme Épigone ou Ombre du véritable Don Juan, l’a dessiné intentionnellement avec des traits quelque peu irréels. Le prologue du drame commence par la scène avec laquelle généralement les tragédies de Don Juan finissent. Le Commandeur descend aux Enfers, Don Juan le suit pensif, murmurant sur chaque marche le nom d’une nouvelle femme. Le vengeur de pierre est saisi d’admiration devant une telle grandeur d’âme et voudrait lui pardonner. Mais une main géante sort des abîmes et tend les doigts vers le condamné. C’est la Diable. Railleur, Don Juan lui demande encore dix années de délai pour pouvoir continuer sa vie245.
La pièce se continue après ce délai de dix ans, à Venise, où le héros, échappé à l’Enfer, a continué sa vie de débauches. Arrive un montreur de Marionnettes, qui présente une comédie bizarre : Polichinelle parodie le fameux séducteur Don Juan, qui plaisante avec les Marionnettes et leur montre son art de vivre lui permettant de mépriser même le Diable. La marionnette le défie de continuer, et fait avec lui un pari et Don Juan tape dans la main de bois. Là-dessus le montreur de Marionnettes se fait reconnaître comme le Diable venu pour chercher sa victime. Mais Don Juan l’invite à un festin opulent pendant lequel il lui montre fièrement la liste de ses victimes. Satan déchire la liste en morceaux, qui, tombés dans la lagune, se transforment en sombres gondoles. De ces gondoles sortent les ombres des mille et trois victimes délaissées, qui entourent Don Juan de leurs cercles de plus en plus étroits. Le Diable, jouant le rôle de la conscience de Don Juan, le soumet à une épreuve qui consiste à reconnaître l’âme de la femme d’après quelques mots qu’elle chuchote. Mais comme il n’a jamais connu autre chose d’elles que leur corps, Don Juan échoue dans cette épreuve. Et maintenant se développe un long dialogue, d’une grandeur pathétique, entre l’accusé qui commence à perdre de sa superbe et les ombres qui, lentement et implacablement, détruisent en lui une illusion après l’autre. Don Juan n’a connu que des masques. Les femmes lui ont toujours menti et c’est lui-même qui a voulu ce mensonge, car la femme paraît à l’homme telle qu’il la désire. Ces vengeresses lui font voir combien piteux étaient ses artifices de séduction dont il se faisait tant de gloire. Ce sont les femmes qui l’ont conquis, et s’il les a délaissées c’était par sa peur inavouée de devoir rester fidèle. À la fin paraît une ombre blanche avec une larme de pitié dans les yeux, versée par une seule d’entre elles sur la peine de l’homme qui, jamais assouvi, a toujours dû chercher du nouveau. Cette ombre blanche, symbole de l’idéal, émanation de toutes les autres ombres, était dans chacune des femmes que Don Juan a connues et qu’avec un peu d’amour il aurait facilement pu trouver. Mais il a laissé passer cette occasion et maintenant il doit souffrir de la stérilité de ses passions.
Ce type de Don Juan volontairement amenuisé, dépouillé par le dramaturge, perd le dernier lambeau de son caractère héroïque. L’audacieux séducteur capitule ainsi devant des souvenirs sentimentaux qui inquiètent sa conscience. Vraiment c’est la dernière nuit de Don Juan et c’est aussi sa fin dans la littérature.
238 Les Mémoires de Don Juan, Paris, 1847.
239 Il est à remarquer combien de traits antiques et primitifs réapparaissent dans cette idylle romantique. Ainsi par exemple le thème principal du 2ᵉ chant fameux, où est décrite une tempête sur mer, est le cannibalisme.
240 Ramido Marinesco, Stockholm, 1845.
241 La vieillesse de Don Juan (Paris, 1853).
242 Le Marquis de Priola, Paris, 1902. – Il est à remarquer que c’est précisément en France depuis Molière que le héros a été rapetissé aux dimensions du Trop Humain, tandis que dans la rigide Angleterre même le Don Juan de Byron a été refusé, et que ce sujet honni n’a été avant, ou après, traité que sous une forme caricaturale.
243 Les matelots de Laufen ont joué use pièce intitulée Don Juan, comédie en 4 actes, écrite par Mr Beter Metastasia, poète impérial et royal de la Cour.
244 Cf. aussi H. R. Lenormand, L’Homme et ses fantômes, Paris, 1925.
245 Nous trouvons la magnanimité du Commandeur, mais sans aucune arrière-pensée d’ironie, déjà chez Zorilla.