CHAPITRE VII
QU’EST-CE QU’UNE « VIE PLEINE ? » LE PLEIN FONCTIONNEMENT DE LA PERSONNE POINT DE VUE PERSONNEL D’UN THÉRAPEUTE
[Préface]
En 1952 ou 1953, au cours d’une de mes escapades hivernales vers un climat plus chaud, j’ai écrit un article intitulé « Le concept de la Personne fonctionnant pleinement ». Il s’agissait de risquer une description de la personne qui émergerait, dans l’hypothèse où la thérapie atteindrait son succès maximum. J’étais quelque peu effrayé par la personne fluide, individuelle, « relative », qui semblait être le produit logique du processus de la thérapie. Deux questions se posaient. Ma logique était-elle correcte ? Si oui, était-ce là le genre de personne auquel j’attachais de la valeur ? Pour me donner le temps de ruminer ces idées, je fis polycopier l’article et, au cours des années suivantes, en distribuai des centaines d’exemplaires à des chercheurs que cela intéressait. Comme j’étais de plus en plus sûr des idées qu’il contenait, je le soumis à l’une des revues de psychologie les plus importantes. L’éditeur m’écrivit qu’il le publierait certainement, mais qu’il convenait d’en présenter le contenu dans un cadre psychologique beaucoup plus conventionnel. Il suggéra de nombreux changements fondamentaux. Ceci me fit penser que mon article n’était probablement pas acceptable pour des psychologues sous la forme sous laquelle il avait été rédigé, et je renonçai à l’idée de le publier. Depuis, il est toujours un centre d’intérêt pour nombre de gens très différents et le docteur Hayakawa a écrit un article sur ce concept dans une revue de sémantique. Ce qui fait que c’est un des premiers essais qui me soient venus à l’esprit quand j’ai envisagé d’écrire le présent volume.
Toutefois, en le relisant, je me suis aperçu que, dans les années écoulées depuis sa rédaction, beaucoup de ses idées et de ses thèmes les plus centraux avaient été absorbés, et peut-être mieux exposés, dans d’autres textes ici inclus. Je l’ai donc, avec quelque regret, mis de côté et je le remplace par un article dans lequel je donne mon opinion sur la « plénitude de la vie », article qui avait pris pour base « Le plein fonctionnement de la personne », et qui exprime, je pense, les aspects essentiels de l’essai précédent sous une forme plus brève et plus lisible. Ma seule concession a été de donner à ce chapitre un sous-titre.
*
Mes idées concernant le sens de la « vie pleine »34 sont largement fondées sur mon expérience du travail avec des individus dans la relation très étroite et très intime qu’on nomme psychothérapie. Ces idées ont ainsi un fondement expérimental ou expérientiel, dans la mesure où il fait contraste avec un fondement théorique ou philosophique. J’ai appris ce que paraît être la « vie pleine » en observant la lutte de gens perturbés et inquiets pour arriver à cette vie, et en participant moi-même à leur combat.
Je devrais dès le début souligner que l’expérience que j’ai acquise vient d’une orientation particulière donnée à la psychothérapie, orientation qui s’est accentuée avec les années. Il est possible que toutes les formes de psychothérapie soient fondamentalement identiques, mais comme j’en suis moins sûr qu’autrefois, je veux insister sur le fait que mon expérience thérapeutique s’est développée suivant les lignes qui me paraissent les plus efficaces, c’est-à-dire la « thérapie centrée sur le client ».
Je vais essayer de donner une très brève description de ce que serait cette thérapie si elle était parfaitement réussie à tous les points de vue, car je pense que ce que j’ai appris sur la plénitude de la vie vient surtout d’expériences thérapeutiques riches de mouvement. Si la thérapie était parfaitement réussie, intensivement aussi bien qu’extensivement, cela voudrait dire que le thérapeute a réussi à établir avec le client une relation intensément personnelle et subjective – non pas celle du savant avec un objet d’étude, non pas celle du médecin cherchant à faire un diagnostic et à guérir, mais une relation de personne à personne. Cela signifie que le thérapeute considère ce client comme une personne inconditionnellement « valable » : valable quels que soient sa situation, son comportement, ses sentiments. Cela signifie que le thérapeute est sincère, ne se dissimule pas derrière une façade défensive, mais rencontre le client avec les sentiments qu’il éprouve « organiquement ». Cela signifie que le thérapeute est capable de s’abandonner pour comprendre ce client ; qu’aucune barrière intérieure ne l’empêche de sentir ce que ressent le client à tout moment à propos de leurs relations ; et qu’il peut transmettre quelque chose de sa compréhension empathique au client. Cela signifie que le thérapeute est à l’aise en entrant pleinement dans cette relation avec le client, sans idée préconçue sur le cheminement à venir, satisfait de servir à établir un climat qui donnera au client la plus grande liberté pour devenir lui-même. Pour le client, la réussite de la thérapie signifierait l’exploration de sentiments de plus en plus étranges et inconnus et dangereux, exploration rendue possible seulement par la conscience progressive qu’il est accepté sans restrictions. Il prend ainsi conscience d’éléments de son expérience auxquels dans le passé il avait refusé la conscience, parce que trop menaçants, trop traumatisants pour la structure du moi. Il s’aperçoit qu’il fait l’expérience entière, totale de ces sentiments, dans sa relation avec le thérapeute, si bien que pour le moment il est sa peur, ou sa colère, ou sa tendresse, ou sa force. Et au fur et à mesure qu’il vit ces sentiments variés, dans tous leurs degrés d’intensité, il découvre qu’il fait l’expérience de lui-même, qu’il est tous ces sentiments. Il s’aperçoit que son comportement change de manière constructive en accord avec le moi dont il vient de faire l’expérience nouvelle. Il va bientôt se rendre compte qu’il n’a plus besoin de craindre ce que l’expérience peut lui proposer, mais qu’il peut l’accueillir librement comme une part de son moi en train de se transformer et de se développer.
Tel est le schéma rapide de ce qu’arrive à être la thérapie centrée sur le client, quand elle est tout à fait réussie. Je donne ce schéma ici simplement comme une image du contexte dans lequel se sont développées mes idées sur la plénitude de la vie.
Description négative
En essayant de vivre et de comprendre les expériences de mes clients, j’en suis arrivé graduellement à une conclusion en termes négatifs au sujet de la plénitude de la vie. Il me semble que la vie pleine n’est pas un état fixe. Ce n’est pas, à mon avis, un état de vertu ou de contentement, ou de nirvana, ou de bonheur. Ce n’est pas un état dans lequel l’individu est adapté, ou comblé, ou actualisé. Pour parler en termes de psychologie, ce n’est pas un état de réduction d’impulsions, de réduction de tensions, d’homéostase.
Je pense que tous ces termes ont été employés d’une manière qui implique que si un ou plusieurs de ces états sont atteints, alors le but de la vie l’est aussi. Assurément, pour beaucoup de gens, le bonheur, ou l’adaptation, sont considérés comme des états synonymes de la plénitude de la vie. Et les sciences sociales ont souvent parié de réduction de tension, d’arrivée à l’homéostase ou d’équilibre, comme si ces états constituaient le but du processus de la vie.
C’est donc avec une certaine surprise et un certain souci que je réalise que mon expérience ne confirme aucune de ces définitions. Si je me concentre sur l’expérience des individus qui semblent avoir manifesté le degré le plus haut de mobilité au cours de la relation thérapeutique et qui, dans les années qui ont suivi, semblent avoir fait et faire encore les plus grands progrès dans le sens d’une vie pleine, alors il me semble que ces individus ne sont pas adéquatement décrits du tout par l’un quelconque de ces termes qui se réfèrent à des états fixes. Je crois qu’ils se considéreraient comme insultés s’ils étaient décrits comme étant « adaptés », et qu’ils seraient mécontents d’être appelés « heureux », ou « contents », ou même « actualisés ». Et de mon côté, je considérerais comme très inexact de dire que toutes leurs tensions impulsives ont été réduites, ou qu’ils sont dans un état d’homéostase. Je suis donc forcé de me demander s’il existe un moyen par lequel je puisse expliquer leur situation en termes généraux, une définition que je puisse donner de la vie épanouissante qui rende compte des faits tels que je les ai observés. Je ne trouve pas cela facile du tout, et ce qui suit n’est qu’un essai provisoire.
Description positive
Si j’essaie de condenser en quelques mots ce qui me semble vrai des gens dont je viens de parler, je pense que cela donnera quelque chose comme :
La vie pleine est un processus, non un état.
C’est une direction, non une destination.
La direction qui constitue la vie pleine est celle qui est choisie par l’organisme35 total, quand il y a liberté psychologique de se mouvoir dans n’importe quelle direction.
La direction sélectionnée par l’organisme semble avoir certaines qualités générales assez distinctes qui paraissent identiques chez une grande variété d’individus.
Ainsi, je peux intégrer ces affirmations dans une définition qui peut au moins servir de base à l’étude et à la discussion. La « vie pleine », d’après mon expérience, est le processus de mouvement dans une direction que choisit l’organisme humain quand il est libre intérieurement de se mouvoir dans n’importe quelle direction, et les traits généraux de cette direction choisie semblent avoir une certaine universalité.
CARACTÉRISTIQUES DU PROCESSUS
Spécifions maintenant ce qui apparaît comme les traits caractéristiques de ce processus de mouvement, traits qui surgissent chez une personne après l’autre au cours de la thérapie.
Ouverture accrue a l’expérience
Tout d’abord, le processus semble entraîner une ouverture accrue à l’expérience. Cette phrase a de plus en plus de sens pour moi. C’est le pôle opposé à l’attitude défensive. J’ai décrit l’attitude défensive comme étant la réponse de l’organisme à des expériences qui sont perçues ou pressenties comme menaçantes, comme ne cadrant pas avec l’image que l’individu se fait de lui-même, ou de lui-même en relation avec le monde. Ces expériences menaçantes sont rendues temporairement inoffensives en étant déformées par la conscience ou empêchées d’atteindre le niveau de la conscience. Je ne peux littéralement pas voir avec exactitude les expériences, les sentiments, les réactions qui en moi diffèrent sensiblement de l’image de moi-même que je possède déjà. Pour une large part, le processus de la thérapie consiste dans la découverte continue que fait le client de sentiments et d’attitudes dont auparavant il n’était pas conscient, qu’il ne considérait pas comme « siens », comme faisant partie de lui-même.
Si quelqu’un pouvait être complètement ouvert à son expérience, tout stimulus – que son origine soit dans l’organisme ou dans le milieu – serait librement relayé par le système nerveux sans être déformé par un mécanisme de défense. Le mécanisme de « subception », par lequel l’organisme est prévenu de toute expérience menaçante pour le moi, ne serait plus nécessaire36. Au contraire, que le stimulus soit le choc d’une configuration de forme, de couleur, ou de son dans le milieu extérieur agissant sur les nerfs sensitifs, ou un souvenir venu du passé, ou une sensation viscérale de peur, de plaisir ou de dégoût, – la personne « vivrait » cette expérience, et en serait pleinement consciente.
Ainsi, l’un des aspects du processus que j’appelle « la vie pleine » apparaît comme un mouvement s’écartant du pôle de défense pour aller vers le pôle d’ouverture à l’expérience. L’individu devient plus capable d’être à l’écoute de lui-même, de faire l’expérience de ce qui se passe à l’intérieur de lui-même. Il est plus ouvert à ses sentiments de peur, de découragement et de souffrance. Il est aussi plus ouvert à ses sentiments de courage, de tendresse, d’admiration. Il est libre de vivre ses sentiments subjectivement, comme ils existent en lui-même, et libre aussi d’être conscient de l’existence de ces sentiments. Il est plus capable de vivre pleinement les expériences de son organisme, au lieu de leur refuser la conscience.
Vie existentielle accrue
Une seconde caractéristique du processus qui pour moi constitue la vie pleine est qu’il implique une tendance croissante à vivre dans le moment présent d’une façon totale. C’est là une idée qui pourrait facilement être déformée et qui est peut-être vague dans mon propre esprit. Je vais essayer de la préciser.
Un être pleinement ouvert à son expérience nouvelle, complètement dépourvu d’attitudes de défense, vivrait, cela me semble évident, chaque moment de sa vie comme nouveau. La configuration complexe d’excitations internes et externes qui existe à tel moment n’a jamais existé auparavant exactement de la même manière. Par conséquent, cet être réaliserait que « ce que je serai au moment suivant, et ce que je ferai, naît du moment présent et ne peut être prédit à l’avance ni par moi ni par d’autres ». Il arrive assez souvent que nous entendions des clients exprimer exactement ce sentiment.
Une manière d’exprimer la fluidité présente dans ce style de vie existentiel est de dire que le moi et la personnalité émergent de l’expérience, au lieu que l’expérience soit traduite ou déformée pour s’ajuster à une structure préconçue du moi. Cela veut dire qu’on se met à participer au processus de l’expérience organismique, et à l’observer, au lieu de le contrôler.
Une telle manière de vivre dans l’instant signifie une absence de rigidité, d’organisation étroite, de surimposition de la structure sur l’expérience. Au contraire, elle signifie un maximum d’adaptabilité, la découverte de la structure dans l’expérience, une organisation fluente, changeante, du moi et de la personnalité.
C’est cette tendance à un style de vie existentiel qui me paraît très évident chez les gens qui commencent à connaître la plénitude de la vie. On pourrait presque dire que c’est son trait le plus essentiel. Cela signifie qu’on découvre la structure de l’expérience dans le processus par lequel on vit cette expérience. La plupart d’entre nous, d’autre part, apportons à notre expérience une structure et une évaluation préfabriquée, et n’y renonçons jamais, mais pressons et déformons l’expérience pour qu’elle s’ajuste à nos idées préconçues, agacés que nous sommes par les aspects fuyants qui la rendent si difficile à caser dans nos pigeonniers soigneusement construits. Ouvrir son esprit à ce qui se passe maintenant, et découvrir dans ce processus présent la structure propre qu’il présente, – ceci est à mon avis une des caractéristiques d’une vie épanouissante, d’une vie adulte, telle que je vois les clients s’en approcher.
Confiance accrue dans son organisme
Une autre caractéristique de la personne qui vit le processus d’une vie ainsi épanouissante semble être une confiance accrue dans son organisme comme dans un moyen d’arriver à la conduite la plus satisfaisante dans chaque situation existentielle. Je vais m’expliquer.
En choisissant l’attitude à prendre dans une situation donnée, beaucoup de gens s’appuient sur des principes directeurs, sur un code établi par un groupe ou une institution, sur le jugement d’autrui (de leur femme et de leurs amis jusqu’à Emily Post37) ou sur la manière dont ils ont agi dans des situations similaires. Cependant, en observant les clients dont l’expérience de vie m’a tant appris, je m’aperçois que de plus en plus ces individus sont aptes à faire confiance à leur réaction organismique totale à une situation nouvelle, parce qu’ils découvrent à un degré de plus en plus grand que, s’ils sont ouverts à leur expérience, faire ce qu’ils « ressentent comme bon » apparaît finalement comme un guide de conduite compétent et digne de confiance pour mener à une conduite vraiment satisfaisante.
En essayant d’en comprendre la raison, voici ce qui m’apparaît. L’être pleinement ouvert à son expérience aurait accès à toutes les données possibles de la situation, pour fonder sur elles sa conduite : les exigences de la société, ses propres besoins complexes et peut-être contradictoires, ses souvenirs de situations similaires, sa perception du caractère unique de cette situation, etc., etc. Les données seraient en fait très complexes. Mais il pourrait permettre à son organisme total, avec la participation de sa conscience, de pondérer chaque excitation, chaque besoin et chaque exigence, leurs intensités et importances relatives, et, à partir de cette estimation et de ce calcul délicats, découvrir l’attitude qui serait la plus appropriée à satisfaire tous ses besoins dans cette situation. On pourrait comparer cet individu à une gigantesque calculatrice électronique. Du moment qu’il est ouvert à l’expérience, toutes les données venant de ses impressions, de sa mémoire, de son expérience acquise, de ses états viscéraux et internes, sont introduites dans la machine. La machine tient compte de toutes ces tendances et de toutes ces forces qui lui sont données, et calcule rapidement l’action qui serait le vecteur de satisfaction des besoins le plus économique dans cette situation existentielle. Telle est la conduite de notre sujet hypothétique.
Les défauts qui rendent ce processus peu sûr chez la plupart d’entre nous sont l’inclusion d’informations qui n’appartiennent pas à la situation présente ou l’exclusion d’informations qui y appartiennent. C’est quand des souvenirs et des expériences antérieurs sont fournis comme données aux calculs comme s’ils étaient cette réalité, et non des souvenirs et des expériences passées, que des réponses erronées sont fournies ; ou bien quand certaines expériences menaçantes n’ont pas la possibilité d’accéder à la conscience et par conséquent sont soustraites aux calculs ou introduites d’une manière déformée. Or, notre sujet hypothétique trouverait son organisme parfaitement sûr, puisque toutes les données possibles seraient utilisées et seraient présentées de façon exacte, sans déformations. Sa conduite par conséquent arriverait presque à satisfaire tous ses besoins – besoins d’être « reconnu », de s’associer à autrui, et d’autres du même genre.
Dans ce calcul, cette estimation, cette pondération, son organisme ne serait nullement infaillible. Il donnerait toujours la meilleure réponse possible, tenant compte des données fournies, mais parfois celles-ci seraient insuffisantes. Cependant, grâce à l’élément d’ouverture à l’expérience, toute erreur, toute conduite qui ne donnerait pas satisfaction, serait rapidement corrigée. Les calculs seraient en quelque sorte toujours en train d’être corrigés parce qu’ils seraient toujours vérifiés par la conduite.
Peut-être n’aimez-vous pas ma comparaison avec une machine électronique. Eh bien, revenons aux clients que je connais. Au fur et à mesure qu’ils s’ouvrent davantage à toutes leurs expériences, ils se mettent à avoir de plus en plus confiance en leurs propres réactions. S’ils « ont envie » d’exprimer leur colère, ils le font, et découvrent que le résultat est satisfaisant, parce qu’ils sont également conscients de tous leurs autres désirs, désir d’affection, d’association et de relation. Ils sont surpris de leur propre adresse intuitive à trouver des solutions de comportement à des relations humaines complexes et troublantes. Ce n’est qu’après qu’ils réalisent combien étonnamment sûres ont été leurs réactions internes en leur permettant d’acquérir un comportement satisfaisant.
Le processus du fonctionnement plus complet
J’aimerais rassembler ces trois fils qui décrivent le processus de la vie pleine en une image plus cohérente. Il semble que la personne libre psychologiquement aille dans la direction qui l’amène à être une personne fonctionnant plus pleinement. Elle est plus apte à vivre pleinement dans chacun de ses sentiments et chacune de ses réactions et avec eux. Elle fait usage de plus en plus de son équipement organique pour sentir, aussi exactement que possible, la situation existentielle de l’intérieur et de l’extérieur. Elle fait usage de toute l’information que son système nerveux peut ainsi lui fournir, l’utilisant en pleine conscience, mais reconnaissant que son organisme peut être, et souvent est en effet, plus sage que sa conscience. Elle est plus apte à permettre à son organisme total de fonctionner librement dans toute sa complexité en choisissant, parmi la multitude des possibilités, la conduite qui à ce moment donné sera plus généralement et plus authentiquement satisfaisante. Elle est capable de placer plus de confiance dans son organisme en ce qui concerne ce fonctionnement, non pas qu’il soit infaillible, mais parce qu’il peut être pleinement ouvert aux conséquences de chacune de ses actions et les corriger s » elles se montrent insatisfaisantes.
Elle est plus apte à éprouver l’ensemble de ses sentiments, et elle a moins peur d’eux ; elle filtre son expérience elle-même, et se montre plus ouverte aux témoignages venant de toutes les sources ; elle est complètement engagée dans le processus qui consiste à être et à devenir soi-même, et découvre ainsi qu’elle est profondément et sainement un être social ; elle vit plus complètement dans l’instant, mais apprend que c’est la manière de vivre la plus saine en tout temps. Elle devient un organisme fonctionnant plus pleinement, et grâce à cette conscience d’elle-même qui coule librement dans et à travers son expérience, elle devient une personne fonctionnant plus pleinement.
QUELQUES CONSÉQUENCES
Toute idée de ce qui constitue la plénitude de la vie entraîne avec elle bien des conséquences, et celle que j’ai présentée ici ne fait pas exception. J’espère que ces conséquences pourront fournir matière à réflexion. Il y en a deux ou trois que j’aimerais commenter.
Liberté et déterminisme
La première de ces conséquences peut ne pas être apparente à première vue. Elle concerne l’antique problème du « libre-arbitre ». Je m’efforcerai de montrer en quoi ce problème m’apparaît maintenant sous un jour nouveau.
Pendant un certain temps, j’ai été rendu perplexe par le paradoxe vivant qui existe en psychothérapie au sujet de la liberté et du déterminisme. Dans la relation thérapeutique, quelques-unes des expériences subjectives les plus intenses sont celles où le client sent en lui-même le pouvoir du choix, pour ainsi dire, nu. Il est libre – de devenir lui-même ou de se dissimuler derrière une façade ; d’aller de l’avant ou de rétrograder ; de se conduire d’une manière destructrice pour lui-même et pour les autres, ou de manière valorisante ; littéralement libre de vivre ou de mourir, à la fois au sens physiologique et au sens psychologique du terme. Et pourtant, quand nous abordons le domaine de la psychothérapie avec des méthodes de recherche objectives, nous sommes, comme tous les savants, obligés d’adopter un strict déterminisme. De ce point de vue, toute pensée, tout sentiment, tout acte du client est déterminé par ce qui l’a précédé, la liberté n’existe pas. Le dilemme que j’essaie de décrire ici n’est pas différent de celui qu’on rencontre dans d’autres domaines, il est simplement plus central et paraît plus insoluble.
On peut cependant considérer ce dilemme dans une perspective nouvelle quand on l’aborde dans les termes de la définition que je viens de donner de la personne fonctionnant pleinement. On pourrait dire que dans une thérapie optimale, la personne éprouve justement la plus complète et la plus absolue liberté. Elle veut ou choisit la ligne de conduite qui représente le vecteur le plus économique par rapport à toutes les excitations internes et externes, parce que c’est cette conduite qui sera la plus profondément satisfaisante. Mais c’est la même ligne de conduite qui peut d’un autre point de vue être considérée comme déterminée par tous les facteurs de la situation existentielle. Mettons ceci en balance avec l’attitude de la personne qui est sur la défensive. Elle veut ou choisit une certaine ligne de conduite, mais découvre qu’elle ne peut pas se conduire de la manière qu’elle choisit. Elle est déterminée par les facteurs de sa situation existentielle, mais ces facteurs incluent son attitude défensive, son refus ou sa déformation d’une partie des données du problème. Il est par conséquent certain que son attitude sera rien moins que pleinement satisfaisante. Sa conduite est déterminée, mais la personne n’est pas libre de faire un choix efficace. La personne fonctionnant pleinement, en revanche, non seulement éprouve, mais utilise la liberté la plus absolue quand elle veut et choisit spontanément, librement et volontairement ce qui est par ailleurs absolument déterminé.
Je ne suis pas assez naïf pour supposer que ceci puisse résoudre complètement le conflit entre le subjectif et l’objectif, entre la liberté et la nécessité. Néanmoins cela signifie pour moi que plus une personne vit une vie pleine, plus elle connaîtra la liberté de choix et plus ses choix seront efficacement traduits dans son comportement.
La créativité comme élément de la vie pleine
On voit clairement, je pense, qu’une personne impliquée dans le processus orienté auquel j’ai donné le nom de « vie pleine » est une personne créatrice. Avec son ouverture sensible au monde, sa confiance dans son pouvoir d’établir des relations nouvelles avec son milieu, ce serait le genre de personne d’où viendraient des productions créatrices et un style de vie créateur. Elle ne serait pas nécessairement « adaptée * à son milieu culturel et presque certainement ne serait pas conformiste. Mais à n’importe quelle époque et dans n’importe quel milieu, elle vivrait de façon constructive, dans une harmonie suffisante avec son milieu culturel pour obtenir une satisfaction équilibrée de ses besoins. Dans certaines situations culturelles, elle pourrait à certains égards être très malheureuse, mais continuerait à avancer vers le développement de soi et à se comporter de manière à assurer la satisfaction maximum de ses besoins les plus profonds.
Ceux qui étudient l’évolution reconnaîtraient, je pense, dans une personne de ce genre, le type le plus capable de s’adapter et de survivre dans le cas d’un changement des conditions du milieu. Cette personne serait capable de s’adapter sainement à des conditions nouvelles comme à des conditions anciennes. Elle serait, à juste titre, à l’avant-garde de l’évolution de l’humanité.
La nature humaine est fondamentalement digne de confiance
Il sera évident qu’une autre conséquence des vues que je présente est que la nature fondamentale de l’être humain, quand il fonctionne librement, est constructive et digne de confiance. Ceci est pour moi la conclusion inéluctable d’un quart de siècle d’expérience en psychothérapie. Quand nous réussissons à libérer l’individu de ses attitudes de défense, de façon à ce qu’il s’ouvre au vaste éventail de ses propres besoins, comme au vaste éventail des exigences du milieu et de la société, on peut faire confiance à ses réactions : elles seront positives, dynamiques, constructives. Nous n’avons pas à demander qui le socialisera, car l’un de ses besoins les plus profonds est celui de l’association aux autres et de la communication avec eux. En devenant plus profondément lui-même, il se socialisera de manière plus réaliste. Nous n’avons pas à demander qui contrôlera ses instincts d’agressivité, car au fur et à mesure qu’il deviendra plus ouvert à tous ses instincts, son besoin d’être aimé d’autrui et sa tendance à donner de l’affection seront aussi forts que les instincts qui le poussent à frapper ou à saisir. Il sera agressif dans des situations où l’agressivité est réellement appropriée, mais il n’aura pas de besoin désordonné d’agressivité. Son comportement dans son ensemble, dans ces domaines et dans d’autres, au fur et à mesure qu’il s’ouvrira davantage à toute son expérience, sera plus équilibré et plus réaliste, plus approprié à la survie et au développement d’un être profondément social.
J’ai peu de sympathie pour l’idée assez généralement répandue que l’homme est fondamentalement irrationnel et que ses instincts, s’ils ne sont pas contrôlés, mèneront à sa propre destruction et à celle d’autrui. Le comportement de l’homme est rationnel à l’extrême, évoluant avec une complexité subtile et organisée vers les buts que son organisme s’efforce d’atteindre. La tragédie pour la plupart d’entre nous vient de ce que nos défenses nous empêchent de nous apercevoir de cette rationalité, si bien que consciemment nous allons dans une direction, alors qu’organiquement nous allons dans une autre. Mais dans la personne dont nous parlons, qui vit le processus de la vie épanouissante, le nombre des barrières de ce genre serait de plus en plus faible, et elle participerait de plus en plus à la rationalité de son organisme. Le seul contrôle des instincts qui existerait, ou qui apparaîtrait comme nécessaire, est l’équilibre naturel et interne d’un besoin par rapport à un autre et la découverte de comportements qui suivent le vecteur s’approchant le plus possible de la satisfaction de tous les besoins. L’expérience de la satisfaction extrême d’un besoin (agressivité, instinct sexuel, etc.) au détriment de la satisfaction d’autres besoins (amitié, tendresse, etc.) – expérience très fréquente pour l’être organisé de façon défensive – serait très sérieusement réduite. La personne dont nous parlons participerait aux activités très complexes d’auto-régulation de son organisme – contrôles thermostatiques psychologiques aussi bien que physiologiques – de façon à vivre de plus en plus en harmonie avec elle-même et avec les autres.
Plus grande richesse de vie
Une dernière conséquence que je voudrais mentionner est que ce processus de la vie épanouissante entraîne un champ plus large, une richesse plus grande que le mode de vie restreint qui est celui de la plupart d’entre nous. Participer à ce processus signifie qu’on est partie prenante de l’expérience souvent effrayante et fréquemment satisfaisante d’un mode de vie plus sensible, avec un champ plus large, plus de variété, plus de richesse. Il me semble que les clients qui ont fait des progrès significatifs au cours de la thérapie vivent dans une intimité plus grande avec leurs sensations douloureuses, mais aussi plus intensément avec leurs sentiments de bonheur ; que la colère leur est plus sensible, mais aussi l’amour ; que la peur est une expérience qu’ils font plus profondément, mais qu’il en est de même du courage. Et la raison pour laquelle ils peuvent ainsi vivre totalement un champ plus large est qu’ils ont en eux-mêmes une confiance sous-jacente qui les fait se considérer comme des instruments dignes de confiance pour affronter la vie.
Je pense qu’on verra bien maintenant pourquoi des adjectifs comme : heureux, satisfait, content, agréable, ne me semblent pas convenir tout à fait à une description générale du processus que j’ai appelé la vie pleine, même si la personne en question éprouvait chacun de ces sentiments à des moments appropriés. Mais les adjectifs qui semblent plus généralement convenir sont : enrichissant, passionnant, qui en vaut la peine, stimulant, significatif. Le processus de la vie pleine n’est pas, j’en suis convaincu, un genre de vie qui convienne aux pusillanimes. Il implique l’étirement et le développement de toutes les possibilités de l’être. Il implique le courage d’exister. Il signifie qu’on se jette en plein dans le courant de la vie. Et cependant ce qu’il y a de profondément passionnant chez les humains est que lorsque l’individu devient libre, c’est cette « vie épanouissante » qu’il choisit comme processus de devenir.
34 Nous avons traduit l’expression « the good life », tantôt par « la vie pleine », tantôt par « la vie épanouissante », sans nous dissimuler le caractère très imparfait de ces traductions, préférables néanmoins à la traduction littérale « la bonne vie » (N.D.T.).
35 Voir la note p. xx.
36 La notion de subception, introduite par Mc Cleary et Lazarus (1949), signifie la discrimination d’excitants sans représentation consciente. Dans le cadre des théories de Rogers, elle renvoie à la capacité du sujet de distinguer le caractère menaçant d’une expérience sans se rendre pleinement compte de ce caractère menaçant. (N.D.T.)
37 Auteur d’un « Manuel de Savoir-vivre » célèbre aux États-Unis il y a quelque temps déjà (N.D.T.).