I. Les processus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie35

1955

On s’accorde généralement à reconnaître l’importance primordiale des processus de dépendance dans la schizophrénie36. Pour le patient qui est pris dans une maladie schizophrénique, rien n’est probablement plus difficile à supporter que d’avoir d’intenses besoins de dépendance qu’il ne peut se permettre de reconnaître, ou – s’il les reconnaît en lui – qu’il n’ose exprimer à personne, ou encore qu’il exprime d’une manière telle que cela conduit le plus souvent à une réponse incompréhensive ou à un rejet actif de la part de l’autre. Pour le thérapeute qui travaille avec un tel patient, rien sans doute ne cause plus d’angoisse, plus de frustration et de découragement que ces processus à l’œuvre chez le schizophrène qu’il traite. Je me propose ici de décrire ces processus de manière assez détaillée.

La dépendance sur laquelle est axé cet article est celle qui, dans le développement normal de la personnalité, se rapproche le plus de l’expérience et du comportement du nourrisson ou du jeune enfant. On pourrait définir les besoins, les attitudes et les efforts de dépendance que manifeste le schizophrène en disant qu’il recherche quelqu’un qui assumera totalement la responsabilité de satisfaire tous ses besoins tant physiologiques que psychologiques, l’autre ne devant, en contrepartie, rien attendre de lui.

Parmi les besoins physiologiques du schizophrène, ceux qui tournent autour de la zone orale d’interaction sont généralement très prononcés ; ils occupent une place aussi importante que celle qu’occupe l’allaitement dans la vie du nourrisson. Le désir d’être câliné et serré doucement dans les bras, également si caractéristique des toutes premières années du développement normal, est aussi très prononcé chez le schizophrène. En outre, le désir d’être soulagé des tensions sexuelles génitales, bien qu’apparu beaucoup plus tard dans la vie que les désirs oraux, se manifeste chez le schizophrène presque au niveau de la dépendance précoce infantile. C’est-à-dire que le schizophrène manifeste ces appétits génitaux dans le même esprit que le petit enfant qui, à propos de ses appétits oraux, dit « tu devrais t’occuper de ça pour moi ».

Les besoins psychologiques présents dans les processus de dépendance du schizophrène comportent un désir de voir l’autre offrir un amour et une protection constants et assumer entièrement la direction de son existence.

Les autres caractéristiques des processus de dépendance seront décrites beaucoup plus précisément au cours de ce chapitre.

Les points présentés ici sur la schizophrénie se rapportent, à de rares exceptions près qui seront spécifiées, à la schizophrénie en général, indépendamment des sous-catégories diagnostiques. D’après ma propre expérience, ces points sont valables quand je travaille avec des schizophrènes, qu’ils soient catatoniques, paranoïdes, hébéphrènes ou d’une autre catégorie diagnostique.

Il faut, par ailleurs, souligner qu’aucun des processus de dépendance décrits ici n’est caractéristique du seul schizophrène ou qualitativement différent des processus opérant à un quelconque niveau de conscience chez les personnes souffrant d’autres maladies psychiatriques et chez les individus normaux. En ce qui concerne les processus de dépendance ainsi que les autres aspects du fonctionnement de la personnalité, on s’aperçoit que ce qui donne leur valeur potentielle aux recherches sur la schizophrénie, c’est le fait que le schizophrène nous montre en clair ce qui, chez la plupart des êtres humains, a été obscurci par des années d’adaptation progressive à un mode de vivre interpersonnel adulte. Ainsi, j’espère que cet article sera de quelque utilité non seulement pour tous ceux qui s’occupent de psychothérapie de schizophrènes, mais aussi pour ceux qui s’intéressent à l’expérience et au comportement humains.

I. Les sources de l’angoisse du patient relative a ses besoins de dépendance

a) Autant qu’on en puisse juger, le patient n’est pas conscient d’avoir des besoins de dépendance purs ; pour lui, apparemment, ils n’existent dans sa conscience, s’ils existent, que sous la forme d’une combinaison terriblement conflictuelle de besoins de dépendance plus diverses défenses – défenses qui interdisent toute satisfaction complète ou continue de ces besoins. Ces défenses (parmi lesquelles je citerai la « grandiosité », l’hostilité, la rivalité, le mépris) se sont développées depuis si longtemps dans sa personnalité – comme moyen de faire face à l’angoisse qui accompagne les besoins de dépendance – que l’expérience des besoins de dépendance purs se perd dans un lointain passé et qu’elle ne peut être faite qu’à une phase relativement tardive de la psychothérapie – c’est-à-dire après seulement que les différentes défenses ont été pour la plupart abandonnées.

Ainsi, ce ne sont pas seulement les besoins de dépendance per se37 qui donnent naissance à l’angoisse, mais les besoins de dépendance plus toutes ces défenses (qui ont, en elles-mêmes, tendance à provoquer l’angoisse), plus la frustration inévitable, plus ou moins importante, des besoins de dépendance38.

Je citais plus haut l’hostilité comme l’une des défenses destinées à empêcher le malade de prendre conscience de ses besoins de dépendance. Les besoins de dépendance refoulés sont, en effet, très souvent à la base des désirs meurtriers du schizophrène ; dans ce cas, on peut considérer les sentiments meurtriers comme un vigoureux déni de la dépendance. Ce qui se produit souvent dans une psychothérapie, c’est que patient et thérapeute sont si angoissés par les sentiments défensifs meurtriers, que les sentiments de dépendance sous-jacents restent longtemps ignorés.

Chaque schizophrène éprouve une haine de lui-même et une culpabilité très grandes qui lui servent de défenses l’empêchant de prendre conscience de sentiments de dépendance (« Je suis trop nul pour que quelqu’un puisse se soucier de moi ») et qui compliquent toujours le problème de la dépendance. Généralement, le schizophrène a fini par interpréter les rejets de sa vie passée comme le signe qu’il est quelqu’un qui veut trop de choses et, en fait, quelqu’un qui n’a pas de besoins légitimes. Ainsi, il ne peut accepter la satisfaction de ses besoins de dépendance – s’il l’accepte – que si une maladie physique ou un état affectif vraiment désespéré rendent ces besoins acceptables à ses yeux. Souvent, on constate qu’un schizophrène est plus accessible à la satisfaction de ses besoins de dépendance lorsqu’il est malade physiquement ou lorsqu’il est complètement désespéré qu’à d’autres moments. Ainsi, à cause de la présence de la haine de soi et de la culpabilité, l’un des éléments de l’angoisse générale du patient relative aux besoins de dépendance est lié au fait que ces besoins connotent pour lui un état de maladie physique ou de désespoir.

En gros, donc, on peut voir que le patient est profondément convaincu que ses besoins de dépendance ne seront pas satisfaits ; de plus, que cette conviction repose non seulement sur une expérience passée malheureuse de rejets répétés, mais aussi sur le fait que ses défenses, produites en même temps que ses désirs de dépendance, interdisent de fait la satisfaction de ses besoins de dépendance.

b) Les besoins de dépendance provoquent l’angoisse d’abord parce qu’ils impliquent un désir d’établir une relation avec autrui sur un mode infantile (par la succion du sein – ou du pénis –, par les caresses), comportement qu’en général on ne tolère pas chez les adultes, ensuite et surtout parce qu’ils impliquent chez le patient le sentiment que l’autre personne est terriblement importante pour lui, qu’elle est absolument indispensable à sa survie.

Ce sentiment que l’autre est indispensable provient principalement de deux sources : a) l’état régressé de la vie affective du schizophrène, qui tend à lui faire percevoir l’autre comme quelqu’un d’une importance primordiale pour sa survie, tout comme, dans la première enfance, la personne maternante est d’une importance primordiale pour la survie du nourrisson ; et b) certains autres caractères gênants de sa maladie schizophrénique, qui le rendent dépendant de plusieurs manières spécifiques, pas tout à fait comparables à la dépendance qui caractérise le nourrisson ou l’enfant normal.

À propos de la deuxième source, j’indiquerai maintenant un certain nombre de points.

Premièrement, on peut comprendre qu’un schizophrène dans une extrême confusion, par exemple, est entièrement dépendant du thérapeute (ou de toute autre personne importante) qui doit l’aider à jeter un pont entre sa confusion et la réalité.

Deuxièmement, on peut voir que le patient qui se trouve dans un état intermédiaire, entre des valeurs anciennes qui lui ont été imposées et des valeurs propres qu’il n’a pas encore acquises, ne peut s’appuyer sur rien d’autre que sur la relation avec son thérapeute.

Troisièmement, le schizophrène apparaît bien souvent prisonnier du présent. Il a si peur à la fois du changement et des souvenirs que le présent le pousse à s’accrocher désespérément à l’immédiat. En ce sens, il est emprisonné dans l’expérience immédiate et il compte sur le thérapeute pour le libérer et lui permettre de vivre complètement sa vie – dans le présent, le passé et l’avenir.

Quatrièmement, on peut supposer que le schizophrène doit nécessairement maintenir un mode oral de relation à l’autre (avec l’importance énorme de l’autre que cela implique) pour pouvoir plus facilement utiliser la projection et l’introjection comme défenses contre l’angoisse. G. Bychowski39 écrit : « La séparation entre le moi primitif et le monde extérieur est étroitement liée à l’oralité ; toutes deux constituent la base du mécanisme que nous appelons projection » (et j’ajouterai, de l’introjection). Et Stärcke remarquait déjà40 : « Il se peut que l’alternance répétée d’un mien et d’un non-mien, qui se produit pendant l’allaitement, ouvre la voie au processus psychique de projection… l’allaitement joue un rôle dans l’origine du mécanisme de projection. »

c) Le patient craint que ses besoins de dépendance ne l’amènent ou bien à introduire en lui des choses dangereuses, ou bien à perdre son identité.

Le schizophrène n’a pas la capacité qu’il faut pour tolérer la frustration de ses besoins de dépendance, capacité qui lui permettrait, lorsque ces besoins ont émergé dans sa conscience, de les soumettre à un jugement discriminatif avant de chercher à les satisfaire. Au lieu de cela, comme un nourrisson vorace, il a tendance à mettre dans sa bouche (au sens propre comme au sens figuré) tout ce qui lui tombe sous la main, bon ou mauvais. Cette tendance est en partie à la base de son angoisse concernant ses besoins de dépendance : il a peur, à cause d’eux, de recevoir aveuglément médicaments nocifs, mauvais conseils, électrochocs, lobotomie, et ainsi de suite. On a connu des schizophrènes qui suppliaient, en fait, pour avoir ces choses, et bien des patients ont « réussi » à en obtenir une remarquablement longue série sous l’influence de leurs désirs de dépendance. Le besoin d’autopunition constitue évidemment dans ces cas-là une autre motivation.

La remarque de Fenichel41 est ici pertinente : « Le principe de plaisir, c’est-à-dire le besoin d’une décharge immédiate, est incompatible avec un jugement correct, lequel repose sur l’examen et l’ajournement de la réaction. Le temps et l’énergie épargnés par cet ajournement sont employés dans la fonction de jugement. Dans les premiers états, le moi faible n’a pas encore appris à ajourner quelque chose. »

La position paranoïde, dans laquelle l’environnement est vu comme totalement rejetant, a, entre autres, pour fonction d’éviter à l’individu de voir le caractère complètement dévorant de ses besoins de dépendance. Cette impulsion à dévorer provoque l’angoisse, d’abord parce qu’elle menace de conduire l’individu à détruire d’autres personnes42, ensuite parce qu’il craint qu’en absorbant trop de choses, il ne puisse plus être lui-même – il perde son identité. Cette angoisse est d’autant plus forte que le schizophrène à tendance, inconsciemment, à s’identifier à d’autres personnes de son entourage pour écarter de sa conscience les émotions diverses que ces personnes suscitent en lui. Notons que, dans la mesure où le patient utilise ce type de défense contre l’angoisse, sa crainte de perdre son identité s’il se rapproche trop affectivement d’un autre (et les besoins de dépendance tendent, naturellement, à rapprocher les êtres), cette crainte est réaliste. Il est courant de voir les schizophrènes s’identifier désespérément à différents traits de comportement de personnes de leur entourage43.

Dans le même ordre d’idées, on s’aperçoit que, dans la mesure où le schizophrène projette sur autrui ses propres besoins de succion et de dévoration, il se sent menacé d’être dévoré par autrui.

Envisageons maintenant dans une perspective un peu différente cette crainte de perdre son identité : le schizophrène craint qu’en devenant dépendant de quelqu’un d’autre, il soit amené à se conformer aux désirs et aux valeurs de l’autre. Or, être conforme est la dernière chose que souhaite un schizophrène, puisque le sentiment de son individualité réside précisément dans ses excentricités. Il suppose que le thérapeute (par exemple) ne lui permettra pas d’entrer dans un état de dépendance sans, ce faisant, lui demander de renoncer à son individualité. Bien trop souvent, c’est ce prix-là qu’ont tenté d’exiger de lui les figures parentales de son passé, et, si peu de moi sain qu’il ait pu sauver, il a refusé de le payer.

Beaucoup de schizophrènes sont d’autant plus disposés à croire que la dépendance entraîne cette « conformité » d’automate qu’ils confondent la véritable dépendance avec une sorte de pseudo-dépendance basée pour une large part sur une hostilité inconsciente, où la personne manifeste une obéissance de pantin au lieu de prendre conscience de son hostilité à l’égard de l’autre. Beaucoup de schizophrènes se sont vus eux-mêmes engagés dans un tel comportement, ou ont vu tel de leurs parents avoir ce comportement. Ils ont donc tendance à le considérer comme une dépendance et à l’éviter comme la peste. Ils ne peuvent concevoir l’état de dépendance comme un état où ils pourraient conserver leur capacité d’exercer un jugement discriminatif et leur initiative d’action.

d) L’autre personne – l’objet des besoins de dépendance – est perçue comme hostile et rejetante. Il y a à cela plusieurs raisons – outre celle, évidente, que les figures parentales de la vie passée du schizophrène ont souvent opposé une hostilité à ses manifestations de dépendance.

Premièrement, le schizophrène projette souvent sur l’autre personne (disons le thérapeute) sa propre hostilité. Quand on pense que des besoins de dépendance frustrés constituent probablement la principale source des sentiments hostiles, on comprend combien cette projection complique la perlaboration des besoins de dépendance. Si les besoins de dépendance sont profondément refoulés, la colère devant la frustration est, également, si bien refoulée qu’elle n’a pas besoin d’être traitée par la projection sur le thérapeute, et le patient peut arriver à considérer le thérapeute comme d’aussi peu d’importance pour lui qu’un coin de mur. Mais, à mesure que les besoins de dépendance deviennent, dans la thérapie, plus proches du conscient, la colère de frustration qui les accompagne perce également, et, dans la mesure où celle-ci doit être projetée sur le thérapeute, ce dernier est considéré comme un individu hostile dont ce serait folie de dépendre. Cette séquence de processus se reflète souvent dans le cours de la psychothérapie, le patient dévoilant généralement ses sentiments de dépendance précisément après une période particulièrement orageuse pendant laquelle il a été persuadé que le thérapeute était totalement contre lui.

En réalité, il est probablement plus juste de dire que le schizophrène tend à projeter, à tout moment de la séance thérapeutique, ou bien son hostilité, ou bien ses sentiments positifs (tendres, amicaux, amoureux) sur le thérapeute. L’ambivalence du schizophrène est si grande, et si considérable son besoin d’empêcher que parviennent simultanément à sa conscience les sentiments hostiles et positifs, que le patient a tendance à ressentir le thérapeute comme tenant soit du démon, soit du saint, selon que la face hostile ou positive des sentiments ambivalents est projetée à ce moment-là.

Parlant des états confusionnels dans la schizophrénie chronique, Rosenfeld44 écrit : « L’état confusionnel est associé à une angoisse extrême parce que, lorsque les impulsions libidinales [positives] et destructrices deviennent confuses, les impulsions destructrices paraissent menacer de détruire les impulsions libidinales. Par conséquent, tout le soi est en danger d’être détruit. »

Si j’en crois mon expérience, le schizophrène craint également que le côté hostile de ses sentiments ambivalents soit détruit par le côté positif (libidinal). Si l’on considère que l’affirmation de soi potentiellement saine du patient est étroitement liée aux sentiments hostiles, cette crainte devient tout à fait compréhensible.

Ainsi, l’ambivalence du schizophrène, son besoin d’empêcher que viennent simultanément à sa conscience ses sentiments hostiles et ses sentiments positifs parce qu’ils détruiraient l’autre, donc le soi, constituent une source d’angoisse relative aux besoins de dépendance. Il ne peut espérer obtenir, de quelqu’un d’aussi éloigné de son monde qu’un démon ou qu’un saint, la satisfaction de ses très humains besoins de dépendance.

Deuxièmement, la raison pour laquelle le schizophrène perçoit le thérapeute comme hostile et rejetant est liée à la suspicion du patient. Cette suspicion est si forte qu’il ne peut croire que le thérapeute lui donnera quelque chose sans qu’il y ait derrière le don un motif caché. Il craint que le thérapeute perçoive cette suspicion qui accompagne ses besoins de dépendance et que celui-ci lui en garde rancune.

Troisièmement, pour le schizophrène, il n’y a pas de différence entre sentir et agir : il suppose qu’avoir un désir de dépendance – celui, par exemple, de sucer le sein ou le pénis du thérapeute – le conduira inévitablement à tenter de mettre ce désir en acte. Il sent que le thérapeute réagirait hostilement à ce geste.

Quatrièmement, il projette sur le thérapeute sa propre tendance à rejeter les besoins de dépendance. Il faut souligner que le schizophrène est un être qui a tendance à sévèrement rejeter non seulement ses propres besoins de dépendance mais aussi ceux des autres, et cela pour diverses raisons : a) les besoins de dépendance de l’autre lui rappellent trop les siens et il ne peut s’empêcher de leur opposer un rejet hostile, étant donné l’angoisse qu’ils éveillent en lui ; b) il se sent souvent si affamé, si vide lui-même, qu’il ne peut supporter de donner ; c) il suppose que ce qui est un gain pour l’autre représente automatiquement une perte pour lui ; et d) toute sa vie durant, il s’est senti dans une position si peu sûre qu’il a eu peur de libérer son hostilité, excepté quand l’autre personne était dépendante de lui – si bien que, chez beaucoup de schizophrènes en tout cas, le rejet d’une autre personne dépendante a été le moyen le plus fréquemment utilisé pour décharger consciemment l’hostilité. Cette attitude de rejet qui est la sienne, le schizophrène la projette sur le thérapeute ; pour cette raison, il suppose que, s’il se permet de devenir dépendant, le thérapeute, par vengeance, le rejettera.

Cinquième raison, étroitement liée à la précédente : le schizophrène projette sur le thérapeute sa propre non-fiabilité dans les relations interpersonnelles. Il n’y a probablement personne sur qui l’on puisse moins compter que le schizophrène ; pour d’excellentes et diverses raisons (liées à son ambivalence et à l’angoisse très grande que lui cause toute relation intime entre personnes), on ne peut compter sur lui pour entretenir une relation interpersonnelle par des efforts conséquents et déterminés de sa part. Le schizophrène attribue au thérapeute, par projection, sa propre non-fiabilité : il est convaincu que le thérapeute le laissera tomber.

Sixièmement, l’hostilité du schizophrène est associée à un sentiment si fort de culpabilité que, pour justifier l’hostilité, il s’efforce de prouver que le thérapeute le prive, le néglige et est, de façon générale, hostile à son égard. Bien entendu, cet effort gêne énormément ses efforts de dépendance.

Septièmement, il suppose que ses propres besoins de dépendance et ceux du thérapeute s’excluent mutuellement ; il ne peut concevoir une relation de coopération d’où les deux participants tireraient simultanément satisfaction.

Il croit que tout ce qu’il obtient du thérapeute provoquera chez celui-ci un sentiment de privation et d’hostilité.

Huitièmement, le schizophrène (en particulier le malade fortement paranoïde) ne peut se permettre de prendre conscience qu’il attend réellement quelque chose de quelqu’un, qu’il a besoin de ce quelque chose ; il ne peut se permettre de sentir qu’il tire quelque chose de réellement valable de qui que ce soit ; en conséquence, tout ce que le thérapeute, par exemple, lui demande lui donne l’impression d’être exploité. Cette impression provient aussi de l’absence totale, ou quasi totale, en lui d’un quelconque sentiment de sa valeur personnelle. Cette dernière particularité, si caractéristique du schizophrène, lui interdit d’admettre la possibilité que le thérapeute vise au bien-être de son patient.

Neuvièmement, il sera probablement incapable de communiquer ses pensées et ses sentiments en général d’une manière suffisamment compréhensible pour faire connaître son besoin à l’autre. La satisfaction du besoin est donc impossible et, chose plus douloureuse encore pour le patient, l’existence même du besoin restera ignorée malgré les efforts du patient pour le communiquer45.

e) Son besoin refoulé de dépendance est étroitement lié à son sentiment refoulé de solitude ; aussi, lorsqu’il reconnaît ses besoins de dépendance, il découvre en même temps avec désespoir sa terrible solitude.

Le schizophrène ne redoute probablement rien plus que cette connaissance refoulée de sa solitude ; il redoute surtout de se rendre compte que lui, qui brûle de ne faire qu’un avec l’autre, non seulement connaît la solitude inévitable de tout être humain, mais est même plus profondément coupé de ses frères humains à cause de l’isolement où l’enferme la maladie schizophrénique.

C’est ainsi qu’un jeune homme profondément psychotique a pu dire à son thérapeute après plusieurs mois de psychothérapie intensive : « C’est comme si j’étais sur une frontière déserte. » On peut penser qu’avant cela, il n’avait pas même ressenti ce contact ténu avec, disons, la civilisation – et qu’il s’était senti encore plus seul ; il se peut que plus tôt encore, ses symptômes schizophréniques (délires, hallucinations, etc.) l’aient protégé d’une prise de conscience de sa solitude.

Jamais je n’ai vu exprimée de façon plus émouvante la solitude du schizophrène – qui, apparemment, a l’air convaincu de n’avoir besoin de rien ni de personne – que dans ce poème d’Eithne Tabor (1950), composé vers l’âge de dix-huit ans au cours d’une maladie schizophrénique :

Break, crested waves ;
On the sheer cliff of onyx break
In wild foam – and fall back, powerless.

Lash, O wild winds,
’ Gainst the unbending oak, aye, lash
In high fury – it is feelingless.

Beat, O deep drums,
Thunder your message fearsome – beat
Your dark rhythms – into soundlessness.

Speak, O strong Voice,
Speak peace, security – aye, speak !
Only You can fill this loneliness.

(Brisez-vous, vagues crêtées ;
Sur l’abrupte falaise d’onyx brisez-vous
En écume sauvage – et retombez, impuissantes.

Déchaînez-vous, ô vents sauvages,
Contre le chêne inflexible, oui, déchaînez-vous
En puissante furie – il ne ressent rien.

Battez, ô profonds tambours,
Tonnez votre message redoutable – battez
Vos sombres rythmes – jusqu’au silence.

Parle, ô forte Voix,
Parle de paix, de sécurité – oui, parle !
Toi seule peux remplir cette solitude.)

f) Dans la mesure où le schizophrène prend conscience de ses besoins de dépendance, il doit abandonner l’omnipotence fantasmée qui lui sert de défense contre toutes sortes d’angoisses, et qui, en soi, lui procure une énorme satisfaction. L’importance de cette satisfaction (quoique étant du domaine de l’imaginaire) et l’importance des très réels sentiments de perte que doit éprouver le patient lorsqu’il abandonne son omnipotence infantile ne doivent pas être sous-estimées. Cette position d’omnipotence infantile n’est pas tenable par le patient qui arrive à prendre conscience de l’intensité de ses besoins de dépendance ; un dieu omnipotent n’a pas de besoins.

Ce que met en évidence la psychothérapie intensive des schizophrènes en ce qui concerne les rapports entre besoins de dépendance et omnipotence fantasmée (c’est-à-dire infantile) rend fort plausibles certaines spéculations touchant le premier développement du futur schizophrène.

Il apparaît, dans le développement normal, qu’au cours de la prime enfance, l’omnipotence subjective qui semble être en vigueur à cette phase de la vie est progressivement abandonnée, tandis que, simultanément, l’enfant fait l’expérience heureuse, continue, d’une satisfaction raisonnable et d’une frustration raisonnable des besoins de dépendance, expérience qui lui permet de développer une connaissance assez exacte de son pouvoir réel et des limites de ce pouvoir. Tout se passe comme s’il pouvait nettement voir qu’il n’est pas omnipotent, et plus spécifiquement parce qu’il a des besoins qu’il est incapable de – impuissant à – satisfaire instantanément et entièrement.

Il est généralement admis que, dans le développement normal, succédant à la phase d’omnipotence infantile, survient une phase où l’enfant conçoit la personne maternante comme omnipotente46. W. V. Silverberg47 a indiqué que ceci permettait à l’enfant de continuer à garder le sentiment subjectif de sa propre omnipotence : en effet, dans la mesure où il peut manipuler cette figure maternante omnipotente, il est omnipotent.

Examinons maintenant le premier développement du futur schizophrène. Il est probable qu’ici l’omnipotence infantile est perpétuée et élaborée dans la suite du développement pour deux raisons principales. a) Les besoins normaux de dépendance du nourrisson et du petit enfant se heurtent à des sentiments de frustration intolérablement intenses et prolongés, si bien que les besoins eux-mêmes doivent être plus ou moins refoulés, et le sentiment d’omnipotence, normal au départ, est considérablement renforcé pour former une défense contre la prise de conscience des besoins de dépendance – en fait, un déni des besoins, b) La figure maternante n’a jamais renoncé à sa propre omnipotence infantile ; elle a donc l’impression qu’elle doit pouvoir satisfaire à tous les besoins de l’enfant et se sent coupable chaque fois qu’elle n’y parvient pas ; elle donne, par conséquent, à l’enfant le sentiment qu’elle est omnipotente et que lui, comme extension de la mère, deviendrait également omnipotent si seulement il « avait le truc ».

En relation avec ce second point, on peut voir comment le parent « omnipotent » qui se sent coupable encourage l’enfant à croire qu’il pourra tout recevoir, en fait, comme son dû légitime. Ainsi se sont ajoutées aux efforts de dépendance normaux du patient des demandes énormes, illimitées, pour lesquelles il est tout à fait en droit, vu la manière dont il a été élevé, d’attendre satisfaction.

De plus, un tel parent a eu un comportement possessif vis-à-vis de l’enfant ; il lui a donné l’impression que c’était vers ce parent-là et non vers un autre qu’il devait diriger ses efforts de dépendance. Le parent qui n’a pas renoncé à sa propre omnipotence infantile ne peut supporter de voir que les besoins de dépendance de l’enfant peuvent être mieux satisfaits par quelqu’un d’autre que lui – et c’est forcément ce qu’on verrait si l’enfant se sentait libre de diriger ses besoins de dépendance vers toutes les autres personnes disponibles de son entourage. Un parent plus sûr affectivement admettrait que d’autres personnes de l’entourage de l’enfant sont souvent mieux équipées, ou dans une meilleure position, pour répondre aux besoins de dépendance de l’enfant, et il aiderait celui-ci à sentir qu’il peut parfaitement se tourner vers elles. Mais chez l’enfant de ce type de parent que j’évoque ici, on voit que l’omnipotence infantile est perpétuée et qu’elle se consolide pour la raison que l’enfant l’utilise comme défense contre l’angoisse causée par la possessivité du parent. Sans cette omnipotence fantasmée, l’enfant risquerait de se sentir entièrement à la merci du parent possessif.

Les demandes et les efforts de dépendance que manifeste cet enfant – ou, plus tard, le schizophrène adulte – servent probablement beaucoup plus une « grandiosité » insatiable que des besoins de dépendance foncièrement normaux, tels que le besoin de contact physique étroit, le besoin d’apaisement de la faim physiologique, le besoin d’être guidé, etc. C’est comme si le schizophrène disait : « Si tu me donnais assez, je pourrais assumer ma position légitime d’omnipotence dans l’univers », au lieu de dire simplement : « J’ai besoin de toi comme un petit enfant a besoin de sa mère. »

Il faut bien se rendre compte à quel point l’omnipotence fantasmée empêche le patient d’obtenir la moindre satisfaction de ses besoins de dépendance normaux. Il est tellement pris dans ses attentes grandioses (dans ce qu’il attend de lui-même et, par exemple, du thérapeute) qu’il écarte très soigneusement ses besoins de dépendance fondamentaux normaux, soit parce qu’ils n’ont aucune importance, soit parce qu’ils représentent une grave menace pour son omnipotence fantasmée. Bien des schizophrènes distants, pris dans des fantasmes de « grandiosité », semblent vouloir dire, par leur façon d’être : « Quel besoin pourrais-je avoir, moi, d’être proche de vous qui êtes un simple être humain ? » Souvent, tout porte à croire qu’un tel patient a eu, au cours de ses années de développement, une relation avec un parent où chacun s’est trouvé pris dans une idée grandiose de lui-même et de l’autre au point que la relation n’impliquait qu’une satisfaction minime des besoins de dépendance fondamentaux de chacun.

On découvre ainsi, dans la psychothérapie du schizophrène adulte, que, lorsque deviennent manifestes les besoins de dépendance a), ceux-ci peuvent inclure non seulement des aspirations fondamentalement normales à la dépendance, mais aussi, et de manière très nette, des tendances à la grandiosité (le patient demandant au thérapeute de l’aider à devenir le plus grand savant, ou le plus grand peintre du monde, que sais-je encore) ; et b) on découvre également que toutes ces tendances (celles qu’on peut rapporter à des besoins de dépendance normaux, plus celles qui ont leur source dans l’omnipotence infantile) convergent exclusivement vers le thérapeute. Bien sûr, dans la réalité, les besoins de dépendance du patient sont partiellement satisfaits par d’autres personnes, mais, du point de vue de son omnipotence infantile, le patient essaie que ce soit seulement le thérapeute qui les satisfasse tous : en effet, s’il reconnaissait qu’il est incapable de faire en sorte que le thérapeute les satisfasse tous, s’il reconnaissait également que le thérapeute est, par nature, incapable de les satisfaire tous, il devrait alors renoncer à se concevoir et à concevoir le thérapeute comme omnipotents.

II. Les manières dont le patient fait face à ses besoins de dépendance dans la thérapie

Allons plus loin dans la description des processus en question et examinons comment le patient, dans la relation thérapeutique, fait face à ses besoins de dépendance (étant entendu ici que cela se passe à un niveau complètement, ou très largement, inconscient).

Ce que, peut-être, il faut mentionner d’abord, c’est, en général, la projection des besoins de dépendance du schizophrène sur le thérapeute. Le patient donne la plupart du temps l’impression très nette de fonctionner comme s’il avait le sentiment que le thérapeute est celui des deux qui a le besoin le plus grand, ou même qu’il est le seul à en avoir un. Il aura de la sollicitude pour le thérapeute, lui offrira sa sympathie, agira comme un hôte à l’égard d’un invité, ou bien – très souvent – manifestera une grande anxiété devant ce qu’il considère comme les demandes du thérapeute à son égard. Les limites de son moi sont si incertaines que lorsque le thérapeute, s’efforçant de l’encourager à exprimer ses besoins de dépendance, parle de tels besoins chez le patient, celui-ci est tenté de croire que ce sont les besoins du thérapeute qui s’expriment là et il cherchera anxieusement à éviter le sujet. Je tiens à souligner que cela peut se passer ainsi, et que cela se passe souvent ainsi, en raison même de la psychopathologie du schizophrène et que cela n’est pas forcément attribuable essentiellement au contre-transfert. (On verra néanmoins dans la prochaine section de cet article que tout cela peut devenir beaucoup plus compliqué si, effectivement, le thérapeute refoule en grande partie ses propres besoins de dépendance, le schizophrène répondant alors, non pas tant par projection que par réalisme, à ces besoins du thérapeute.)

Conformément aux considérations précédentes sur la projection, un schizophrène pourra constamment avoir vis-à-vis du thérapeute une vigoureuse attitude de demande pour se défendre contre les demandes supposées (c’est-à-dire projetées par le patient) de ce dernier.

En second lieu, il faut mentionner le désir de concurrence et le mépris du patient pour le thérapeute, ces deux états affectifs fonctionnant souvent comme des défenses inconscientes contre les besoins de dépendance. Par exemple, plutôt que d’éprouver consciemment la force de son besoin du thérapeute, le patient s’efforcera de prouver qu’il est meilleur thérapeute (meilleure mère ou meilleur père) que le thérapeute lui-même48. Ou bien il manifestera un profond mépris au thérapeute pour bien marquer que celui-ci n’est pas même digne d’être considéré comme un rival. Un tel mépris l’aide à maintenir refoulés ses besoins de dépendance, car qui pourrait avoir besoin d’une créature aussi dénuée de valeur que le thérapeute ? À ce propos, voir clairement l’importance de cette défense peut considérablement aider le thérapeute à préserver son estime de soi face aux assauts continuels et prolongés auxquels il est soumis durant la psychothérapie d’un schizophrène.

Du même ordre sont la crainte respectueuse et l’adoration du patient à l’égard du thérapeute ; pour le schizophrène, ces deux traits ont la même fonction que le mépris : ils mettent le thérapeute à une telle distance que cela évite au patient de diriger consciemment ses besoins de dépendance vers le thérapeute. J’ai beaucoup plus rarement rencontré chez mes patients ces deux derniers états affectifs de défense que le désir de faire concurrence au thérapeute ou le mépris.

L’histoire de nombreux patients schizophrènes montre qu’ils ont réagi à la frustration sévère de leurs besoins de dépendance en développant une défense secondaire, la grandiosité ; c’est cette grandiosité qui, peu à peu, les a conduits à choisir des occupations ésotériques et savantes, ou des activités ambitieuses. Ces activités sont de celles auxquelles les figures parentales, si importantes dans le refoulement des besoins de dépendance des schizophrènes, n’ont aucune chance de pouvoir participer. L’histoire de ces patients schizophrènes indique qu’ils se sont progressivement isolés dans ces activités, que, consciemment, ils ressentent un mépris de plus en plus grand pour leurs parents intellectuellement attardés alors qu’inconsciemment ils sont de plus en plus avides de dépendance à leur égard. Dans ces cas, la grandiosité défensive devient finalement si forte qu’elle aboutit carrément à la psychose schizophrénique.

Revenons maintenant à la relation thérapeutique. Il y a un troisième point à souligner, c’est que le patient schizophrène est incapable de concevoir la satisfaction de ses besoins de dépendance en termes de satisfaction à long terme, de satisfaction adulte et expérientielle (affective-intellectuelle) ; ce dont il a besoin au contraire, c’est d’une satisfaction immédiate, concrète et tangible, de ses appétits infantiles (physiologiques pour une large part). Il découvrira alors très vite que la conscience de ses besoins l’amène à être profondément insatisfait du thérapeute, car l’utilité potentielle majeure du thérapeute réside dans le fait qu’il apporte une satisfaction à très long terme, intangible et relativement abstraite. La psychothérapie, en particulier, n’est pas une chose tangible ; personne ne peut facilement se faire une idée nette de ce qu’elle est en réalité – et il est tout à fait impossible à un schizophrène d’accomplir cette performance conceptuelle ; en outre, la psychothérapie est finalement un processus qui demande du temps pour produire des résultats sensibles en ce qui concerne la satisfaction des besoins de dépendance urgents du patient.

Il faut ici considérer que de nombreux schizophrènes sont, du moins au commencement de la psychothérapie, si désespérés d’eux-mêmes qu’ils sont incapables de percevoir le thérapeute comme quelqu’un qui leur offre l’espoir de pouvoir, avec son aide, trouver un mode de vie bien plus satisfaisant. Ils sont capables de croire que le thérapeute leur donnera une cigarette ou la clé de la porte, ou qu’il prendra leur parti contre les persécuteurs, mais cette chose-là, ils ne peuvent la concevoir.

Quatrième point, le patient peut maintenir refoulés ses besoins les plus forts de la façon suivante : il éprouve consciemment, et exprime, d’autres besoins qui sont donc de nature défensive et dont on pourrait dire qu’ils sont hors de propos. Par exemple, un patient demandera sans cesse au thérapeute d’accomplir pour lui diverses choses qu’il est parfaitement capable d’accomplir lui-même (trouver un cendrier, demander un jus de fruits à l’infirmière, etc.), le même patient se refusant énergiquement, par ailleurs, à devenir dépendant des fonctions thérapeutiques du thérapeute alors qu’il est, lui, incapable de les remplir49. Le premier type de demande ne comporte aucun risque de dépendance réelle, comme ce serait le cas si le patient reconnaissait consciemment l’importance thérapeutique qu’a pour lui le thérapeute. Bien entendu, ces demandes du patient peuvent parfois représenter un timide effort pour mettre en avant un besoin – plus important mais du moins partiellement conscient – des fonctions thérapeutiques du thérapeute. Seule l’intuition du thérapeute peut l’aider à savoir, dans une situation donnée, si le fait de satisfaire la demande du patient qui recherche une gratification concrète favorisera l’expression des besoins plus profonds ou si, au contraire, cela détournera son attention de ceux-ci. Cette question sera traitée de façon plus approfondie dans la dernière section de ce chapitre.

Dans d’autres cas, le besoin plus profond (refoulé) peut être de nature relativement infantile et se trouver masqué par une demande qui, ouvertement, apparaît comme une demande de satisfaction adulte. Par exemple, le patient suppliera le thérapeute de le laisser rentrer chez lui et reprendre une vie adulte (en apparence), au moment même où il s’efforce de garder refoulé un désir de s’asseoir sur les genoux du thérapeute et d’être pris dans ses bras.

Cinquième point, chaque fois que le patient arrive à exprimer consciemment des besoins de dépendance, il a tendance à les présenter d’une manière telle que le thérapeute ne pourra pas les satisfaire. Par exemple, il suppliera celui-ci de faire quelque chose qui dépasse les capacités humaines ; ou bien il fera sa demande précisément au moment où il aura rendu le thérapeute tellement furieux contre lui que celui-ci se refusera énergiquement à accéder, pour l’instant, aux requêtes du patient ; ou encore il priera le thérapeute de faire pour lui quelque chose qui, s’il faisait cette chose, sous-entendrait qu’il juge le patient moins capable qu’il l’estime être en fait. Il arrive ainsi fréquemment que le patient demande au thérapeute de lui donner un objet qui se trouve à proximité de lui, juste au moment où le thérapeute sent qu’il est important que e patient trouve en lui la capacité de faire ce geste. À ce moment-là (et seule l’intuition peut dire ce qu’il convient de faire à tel moment), le thérapeute s’apercevra peut-être que, dans l’intérêt de la psychothérapie du patient, il doit refuser la demande.

Cette sollicitation du rejet remplit plusieurs fonctions pour le patient, a) Cela le rassure de voir que la vie est pour lui exactement comme il a toujours su qu’elle était – ou comme il le sait depuis longtemps. Il ne faut pas oublier que si une expérience nouvelle tend à déconcerter le névrosé, elle tend à effrayer le schizophrène. b) À certains égards, ce serait pour le schizophrène plus angoissant d’obtenir une satisfaction que de n’en obtenir aucune. Toute satisfaction obtenue ne pourrait qu’être partielle puisque les besoins humains ne sont jamais ni complètement ni régulièrement satisfaits, et les besoins de dépendance du schizophrène, avec les composantes de grandiosité qui les compliquent, ne le sont certainement pas. Une petite satisfaction n’est donc que trop susceptible d’affecter le schizophrène, comme une miette affecte un homme affamé en lui rendant plus cruellement sensible l’intensité de sa faim. Ainsi, un rejet total est, en un sens, plus supportable pour le schizophrène. c) Tout conflit conscient concernant la dépendance est temporairement chassé de l’esprit du schizophrène lorsqu’il y a rejet de la part du thérapeute. Je m’explique.

Le patient peut se trouver en état de conflit conscient, extrêmement angoissant, entre le désir d’être dépendant du thérapeute et un intense désir d’éviter cela à tout prix. S’il « réussit » à se sentir rejeté par le thérapeute, le conflit angoissant n’occupera plus, du moins momentanément, sa pensée consciente : il sera dès lors entièrement absorbé dans un profond ressentiment, non ambivalent sur le plan conscient, ou dans le sentiment d’avoir été blessé par le thérapeute.

III. Les manifestations d’angoisse du thérapeute face à ses propres besoins de dépendance et à ceux du patient

Jusqu’ici, j’ai parlé de l’angoisse du patient face à ses besoins de dépendance, et de ses défenses inconscientes contre cette angoisse telles qu’elles s’exercent dans la relation thérapeutique. J’examinerai maintenant l’angoisse du thérapeute face aux besoins de dépendance du patient, et ce qui en constitue la base, son angoisse face à ses propres besoins infantiles de dépendance.

Quoique les remarques qui vont suivre s’appliquent plus particulièrement au thérapeute qui n’a pas fait d’analyse personnelle ou qui en a fait une très courte et dont l’expérience dans le domaine de la thérapie des schizophrènes est réduite, je tiens à souligner que tout thérapeute, si bien analysé soit-il et quelle que soit son expérience en ce domaine, est toujours susceptible de révéler, à un moment donné de son travail avec tel ou tel de ces patients difficiles, certains des traits qui caractérisent le thérapeute dominé par l’angoisse.

Pour un certain nombre de raisons, la psychothérapie des schizophrènes tend, plus encore que l’analyse des névrosés, à renforcer l’angoisse du thérapeute face aux besoins de dépendance.

Premièrement, les besoins de dépendance du schizophrène et son angoisse en ce qui les concerne sont plus grands chez lui que chez le névrosé.

Deuxièmement, il y a généralement chez le schizophrène de fortes identifications à la mère des premiers temps. Ces identifications se manifestent dans la thérapie comme de fortes qualités maternelles qui tendent à provoquer des sentiments infantiles de dépendance chez le thérapeute50. Si le thérapeute a tendance à être angoissé par ces sentiments, il risque fort d’éprouver la même angoisse dans ce domaine de l’effort thérapeutique.

Troisièmement, le schizophrène est si peu capable de distinguer entre le penser, le sentir et l’agir qu’il est enclin à exprimer ses besoins de dépendance par la recherche d’un contact physique. On peut penser que cela angoissera le thérapeute beaucoup plus que le souhait verbalisé du névrosé de sucer le pénis ou le sein de l’analyste.

Quatrièmement, la thérapie d’un schizophrène demandant généralement beaucoup plus de temps que l’analyse d’un névrosé, le thérapeute est confronté à une relation où la dépendance du patient non seulement est plus intense mais aussi dure plus longtemps, même si la psychothérapie marche bien.

Cinquièmement, si la thérapie se passe dans le cadre d’un hôpital, le thérapeute est soumis à un type particulier de contrainte : tous ses collègues, de l’estime desquels il dépend jusqu’à un certain point, peuvent voir tous les jours le niveau de fonctionnement interpersonnel du patient. Cette situation pèse lourdement sur le thérapeute ayant affaire à un patient qui proclame bien haut (souvent par des moyens non verbaux, fort efficaces) que son thérapeute le néglige complètement.

Je ferai maintenant brièvement allusion aux points sensibles du thérapeute dans sa relation avec le patient schizophrène, à sa vulnérabilité face à l’angoisse que suscitent les besoins de dépendance. Il s’agit de décrire les différents signes indiquant la présence d’une telle angoisse chez le thérapeute plutôt que d’en expliquer la présence chez lui. Très brièvement, on peut dire que le thérapeute est sensible à l’expérience d’une telle angoisse dans la mesure exacte a) où il doit maintenir refoulés les propres besoins de dépendance de sa prime enfance ; b) où il doit conserver l’omnipotence fantasmée qui remonte, comme ses besoins de dépendance refoulés, à sa prime enfance ; et c) où il n’a pas encore confiance en sa technique thérapeutique dans ce domaine.

Les propres difficultés du thérapeute ont, par ailleurs, un aspect extrêmement positif. En effet, tout porte à croire que c’est précisément ce problème relatif aux besoins de dépendance de la prime enfance qui incite le plus fortement les thérapeutes à entreprendre et à poursuivre ce genre de travail51.

Je regrouperai les manifestations d’angoisse du thérapeute sous deux rubriques : sa compulsion à aider, et le fait qu’il n’entend pas les besoins de dépendance exprimés par le patient ou qu’il décourage celui-ci de les exprimer.

La compulsion du thérapeute à aider

Il a une compulsion à aider le patient et il éprouve toujours une angoisse et une culpabilité lorsqu’il a l’impression de ne pas l’aider ou de ne pas le faire autant qu’il le devrait. Cette compulsion a probablement pour cause, entre autres, la projection sur le patient de ses propres besoins de dépendance. Dans ce cas, ne pas satisfaire les besoins du patient (en fait, les besoins projetés du thérapeute) comporte un risque, celui de devoir reconnaître ses propres besoins refoulés.

Il éprouve souvent le sentiment désagréable qu’ « il ne sait pas quoi dire » en réponse aux communications du patient. Il se sent contraint de faire immédiatement une réponse, il ne laisse pas au patient le temps d’élaborer ses propos, pas plus qu’il ne se donne à lui-même le temps de laisser ses processus associatifs opérer avec la liberté nécessaire pour fournir une réponse intuitive utile. Il a donc tendance à s’en tenir au contenu littéral des productions du patient, son intuition ne s’exerçant pas avec suffisamment de liberté pour faire apparaître leur contenu symbolique.

Une remarque à ce propos : on constate souvent qu’en multipliant les interprétations, le thérapeute essaie anxieusement de satisfaire les besoins oraux du patient, presque comme s’il gavait celui-ci de cigarettes ou de lait. Plus le schizophrène est paniqué et son moi fragmenté, plus il a de chances de rencontrer ce genre de comportement chez certains thérapeutes. Dans ce cas, le patient risque d’avoir l’impression qu’il lui faut satisfaire les besoins de dépendance du thérapeute (que celui-ci refoule et projette sur le patient), et l’angoisse que cela provoque en lui peut être une des raisons du prolongement ou de l’augmentation de la panique.

Le thérapeute est particulièrement angoissé quand le patient est en retrait et silencieux. Il tente alors désespérément et par tous les moyens d’empêcher le patient de rompre le contact, au lieu de s’intéresser à la séquence d’événements qui a conduit le patient à se comporter ainsi.

Sa « curiosité thérapeutique » peut prendre l’allure d’une voracité52. C’est important si l’on songe que le thérapeute doit avant tout conserver son attitude de curiosité thérapeutique. Une telle voracité chez le thérapeute angoissé (qui, sur le plan conscient, se préoccupe surtout d’obtenir plus d’éléments du patient pour mieux lui venir en aide) renforce considérablement l’angoisse que cause au schizophrène la proximité, avec la menace qu’elle implique toujours pour lui : perdre les limites de son moi.

Le thérapeute se sent coupable s’il ne satisfait pas pleinement les besoins de dépendance du patient – même ceux qu’il est humainement impossible de satisfaire pleinement. Le besoin du thérapeute de conserver, au niveau inconscient, son omnipotence infantile fantasmée est en grande partie la source de cette culpabilité : il ne peut accepter ses limites humaines. Il tente indûment d’aider le patient en le conseillant et en le rassurant, en manipulant son environnement pour le protéger de l’angoisse et de la frustration, en lui accordant des séances supplémentaires s’il sent qu’il y a urgence et ainsi de suite.

Il est souvent en bisbille avec le personnel administratif et infirmier parce qu’il a le sentiment qu’ils devraient faire plus pour le patient. Dans la mesure où ses protestations sont efficaces, ses propres besoins refoulés et projetés se trouvent plus complètement satisfaits, par procuration. Il faut cependant noter que la psychopathologie du schizophrène est de celles qui poussent le thérapeute à être en conflit avec les autres ; généralement, le patient exprime ses besoins vis-à-vis du thérapeute d’une façon si indirecte et si peu claire qu’il est facile de s’y tromper et de les interpréter comme des besoins d’un meilleur traitement de la part de l’administration et du personnel infirmier.

Le thérapeute risque de sous-estimer largement la force du moi du patient et de ne pas être en cela d’accord avec les estimations des autres membres du personnel qui sont en contact étroit avec le patient. Cela risque de favoriser le maintien d’une relation avec le patient dans laquelle les besoins de dépendance refoulés du thérapeute seront satisfaits à son insu ; tant qu’il perçoit le patient comme quelqu’un dont le moi est extrêmement faible, qui dépend complètement de lui, il n’a pas à craindre de le perdre. Un progrès réel du patient constitue évidemment une menace pour un tel thérapeute ; il y a par conséquent toutes chances pour qu’il mette plus de temps que les autres membres à apercevoir ce progrès.

Le thérapeute n’entend pas les besoins de dépendance exprimés par le patient ou décourage celui-ci de les exprimer

Paradoxalement, ce thérapeute qui a une compulsion à aider le patient ne reconnaît pas les besoins de dépendance exprimés par le patient ou les décourage activement – quoique de manière inconsciente. C’est comme si, inconsciemment, il s’arrangeait pour être constamment occupé par sa compulsion à aider le patient afin de ne pas voir ni entendre le besoin d’aide réel exprimé par le patient. Une telle non-réceptivité à ces communications du patient semble avoir deux causes principales.

Premièrement, si le thérapeute entendait les besoins de dépendance exprimés par le patient, il s’apercevrait qu’ils sont désagréablement proches de ses propres besoins refoulés. Deuxièmement, quand il entend ces communications du patient, son fantasme inconscient d’omnipotence est menacé. Si le thérapeute était omnipotent, le patient n’aurait guère la possibilité d’être avide de plus de choses qu’il ne peut lui procurer. Cette même omnipotence fantasmée inconsciente lui donne un sentiment de culpabilité : ses capacités étant sans limites, il devrait satisfaire à tous les besoins du patient.

De là vient que, souvent, il ne reconnaît pas les appels à l’aide déguisés et indirectement exprimés par le patient. Sans le vouloir, il encourage celui-ci à continuer d’utiliser un langage obscur pour exprimer des besoins de dépendance, parce qu’une remarque du patient, simple et directe comme celle-ci : « Vous m’avez manqué pendant ce week-end », le fait se sentir angoissé et coupable.

Il ne reconnaît pas toute l’importance qu’il a pour le patient. Lorsque celui-ci, comme cela se produit si souvent avec les schizophrènes, traite le thérapeute avec mépris, le thérapeute accepte trop facilement la chose comme étant une évaluation de la réalité, au lieu d’y voir – comme c’est probablement le cas – une défense inconsciente du patient pour ne pas reconnaître l’importance énorme qu’a le thérapeute pour lui.

Ses patients expriment rarement, voire n’expriment jamais, le désir de changer de thérapeute ; il décourage inconsciemment l’expression de ce genre de matériel, à cause de sa propre omnipotence refoulée, fantasmée, et de sa dépendance refoulée par rapport au patient. De même, il a tendance soit à rompre prématurément la relation pour éviter de prolonger un état de dépendance réciproque, soit à la prolonger au-delà du temps auquel il serait bon pour le patient d’y mettre fin.

Si parfois il sous-estime la force du moi du patient, il la surestime aussi souvent. Cela vient de ce que ses besoins infantiles refoulés le poussent à rechercher un parent omnipotent sur lequel s’appuyer. Il met donc du temps à réaliser l’énorme confusion de ses patients schizophrènes et la pauvreté de leur contact avec la réalité. Lorsque ses patients tiendront des propos fragmentaires et fortement symboliques, il réagira probablement comme si on le trompait personnellement, comme s’il était en leur pouvoir, s’ils le voulaient, de parler plus intelligiblement. Il est d’ailleurs possible que cette confusion, sous-estimée par le thérapeute, constitue justement le plus urgent des problèmes du patient, le symptôme qui appelle le plus désespérément une aide.

Au lieu de bien accueillir les sentiments de dépendance exprimés par le patient, le thérapeute y réagit par l’effroi, le découragement, l’irritation ou le mépris. Il les interprète comme les signes d’une régression pathologique qui s’accroît, comme l’indication que l’état clinique du patient empire et que le pronostic devient mauvais. Il ne se rend pas compte, ou il oublie, que les besoins de dépendance du patient ont été largement refoulés à un âge très précoce et qu’ils n’ont donc pas pu se développer en même temps que d’autres aires de sa personnalité. Lorsque, au cours de la psychothérapie, ils émergent dans la conscience du patient, ils apparaissent forcément à un stade très précoce de développement. Le patient a lui-même une telle tendance à affronter leur apparition avec effroi et humiliation qu’il est essentiel que le thérapeute aperçoive clairement le caractère positif de ce développement thérapeutique.

Pour qu’on ne croie pas qu’il est facile d’éviter le genre d’attitude antithérapeutique décrit ici, qu’on songe à la difficulté d’encourager un patient à exprimer un sentiment comme celui qui me fut exprimé un jour sous cette forme : « Je me donne le mal de vouloir voir Mlle R. » [une infirmière à laquelle le patient était profondément attaché], me dit ce patient sur un ton indigné, « donc je devrais la voir autant que je veux ! » Bien sûr, il est parfois nécessaire que le thérapeute réagisse à ce genre de propos en exerçant une ferme pression sur le patient pour l’aider à voir le caractère déraisonnable de ses demandes. Mais, à d’autres moments, le patient peut avoir besoin, au contraire, d’être encouragé à exprimer davantage ces sentiments, qu’une part du soi du thérapeute tend à tenir pour insupportablement présomptueux. Par cette déclaration et d’autres du même genre, le patient faisait bien comprendre qu’à son sens l’environnement devait aller au-devant de ses besoins sans qu’il ait, lui, à vouloir quelque chose, et encore moins à le demander. On peut imaginer un petit enfant ayant ces sentiments-là, et ne pas en être irrité, mais il est parfois vraiment difficile d’éviter d’avoir une réaction contre un adulte qui les exprime.

Mais revenons à notre thérapeute supposé. Il a tendance à se préoccuper des défenses du patient contre les besoins de dépendance, au lieu de percevoir les besoins eux-mêmes comme le problème central du moment. C’est ainsi, par exemple, qu’il ne se préoccupera pendant longtemps que du mépris du patient, de ses sentiments meurtriers, de son intérêt libidinal génital, alors que l’affect en question fonctionne essentiellement comme une défense destinée à maintenir refoulés les besoins de dépendance53.

Il peut éprouver de l’angoisse à avoir un rapport de personne à personne avec le patient, tâcher de se présenter à celui-ci dans le rôle soigneusement limité de médecin, avoir besoin de ne le voir que comme patient plutôt que comme personne d’abord, portant l’étiquette de « patient ».

En résumé, toutes ces défenses inconscientes du thérapeute contre l’angoisse entravent le libre exercice de son intuition thérapeutique. Parce qu’il lui faut maintenir refoulés ses propres besoins de dépendance, il ne peut se permettre d’éprouver son propre désir de recevoir. Sa réceptivité, tant aux communications du patient qu’aux messages de sa propre intuition inconsciente, se trouve ainsi considérablement entravée54. En outre, absorbé par sa compulsion à aider le patient, il a moins conscience de ce qui se passe dans la relation thérapeutique. Comme on le voit dans les séminaires et les séances de contrôle, le thérapeute, en se libérant petit à petit de cette compulsion, apprend à mieux discerner les séquences significatives du récit du patient, les moments où s’accroit l’angoisse du patient et les nuances de ses propres réactions internes à ce qui se passe entre lui et le patient. Son intuition fonctionne alors plus librement au service de la relation thérapeutique.

IV. La technique thérapeutique et les besoins de dépendance du patient

On ne peut fixer des règles précises applicables aux conditions changeantes et complexes d’une relation thérapeutique, des règles qui permettraient de savoir quand il faut aider un patient à prendre conscience d’un besoin qu’il a mis en acte, quand il faut satisfaire ses besoins de dépendance, quand il faut poursuivre fermement dans la voie de l’investigation, ou quand il faut carrément refuser une demande déraisonnable ou présomptueuse.

Mais il existe plusieurs principes généraux qui se sont avérés être pour moi des guides solides et utiles. En outre, chacun de ces principes est, d’après mon expérience, valable à la fois pour la phase du début de la thérapie – au cours de laquelle se développe une relation psychothérapeutique exploitable – et pour les phases ultérieures, plus marquées d’insight, où thérapeute et patient travaillent à atteindre le but final de la guérison (guérison qui repose sur l’intégration personnelle du patient plutôt que sur la base chancelante d’une dépendance transférentielle non résolue à l’égard du thérapeute).

La tâche majeure du thérapeute ne consiste pas à essayer de dédommager le patient des déprivations passées, mais à aider celui-ci à prendre pleinement conscience, sans en éprouver de culpabilité, de ses besoins de dépendance : il doit aider le patient à reconnaître les sentiments que lui ont causés les déprivations passées : rage, déception, chagrin, angoisse, etc.

On trouve souvent dans la littérature des remarques qui laissent entendre que, pour qu’une thérapie soit réussie, il faut que le thérapeute soit quelqu’un de surhumainement aimant, un individu doté d’une capacité d’amour telle qu’il peut suppléer au manque d’amour qui a marqué la relation du patient avec la mère pendant la prime enfance. Cette hypothèse est explicitement exprimée ici par Rosen55 :

La grande loi de l’analyse directe est que le thérapeute se conduise comme un protecteur aimant et omnipotent qui nourrit le malade. En d’autres termes, il doit être la mère idéale dont le rôle est d’élever l’enfant (le malade) de nouveau. Cette tâche doit être entreprise parce que le malade, par suite de tensions psychiques insupportables, est, à toutes fins pratiques, redevenu un nourrisson. Pour l’analyse directe, cette catastrophe est l’effet de soins maternels inconsciemment maléfiques. On peut donc prédire qu’une mère bienveillante servira d’antidote avant même d’avoir recours à un matériel clinique abondamment démonstratif… (p. 8).

Il [le thérapeute] doit compenser l’énorme déficit affectif qui a caractérisé la vie du malade. Il y a des gens qui reçoivent cette capacité d’aimer comme un don du ciel. Mais elle peut aussi s’acquérir péniblement par la psychanalyse. C’est une condition sine qua non de l’application de cette méthode au traitement des schizophrènes (p. 56).

Certes, Rosen souligne aussi que « se montrer une mère indulgente quand l’interdiction s’impose rend un mauvais service au malade et compromet l’évolution du traitement » (p. 132). Mais il donne néanmoins l’impression de défendre une psychothérapie où le thérapeute est, en quelque sorte, omnipotent et possédé d’un amour guérisseur à l’égard du patient.

Ma propre expérience me montre au contraire que c’est précisément dans la mesure où le thérapeute accepte librement ses limites humaines qu’il peut aider le patient à abandonner son omnipotence infantile et à accepter ses besoins humains de dépendance. Une fois que le thérapeute a aidé le patient à prendre pleinement conscience de ses besoins de dépendance, celui-ci devient capable de se tourner vers n’importe quelle figure appropriée de son entourage pour en obtenir la plus grande satisfaction possible, et il s’apercevra à coup sûr que d’autres figures sont, plus que le thérapeute, à même de satisfaire une grande partie de ses besoins. Néanmoins, malgré ce processus, on ne peut suppléer aux déprivations passées ; la seule chose que puisse faire le patient, c’est d’intégrer celles-ci comme des pertes irrémédiables avec lesquelles le thérapeute l’a aidé à se réconcilier.

Il faut particulièrement mettre l’accent sur l’importance de l’aide que peut apporter le thérapeute dans la résolution de la culpabilité qui s’attache presque toujours, chez le schizophrène, aux besoins de dépendance.

Lorsque, dans mon travail, un patient m’exprime un besoin de dépendance, il m’apparaît rarement indiqué d’essayer de satisfaire le besoin, même s’il m’arrive d’éprouver immédiatement de la sympathie pour ce besoin et de sentir que je pourrais le satisfaire sans trop m’écarter de mon chemin. Au contraire, j’ai souvent l’impression que j’aide davantage le patient soit en l’encourageant à exprimer le plus complètement possible son sentiment de besoin, soit en lui faisant comprendre par un bref commentaire que j’ai perçu son sentiment de besoin, bien sûr, en ajoutant souvent quelque chose qui me permet de voir comment, en l’occurrence, il ressent cela.

Je crois qu’en répondant ainsi, on fait plus pour le patient qu’en satisfaisant le besoin lui-même : on aide le patient à se libérer de la culpabilité qui a emprisonné ses besoins de dépendance, lui permettant ainsi de les voir plus clairement, de les accepter dans le fonctionnement conscient de sa personnalité et de chercher désormais à ce qu’ils soient satisfaits par les personnes de son entourage quotidien.

Il me semble qu’il est impossible au thérapeute à la fois de remplir la fonction décrite ici et, en même temps, d’aller dans le sens d’une tentative de satisfaction des besoins de dépendance. Ces deux modes de fonctionnement sont éminemment incompatibles. Il arrive souvent, comme je l’ai indiqué dans la troisième partie de ce chapitre, que le thérapeute s’efforce de satisfaire le besoin du patient dans le but inconscient de ne pas voir, avec le patient, toute l’intensité du besoin non satisfait.

Si un patient se montre odieusement exigeant, c’est le plus souvent qu’il essaie d’exprimer un besoin qui, au fond, est valable et compréhensible mais dont il se sent néanmoins coupable et pour lequel il se déteste. Là encore, le thérapeute ne devrait, en général, ni essayer de satisfaire le besoin ni punir le patient de se montrer odieux ; il doit plutôt s’efforcer de faire apparaître la culpabilité et la haine de soi, et aider le patient à voir le caractère irrationnel des affects qui le poussent à exprimer son besoin sur ce mode si aliénant.

Ici, il faut parler du travail de M. A. Sèchehaye, puisqu’il aborde le problème de la culpabilité du schizophrène liée à ses besoins de dépendance.

En 1951 a paru la traduction anglaise de son livre important, La Réalisation symbolique56, où elle décrit la méthode qui porte son nom, méthode psychothérapeutique appliquée à la schizophrénie. Faisant pendant à ce livre, parut en même temps le très intéressant volume contenant le récit que la patiente, dont la thérapie a permis à M. A. Sèchehaye d’élaborer sa méthode, a donné de sa propre maladie et de son traitement.

Les passages suivants montrent bien comment M. A. Sèchehaye conçoit la nature de sa technique de réalisation symbolique, et sa logique en fonction de l’expérience pathogène précoce du schizophrène :

Seulement le tragique de la situation, c’est que l’amour maternel est indispensable au bébé et sa privation conduit à l’accrochage désespéré de l’enfant qui ne veut pas mourir ; de là, une fixation à ce stade qu’il ne peut pas dépasser. La privation avait donc fixé notre malade à ce stade de son évolution et ainsi empêché son moi de se former, de devenir distinct de celui de la mère.

Renée ne pouvait pas guérir, parce que, entre les faits non acceptés et le délire, il y avait un désir légitime dont l’inassouvissement causait la fixation, l’agressivité et la culpabilité.

Et tout le problème consistait à réaliser ce désir pour qu’il ne soit plus compensé par le délire, et qu’une issue normale soit donnée à la poussée dynamique…

Or, la réalisation directe était impossible : Renée ne pouvait pas retourner à l’état de nourrisson pour satisfaire le besoin de cet âge. Il fallait donc prendre un substitut : le symbole, puisqu’elle nous demandait la satisfaction sous cette forme (pp. 91-92).

On voit donc ici que, pour l’auteur, la privation d’amour maternel et l’insatiabilité du désir d’amour maternel de la patiente constituent le problème central. La culpabilité n’est, d’après M. A. Sèchehaye, qu’un des produits de l’insatiabilité. « Tout le problème de la thérapie, ajoute-t-elle, consistait à réaliser ce désir. » Malheureusement, elle ne dit jamais très clairement ce qu’elle entend par « réalisation ». Il semble bien, d’après ce qu’elle écrit ici et ailleurs, qu’elle veuille parler de gratification.

Mais, à d’autres moments, elle parait considérer – plus justement, selon moi – que la culpabilité est le problème central et que la satisfaction par le thérapeute est thérapeutique non pas parce qu’elle supplée aux anciennes privations d’amour maternel, mais dans le sens que l’acte de satisfaction aide, aux moments critiques, à soulager le patient de sa culpabilité, l’aidant ainsi à ressentir ses besoins comme quelque chose de légitime qu’il n’est donc plus nécessaire de refouler :

Nous nous heurtions surtout à un sentiment de culpabilité irréductible qui enfermait Renée dans un cercle vicieux infranchissable… Cette culpabilité, attachée au stade primitif du réalisme moral, était certes la plus difficile à déraciner. À ce stade, toute estimation des sentiments et des actes se calque sur les jugements de la mère : tout ce que la mère accorde est bien, tout ce qu’elle refuse est mal. Or la privation est un refus ; donc le désir qui a été suivi de refus est mal : désirer l’amour maternel, qui paraissait refusé, devenait une tendance coupable ; il est défendu de désirer l’amour (1951, pp. 135-136).

[L’auteur vient de dire comment l’agitation de Renée s’était calmée lorsqu’on l’avait mise au lit, dans une chambre verte, en lui faisant une piqûre accompagnée de commentaires apaisants et approbateurs.] Je compris soudain pourquoi Renée était soulagée par la « mise au vert ». Le retrait dans l’autisme, qui est un refus des responsabilités de la vie, comporte une violente culpabilité. Et cette culpabilité de l’autisme, comme toutes les culpabilités de l’inconscient, empêche qu’on se détache de la fixation à cet état. Pour enlever une culpabilité, il faut donner la permission de faire la chose. Il faut donc être autorisé à se retirer dans l’autisme pour en perdre la culpabilité et ainsi en sortir. La raison est simple : il y a culpabilité à se retirer dans le corps maternel puisque la mère veut forcer l’enfant à vivre ; elle ne le veut pas dans son corps.

Nous devions aller avec Renée jusqu’à l’ultime régression – l’autisme – et lui accorder ainsi, symboliquement, le droit de se réfugier dans le sein maternel lorsqu’elle souffrait trop (pp. 49-50).

À mon sens, l’auteur accorde beaucoup trop d’importance à la satisfaction, et bien trop peu à la valeur également thérapeutique de la frustration imposée judicieusement et en temps opportun dans le cadre d’une approche essentiellement investigatrice.

Dans leur livre sur la psychothérapie, livre fort peu orthodoxe mais qui, comme celui de M. A. Sèchehaye, stimule la réflexion, C. A. Whitaker et T. P. Malone57 parlent beaucoup de la gratification symbolique accordée par le thérapeute :

[Au « stade nucléaire » (core stage) du processus psychothérapeutique] le patient demande une gratification symbolique complète. [Quand le « stade nucléaire » entre dans la phase terminale du processus, le patient] a satisfait certains de ses besoins infantiles plus fondamentaux et commence à avoir des besoins plus matures et plus réels. S’il met à l’épreuve la relation, c’est en partie parce qu’il s’intéresse moins à une relation symbolique et qu’il demande une relation réelle, adulte, avec le thérapeute. Le thérapeute mature répond à cela par un rejet de ces demandes réelles, laissant au patient le besoin et l’occasion de mettre fin d’une façon constructive à la relation symbolique. Cela permet au patient de trouver ces gratifications dans d’autres aires. Lors du passage du stade nucléaire à la phase terminale, les motivations du patient à terminer la cure progressent presque géométriquement à mesure qu’il s’assure de plus en plus de satisfactions dans sa vie réelle (1953, p. 103).

Qu’entendent-ils par « gratification symbolique » ? Les auteurs l’expliquent ici :

Sur le plan du comportement, en tout cas, le silence est le cadre dans lequel se produit la régression et sont obtenues les satisfactions essentielles [core satisfactions]. Les auteurs se sont aperçus que certains supports ou certains auxiliaires pouvaient parfois faciliter la régression. Les thérapeutes ont ainsi utilisé l’alimentation au biberon, le bercement des patients et autres moyens qui stimulent, à la fois chez le thérapeute et le patient, l’affect nécessaire à la satisfaction infantile du patient. Ceci permet de reproduire dans la psychothérapie les différents aspects de la relation mère-nourrisson. Plus récemment, les auteurs se sont aperçus que si l’agressivité est utilisée à ce stade de la psychothérapie, la forme la plus appropriée sous laquelle elle s’exerce est la fessée. Cependant, ce sont là des techniques d’appoint qui compensent l’insuffisance du thérapeute en produisant l’affect profond que recherche le patient pour la satisfaction de ses besoins infantiles de dépendance. Sur le plan théorique, les auteurs ont la conviction qu’il n’est besoin d’aucune technique auxiliaire pour apporter des satisfactions régressives et essentielles puisque le processus de la thérapie est fondamentalement intrapsychique. L’emploi d’une technique supplémentaire reflète seulement certaines immaturités dans le fonctionnement intrapsychique du thérapeute.

Au stade nucléaire de la thérapie, l’expérience est avant tout une expérience non verbale de fantasme partagé… Le fantasme commun forcé peut, au début, être verbal. Il est présenté par le thérapeute comme une expérience au temps présent, expérience où il a, dans ses rapports avec le patient, les sentiments et les affects de la mère nourricière qui répond à un enfant affamé. Le fantasme n’a pas besoin de chercher refuge dans la métaphore ou l’allégorie. Le fantasme forcé devient, à ce stade, direct et primitif. Si le patient est prêt pour l’expérience essentielle [core experience] dans la thérapie, et si le thérapeute est capable et suffisamment impliqué, le fantasme forcé passe facilement de sa présentation verbale à l’expérience elle-même, non verbale. On peut compléter le commencement verbal, ou l’entrée dans l’expérience du nourrissement, par d’autres techniques faisant intervenir un contact physique, des changements de posture corporelle, et une très franche relation en face à face (pp. 211-212).

Ici encore, comme dans le livre de M. A. Sèchehaye, on a l’impression que le noyau de la technique thérapeutique est la gratification des besoins de dépendance infantiles du patient. Il faut noter que Whitaker et Malone eux-mêmes ne considèrent pas, apparemment, que le patient obtient une pleine satisfaction de ces besoins : « au stade nucléaire, disent-ils, le patient demande une gratification symbolique complète [N. B.] » ; d’après eux, lorsque arrive la phase terminale, le patient n’a satisfait que « certains » de ses besoins infantiles fondamentaux. La façon dont ils le disent permet néanmoins de penser qu’au moins les besoins satisfaits le sont définitivement.

Ici comme dans le travail accompli par M. A. Sèchehaye, l’effet thérapeutique de la technique employée me semble résider dans le fait que le patient – grâce, en partie, à des gratifications symboliques données opportunément – prend mieux conscience que ses besoins de dépendance sont légitimes : ils ne sont plus une source permanente de culpabilité et n’ont plus à être refoulés. Les besoins eux-mêmes ne sont jamais définitivement satisfaits, ou extirpés, tant que la vie continue ; mais le patient est maintenant plus libre d’éprouver ces besoins et de chercher à les satisfaire, soit sous forme directe si la situation du moment permet un comportement infantile, soit sous une nouvelle forme adaptée aux modes de comportement adultes. On pourrait probablement défendre l’hypothèse que ce sont précisément ces besoins fondamentaux, primitifs, qui constituent la source d’énergie permettant aux hommes d’exercer leurs fonctions de personnalité les plus complexes et adultes.

Dans la psychothérapie des schizophrènes comme dans l’analyse des névrosés, le « don » le plus approprié du thérapeute au patient est sa présence psychologique vigilante et sa curiosité thérapeutique toujours en éveil. Les dons matériels tiennent très peu de place dans l’analyse des névrosés, et à peine plus dans la psychothérapie des schizophrènes. Le thérapeute aide le schizophrène à affronter ses besoins de dépendance infantiles beaucoup moins par des dons matériels, si opportuns soient-ils, que par sa présence psychologique solide, attentive, réceptive, auprès du patient pendant la séance.

Je ne veux pas dire, on le comprendra, que, durant les longues périodes de silence qui surviennent forcément de temps à autre lorsqu’on travaille avec un schizophrène, le thérapeute devrait toujours concentrer ses pensées sur le patient. Combien ai-je vu de thérapeutes se sentir coupables en s’apercevant que leurs pensées « vagabondaient loin du patient ». La libre utilisation de l’intuition du thérapeute au service du patient exige qu’il soit aussi ouvert que possible à ses propres processus de libre association durant la séance, aussi bien pendant les silences qu’au moment des communications verbales.

Souvent, la position du thérapeute – soit qu’on lui demande de satisfaire les besoins de dépendance du patient, soit que le patient lui fasse des offres de dépendance – est une position qui, par nature, est inévitablement conflictuelle.

Lorsque, par exemple, le patient offre un bonbon au thérapeute, celui-ci sent que, s’il le refuse, le malade aura l’impression d’être rejeté, mais que, s’il l’accepte, cela renforcera le fantasme du patient que le thérapeute est effroyablement et totalement dépendant de lui. Le thérapeute ne peut donc rien faire qui satisfasse tous les besoins actuels du patient, puisque ces besoins sont foncièrement ambivalents.

Cela ne signifie pas pour autant que participer en recevant quelque chose du patient ou en lui donnant quelque chose soit toujours aussi conflictuel. Très souvent, l’intuition dicte au thérapeute ce qu’il convient de faire dans l’instant. Mais les désirs du patient à cet égard sont souvent si ambivalents que le thérapeute le sent et a l’impression qu’aucune action – refus ou acceptation – ne convient pour le moment.

Naturellement, cela est vrai aussi des demandes de dépendance que fait le patient au thérapeute. Ce dernier a souvent l’impression que s’il n’accorde pas ce qui lui est demandé (un conseil, un renseignement, un jus d’orange, que sais-je encore), une faim réelle du patient restera inassouvie, mais que, par contre, s’il accorde ce qu’on lui demande, l’estime de soi du patient en sera encore diminuée, celui-ci se disant qu’il ne peut faire face lui-même convenablement à ce besoin.

Quand il sent que surgit en lui un conflit à la suite d’une demande ou d’un cadeau du patient, le thérapeute a souvent l’impression que cet état conflictuel est le signe de son insuffisance comme thérapeute ; pourtant – et j’insiste là-dessus – cet état dans lequel il se trouve est très souvent inévitable, dans la mesure où les sentiments du patient touchant la dépendance sont conflictuels. Cette remarque explique pourquoi je mettrai l’accent tout à l’heure sur l’importance de la réponse investigatrice en tant que la plus appropriée des réponses que puisse faire le thérapeute en de telles circonstances.

Mais revenons pour l’instant à la question des sentiments conflictuels du patient touchant la dépendance. Je voudrais citer ici quelques auteurs qui se sont intéressés à ce problème.

Dans un chapitre intitulé « The later manifestations of Mental Disorder : Matters paranoid et paranoiac58 », H. S. Sullivan a décrit ces sentiments avec beaucoup de justesse. Il écrit à propos de ce qu’il appelle l’« attitude d’exploitation indirecte » :

… c’est un peu comme si l’on suggérait continuellement que l’on peut être découvert dépendant. Il y a une sorte d’invite ; on offre mais on ne donne pas tout à fait. On ne peut supporter d’être considéré comme dépendant… (p. 352).

D’après mon expérience, cette caractéristique se rencontre chez un grand nombre de schizophrènes en général, et pas seulement chez ceux dont la maladie est principalement de nature paranoïde.

L’ambivalence du patient schizophrène vis-à-vis des besoins de dépendance est probablement l’un des facteurs qui expliquent le désaccord frappant des thérapeutes entre eux sur la question de savoir jusqu’à quel point le thérapeute doit continuer de satisfaire ou de frustrer les besoins de dépendance du patient59.

Bien que leurs techniques diffèrent à bien des égards, on peut citer J. N. Rosen et G. Schwing parmi les auteurs qui pensent que le thérapeute doit activement assumer la position de figure omnipotente et aimante à l’égard du patient. J’ai déjà cité à ce propos certains commentaires de Rosen. Quant à la technique de G. Schwing, E. B. Brody et F. C. Redlich60 la décrivent ainsi :

Comme elle le dit elle-même, elle donnait instinctivement aux patients ce qui avait manqué dans leur relation de petit enfant avec leur mère : de la tendresse maternelle. Parfois, cela impliquait de longues heures pendant lesquelles elle restait assise en silence, donnant au patient la possibilité de suivre son propre rythme dans la prise de contact. Souvent elle apportait des bonbons ou des fruits à ses patients. Quelquefois, elle leur offrait des satisfactions de substitut – de petits tas de chocolat pour remplacer les fèces à manger, et la manipulation de pâte à modeler pour remplacer les souillures fécales. Quand les circonstances l’exigeaient, elle peignait les cheveux de son ou sa patiente, essuyait sa transpiration, et quand un patient demandait un baiser, elle le lui donnait (pp. 49-50).

G. Schwing répond exactement à cette définition de Federn (1952) : « … avec les psychotiques, il faut préserver le transfert positif et éviter d’en provoquer un négatif » (p. 171).

Certains autres auteurs – et je suis de leur avis – préconisent une bien plus grande modération de la part du thérapeute en ce qui concerne la satisfaction des besoins de dépendance du patient, et mettent l’accent sur l’angoisse que cause au patient la proximité et sur son besoin de sentir la fermeté du thérapeute. Je citerai tout à l’heure certains d’entre eux.

Il est bon que le thérapeute maintienne, dans l’ensemble, une certaine distance affective entre lui et le patient. C’est important pour trois raisons. D’abord, parce que le thérapeute doit assumer la part observatrice de sa fonction générale d’observateur participant. Ensuite, si les besoins de dépendance du patient sont intenses, l’angoisse qu’ils causent au thérapeute est tout aussi intense, pour les raisons qui ont été indiquées dans la première partie de ce chapitre. Enfin, le thérapeute doit rester la plupart du temps à une distance affective suffisante pour laisser au patient la liberté d’exprimer son hostilité quand elle surgit, et pour affronter fermement l’hostilité du patient.

Le thérapeute qui craint l’hostilité du patient, et sa propre contre-hostilité, risque de fonctionner d’une manière trop indulgente, étouffante, qui répète la première expérience pathogène vécue par le schizophrène avec sa mère.

De plus, comme Eissler l’a montré61, une approche trop indulgente du thérapeute peut accroître la culpabilité qui, je l’ai dit plus haut, s’associe aux besoins de dépendance. À propos de l’approche thérapeutique de G. Schwing, Eissler écrit :

Il est certain que pour Gertrud Schwing, l’amour est la principale voie d’accès à la personnalité schizophrénique… Le travail de G. Schwing avec les schizophrènes mérite la plus haute estime. [Mais il ajoute plus loin :] J’aimerais indiquer certains éléments qui contribueront peut-être à apprécier à sa juste valeur son travail avec les schizophrènes. G. Schwing travaillait dans un hôpital qui se caractérisait principalement par le défaut de considération et d’amour pour le patient. Dans un tel milieu, une attitude d’amour comme celle qu’elle recommandait avait, je le suppose, toutes chances d’être efficace. Quand le patient a subi un mauvais traitement, quand il a été gravement malmené, il prend la caresse affectueuse pour le geste d’un sauveur et il réagit favorablement à ce genre de geste. Je me demande cependant si cette approche aurait autant de succès dans un hôpital où l’on ferait preuve de plus d’affection et de compréhension…

Les patients de G. Schwing avaient subi un traitement qui, je suppose, avait allégé leur culpabilité engendrée par l’attitude punitive des infirmières et des médecins. Ils étaient donc préparés à l’amour et pouvaient l’accepter sans réaction de culpabilité. Mais il est certain que l’indulgence tendre peut conduire des schizophrènes à un plus grand retrait si elle accroît les sentiments de culpabilité (1943, pp. 386-387).

Dans un récit extraordinairement émouvant où il rapporte la psychothérapie d’un jeune catatonique de dix-sept ans (1946), R. P. Knight souligne l’importance qu’ont l’optimisme du thérapeute et son affection pour le schizophrène, mais il note également qu’il faut

… dans un cas comme celui-ci, que le thérapeute fasse preuve de fermeté active quand il brise les barrières de la transe [catatonique] et de la défiance. La fermeté a encore d’autres avantages. Le patient se sent mieux protégé de ses propres impulsions « mauvaises » s’il peut compter sur l’appoint des forces du thérapeute dans la lutte contre les « mauvaises » impulsions. Une attitude trop permissive ou trop indulgente risque de donner au patient le sentiment qu’il n’a pas d’allié, qu’il est impuissant et désemparé devant ses propres haines débordantes, sa défiance, ses désirs érotiques primitifs, qu’il est la proie de l’angoisse insupportable qu’ils lui causent. Ainsi, le patient peut ressentir la force protectrice du thérapeute comme un renforcement de son moi affaibli, renforcement qui lui permet d’envisager la possibilité d’une victoire dans sa lutte si cet allié ne se retire pas (1946, p. 339).

Knight écrit de même, dans un récent article sur les états limites schizophréniques62, que l’un des trois pièges de la psychothérapie est l' « utilisation malavisée d’une attitude thérapeutique trop permissive ».

À cet égard, les commentaires de F. Fromm-Reichmann sont suffisamment éclairants pour que j’en cite de larges extraits :

La violence dans l’action devrait être interdite et il faudrait d’abord écouter les verbalisations hostiles, puis y répondre par une investigation thérapeutique de leurs causes. L’acceptation silencieuse de la violence parlée ou agie est à déconseiller, non seulement pour sa propre autodéfense, mais par respect dû aux patients et pour préserver leur respect d’eux-mêmes. Après coup, les schizophrènes s’en veulent de leurs accès d’hostilité et ils ne respectent pas le thérapeute qui les laisse se tirer d’affaire ainsi (p. 94).

Dans nos efforts thérapeutiques, nous [il s’agit d’elle-même et de ses collègues de Chestnut Lodge] essayons de nous adresser autant que possible à la part adulte de la personnalité du patient, indépendamment de son degré de perturbation…

D’après notre expérience, tenter d’amorcer ou de faciliter le traitement d’un schizophrène en nouant des liens d’amitié avec lui ou par d’autres moyens visant à transformer la relation strictement professionnelle en une relation pseudo-sociale peut finir par sérieusement compromettre le succès de la thérapie. Le travail psychanalytique avec les névrosés nous l’apprend : de telles tentatives sont inacceptables ici. Elles risquent de détruire le noyau central de la psychothérapie psychanalytique qui est d’utiliser les vicissitudes de la relation médecin-patient comme un miroir où se reflètent les modèles des relations interpersonnelles du patient, et par conséquent comme le moyen le plus instructif d’investigation et de compréhension de leurs aspects psychopathologiques. Dans le cas des schizophrènes, une falsification du caractère professionnel de la relation médecin-patient entraîne de sérieuses difficultés supplémentaires. Il faut absolument garder cela à l’esprit chaque fois que l’on est tenté d’atteindre un schizophrène psychotique très perturbé en lui offrant un contact étroit, de l’amitié ou de l’amour.

… en suggérant d’éliminer du traitement psychanalytique les contacts non professionnels, je ne veux pas dire qu’il faut repousser tout ce qui constitue un effort valable pour créer une atmosphère d’acceptation, de confort, de compréhension, ou tout ce qui peut supprimer les facteurs d’angoisse dans l’environnement du patient. Ces efforts sont, au contraire, fort recommandables car ils permettent aux patients d’émerger plus vite d’un état psychotique aigu, et, si ces efforts sont faits par d’autres personnes que le psychanalyste, ils secondent utilement le traitement psychanalytique proprement dit (pp. 101-104).

[Elle poursuit, concernant] les raisons particulières pour lesquelles nous déconseillons fortement de montrer, dans le cadre du traitement psychanalytique, une chaleur non professionnelle à un patient – d’abord, le schizophrène craint les offres de rapprochement. Pour le schizophrène qui a été très tôt traumatisé, un rapprochement présent entraîne le risque d’une rebuffade future. De plus, il ne pourra pas cacher sa « laideur », sa « méchanceté », ses impulsions hostiles et destructrices à une personne qui se rapproche de lui…

Encore une fois, la proximité augmente la crainte, toujours présente chez le schizophrène, d’avoir perdu ou de perdre son identité, le sens des frontières entre lui et le monde extérieur [crainte tout à fait raisonnable puisque le processus inconscient et incontrôlable d’identification avec l’autre constitue l’une des défenses majeures du schizophrène contre l’angoisse – H. F. S.].

Dernière raison pour laquelle je déconseille d’entreprendre la psychothérapie d’un schizophrène sur une base autre que celle d’une relation réaliste et professionnelle : la sensibilité exacerbée du patient à, et son rejet de, toute expérience affective feinte. Comme le disait sans ambages une patiente à laquelle un jeune psychanalyste, dans un premier entretien, offrait son amitié : « Comment pouvez-vous dire que nous sommes amis ? Nous nous connaissons à peine » (p. 105).

Il est intéressant de constater, à travers deux articles de F. Fromm-Reichmann, l’un daté de 1939, l’autre de 1948, l’évolution qu’a subie l’approche psychothérapeutique à Chestnut Lodge entre ces deux dates. Dans le premier article, il était important, selon l’auteur, que le thérapeute approche le schizophrène avec une extrême délicatesse, qu’il soit permissif et veille soigneusement à ne pas donner au patient le sentiment d’être rejeté. Mais, en 1948, l’auteur et ses collègues ont le sentiment que « ce type de relation médecin-patient s’adresse trop à l’enfant rejeté dans le schizophrène et pas assez à l’individu devenu grand avant de régresser ».

Elle donne d’autres raisons de ce changement d’orientation, orientation qui coïncide pour une large part avec celle proposée dans son article de 1952, longuement cité plus haut.

Dans la psychothérapie intensive des schizophrènes, comme dans l’analyse des névrosés, l’approche thérapeutique la plus utile face aux besoins de dépendance du patient n’est ni la satisfaction, ni le rejet, mais plutôt l’investigation. De manière générale, le thérapeute devrait s’efforcer d’aider le patient à reconnaître et à explorer ses sentiments de dépendance.

Par exemple, le thérapeute pourra parfois avoir le sentiment que, pour le moment, il est thérapeutique de donner une satisfaction orale au patient (telle qu’une cigarette ou un verre de jus de fruits) ; mais, le plus souvent, il fera au patient un cadeau bien plus intéressant s’il s’attache à explorer son besoin avec lui, ainsi que la frustration et la rage qui surviennent si le thérapeute se livre à une investigation au lieu de satisfaire le besoin. Un rejet pur et simple (de la demande que fait le patient d’une cigarette ou de toute autre chose) n’est pas ce que je recommande ici ; ce que je dis, c’est que le thérapeute devrait concentrer son attention sur l’investigation du besoin du patient, et non pas simplement sur la satisfaction ou la frustration de ce besoin.

Le plus souvent, pour le patient et pour le thérapeute, il est moins désagréable que le patient reproche au thérapeute de ne pas satisfaire ses besoins infantiles que de bien voir les besoins dans toute leur nudité, car, dans le second cas, cela implique que les deux participants se rendent compte de leur mutuelle impuissance à satisfaire ces besoins. Et pourtant, c’est précisément en aidant le patient à bien reconnaître l’intensité de ses besoins infantiles, non atténués par des sentiments qui protègent le patient, le blâme et l’attitude coléreuse de demande, que le thérapeute se rend le plus réellement utile en tant que thérapeute.

Encore une fois, il se posera souvent la question de savoir s’il doit ou ne doit pas accéder à la demande du patient, plutôt que de conserver une attitude investigatrice et de réfléchir aux événements de la séance qui ont conduit le patient à faire cette demande particulière. Je le répète, ce n’est ni en accordant ni en refusant la demande comme telle mais en aidant le patient à en découvrir le sens dans leur relation que le thérapeute rendra probablement service au patient. Celui-ci, souvent, demande instamment une réponse précisément au moment où il essaie (inconsciemment) le plus vigoureusement d’éviter une aire d’angoisse qu’il faudrait explorer et contre laquelle sa demande est une défense.

L’intuition du thérapeute – sa capacité de sentir quel besoin le patient exprime là et ce qu’il convient, thérapeutiquement, de faire ou de dire à ce moment précis – est pour lui le plus sûr moyen de savoir s’il doit répondre aux besoins de dépendance du patient par la gratification, la frustration ou l’investigation.

Moins le thérapeute a d’expérience en ce domaine, moins il est conscient de ses sentiments, attitudes et processus interpersonnels, plus il aura besoin de s’en remettre à des règles lui indiquant ce qu’il faut dire ou faire face aux manifestations des besoins de dépendance de ses patients. Pour lui, ces règles sont nécessaires et parfaitement légitimes. Je pense ici, par exemple, à la règle selon laquelle on ne doit jamais accepter le cadeau d’un patient sans d’abord rechercher ce que ce don signifie pour le patient.

Mais, à mesure qu’il acquiert une expérience de la psychothérapie des schizophrènes et qu’il lui devient possible de faire confiance à ses propres processus inconscients, le thérapeute s’aperçoit qu’il peut se dispenser de ces règles et utiliser son intuition qui, dans son fonctionnement thérapeutique, lui est un guide bien plus sûr. Il s’apercevra, ce faisant, que le patient se plaint de l’inconséquence du thérapeute – qui, un jour, fait telle ou telle chose de cette manière et, un autre jour, la fait d’une autre manière. Mais, comme le dit F. Fromm-Reichmann, « il y a un point sur lequel vous êtes logique avec vous-même, c’est que vous essayez toujours et par tous les moyens de faire ce que vous estimez valable sur le plan thérapeutique dans une situation donnée avec un patient donné. La mise en pratique de ce principe peut parfois aboutir à la plus évidente “inconséquence” thérapeutique dont puisse rêver un psychiatre. Il nous faut avoir le courage d’être “inconséquent”, si nécessaire, sans en être angoissé, sans avoir la conscience tourmentée et sans sentiments de culpabilité conventionnels63 ».

Bien que je sois en profond désaccord avec certains aspects de la philosophie et de la technique thérapeutique de Rosen64, je voudrais citer quelques remarques de lui qui me paraissent très justes et venir à propos ici :

Les besoins conscients et tangibles du patient, facilement reconnaissables, telles la nourriture, la chaleur et la protection, sont ceux que le thérapeute aura le plus de facilité à satisfaire. Mais il est beaucoup plus difficile de fournir les bonnes réactions instinctuelles d’une mère bienveillante capable de satisfaire aux besoins inconscients du malade. Il faut pour y arriver que le psychisme du thérapeute soit bien en ordre. Ses pulsions instinctuelles : amour, haine et agressivité, doivent être suffisamment équilibrées pour que son rapport avec le patient devienne bienfaisant pour celui-ci. Mais un effort ne peut suffire à imposer cet équilibre…

J. I. Steinfeld65 met également l’accent sur l’importance de l’intuition du thérapeute :

… Partout où l’on obtient des résultats [en psychothérapie], il faut combiner, consciemment ou inconsciemment, les efforts créatifs et la compréhension scientifique. Il faut que le thérapeute se laisse guider par une compréhension intuitive ou « sympathique » du patient, tout en utilisant l’intellect et son corpus systématisé de connaissances abstraites comme instrument complémentaire. L’intellect seul est, en psychothérapie, aussi insuffisant qu’il le serait chez Bergson traitant du flux vivant, créatif, de toute réalité.

À ce propos, je citerai longuement R. P. Knight. Dans un article sur les borderline schizophréniques66, il écrit ceci qui s’applique aussi bien aux schizophrènes plus gravement atteints :

Avec le borderline schizophrénique, le thérapeute a souvent du mal à se prononcer entre l’attitude de fermeté et l’attitude permissive. En d’autres termes, il s’agit du problème de la satisfaction du besoin ou de la frustration du besoin, la frustration étant le premier pas vers l’interprétation. En psychanalyse, la satisfaction du besoin est minimale, et la technique établit par elle-même des limites bien définies. La durée des séances est assez strictement observée, le patient ne peut même pas être en face du thérapeute, les remarques extra-analytiques du début et de la fin de chaque séance sont réduites au minimum, les séances supplémentaires rares, le contact physique éliminé, la communication se faisant essentiellement par la parole. On sait que de nombreux patients psychiatriques sont trop malades pour s’adapter à ces limitations techniques et doivent d’abord, pendant une période plus ou moins longue, voir certains de leurs besoins satisfaits. Par exemple, on permet au patient de s’asseoir en face du thérapeute, le thérapeute fait des commentaires qui soutiennent et encouragent le patient, il conseille activement, etc. Le borderline schizophrénique, en particulier, ne peut supporter l’isolement du divan analytique, et il a besoin de voir et, de plus en plus souvent, d’entendre qu’on le soutient et qu’on le comprend. Il a besoin d’avoir des preuves de soutien affectif, de confiance, des preuves qu’il est lui-même digne de confiance ; il a besoin qu’on s’intéresse sincèrement à lui, et non pas avec un détachement tout professionnel.

Il devient donc nécessaire de mesurer ces besoins, qualitativement et quantitativement, avec une certaine précision et de décider le plus judicieusement possible des besoins qu’il faudrait satisfaire et de ceux qui peuvent être frustrés par la fixation d’une limite, suivie d’interprétation. Le thérapeute trop maternel, trop permissif risque de favoriser la tyrannie régressive du patient en satisfaisant trop de besoins, tandis que le thérapeute détaché, trop rigide risque de mettre le patient à ce que celui-ci ressent comme un régime de famine. Ces attitudes du thérapeute sont en partie une question de tempérament, en partie une question de différence des sexes, et en partie une question de formation. Dans l’idéal, le thérapeute devrait être capable d’une très grande souplesse dans ses réponses, qui lui permette de s’adapter avec spontanéité à toutes les diverses situations thérapeutiques qui peuvent se présenter dans son travail avec différents patients.

K. R. Eissler67 résume parfaitement la situation en disant : « Le psychiatre devrait pouvoir disposer de toute la gamme des émotions, depuis la haine jusqu’à l’amour, et accorder celles-ci aux besoins que le patient exprime sur le moment. »

Dans mon propre travail avec des schizophrènes, j’ai souvent remarqué que mes réactions aux besoins de dépendance et aux demandes du patient pouvaient utilement utiliser une large gamme d’émotions : tendre sollicitude, dureté, impassibilité, tout cela en une seule séance.

L. Berman68 avec raison, met l’accent sur l’aspect positif de la situation où l’analyste se trouve à certains moments – et c’est inévitable – dans l’incapacité d’apporter une réponse thérapeutique. Berman parle ici de névrosés mais ses remarques valent également pour les schizophrènes :

L' « attitude analytique » varie considérablement en fonction du dosage de certains ingrédients : la chaleur qu’on manifeste au patient, le « don » subtil, mêlés au fait de rester « en dehors » du patient et de ses problèmes. Il est probable que les analystes essaient intuitivement de doser comme il faut le « don » véritable et les preuves de leur amitié et de leur dévouement à l’égard de chaque patient, selon le stade où chacun se trouve dans son analyse. II existe de nombreux moyens indirects de le faire. L’analyste peut faire varier la durée d’une discussion amicale concernant un problème ou un intérêt réel – par exemple, le travail du patient. Il peut se montrer plus ou moins laxiste en laissant la séance se prolonger au-delà de l’heure. Il peut respecter plus ou moins une convention préalablement établie selon laquelle, par exemple, le patient doit régler une séance manquée, et ainsi de suite. Néanmoins, il ne semble pas qu’il soit réellement possible à l’analyste d’être suffisamment à l’unisson de son patient pour parvenir à un dosage exact de ce dont le patient a besoin à chaque instant. Si cet « échec » ne devient pas trop prononcé, il joue aussi probablement un rôle dans le processus thérapeutique. Le patient a l’occasion d’expérimenter la réalité d’un individu qui se consacre à la tâche de l’aider à grandir et qui s’en tire assez bien malgré d’évidentes difficultés.

R. W. Lidz et T. Lidz69 notent à ce propos : « La force qui est dans le thérapeute et qui doit être transmise au patient peut très bien dériver d’une intégrité suffisante pour ne pas avoir besoin d’être infaillible. »

Mon expérience m’a appris qu’à mesure que la thérapie du schizophrène progresse, celui-ci parvient à mieux assumer la responsabilité de discerner ses propres besoins, de chercher à les satisfaire, de traiter avec ses sentiments de frustration quand la satisfaction n’est pas obtenue, de rediriger ses besoins dans des voies plus adultes ou plus symboliques quand les circonstances l’exigent. La cure progressant, le thérapeute trouve moins souvent opportun de donner les satisfactions qu’il pouvait auparavant trouver thérapeutique de donner. Mais ce processus ne peut conduire à un succès, le patient parvenant à s’accepter et à accepter le thérapeute comme être humain, et non comme être omnipotent, que dans la mesure où le thérapeute accepte ses propres besoins humains – et surtout ses propres besoins de dépendance infantiles.

Pour terminer, je voudrais dire qu’il s’agit là d’un sujet qui mérite d’être approfondi. Bien que je me sois efforcé de le traiter ici de manière assez complète, la tâche ne fait que commencer si l’on considère la complexité et l’importance des processus de dépendance dans la psychothérapie de la schizophrénie.

Il est frappant de constater qu’actuellement les auteurs ne sont pas d’accord entre eux, notamment en ce qui concerne la technique thérapeutique à appliquer. Pour les personnes compétentes en matière de psychothérapie des schizophrènes, il n’est pas de sujet de désaccord plus important que celui de la façon dont on doit aborder les besoins de dépendance du schizophrène. À l’heure actuelle, on compte presque autant d’approches techniques que d’auteurs s’intéressant à la question.

Nous n’avons pas encore aujourd’hui la preuve qu’il existe une approche psychothérapeutique enseignable plus valable qu’une autre, produisant des résultats meilleurs et plus durables que les autres. Pour combler ce vide dans nos connaissances, nous avons besoin d’études approfondies sur le processus psychothérapeutique comme celles qui nous ont été apportées par des thérapeutes travaillant dans la ligne de Schwing, Rosen ou Whitaker et Malone ; et, comme point de comparaison, nous avons besoin d’études qui se rapprocheraient du point de vue de Fromm-Reichmann, Knight et moi-même. Ces études devraient nous éclairer sur la nature réelle des deux types de relations thérapeutiques, sur la qualité de l’intégration de la personnalité qui a été effectuée chez les patients, et sur les résultats comparés des traitements au long cours, sans oublier la qualité et la durabilité des guérisons.


35 Cet article est le fruit de ma collaboration avec les docteurs Frieda Fromm-Reichmann, Alberta B. Szalita-Pemow, Marvin L. Adland et Donald L. Burnham, qui ont, avec moi, tenu un séminaire de recherche sur la psychothérapie intensive de la schizophrénie, chaque semaine pendant une période de dix mois en 1952-1953. Je dois à ces quatre collègues une grande partie des idées présentées ici.

36 Voir, par exemple, les travaux d’Abrahams et Varon (1953) ; Brody et Redlich (1952) ; Bychowski (1952) ; Dulil (1951) ; Eissler (1943) ; Federn (1952) ; Knight (1946, 1953) ; Nunberg (1948) ; Rosen (1953) ; Schwing (1954) ; Séchehaye (1951 a) ; Sleinfeld (1951) ; Sullivan (19-25, 1953 a) ; et Whitakcr et Malone (1953).

37 Lat. : en soi.

38 Autant que j’ai pu en juger, ce principe s’applique à d’autres affects refoulés autant qu’aux besoins de dépendance – autrement dit, ce qui provoque l’angoisse, c'est l’affect refoulé plus les défenses qui l’accompagnent. Szaiita-Pemow (1952) a, dans un sens limité, fait référence à ce principe : « Alors que le terme de régression est, avant tout, utilisé pour désigner un mécanisme de défense défini, je considère que, dans sa structure d’ensemble, la régression est ce contre quoi nous nous défendons. »

39 1952, p. 79.

40 1921.

41 1945, p. 39.

42 L'angoisse du patient qui craint d'attirer le thérapeute dans son dangereux univers en est un exemple voisin. F. Fromm-Reichmann a présenté un matériel sur le sujet (1952, p.105).

43 Robert Bak (1949) a apporté une contribution intéressante sur la dissolution des frontières du moi dans la schizophrénie.

44 1950.

45 Comme l'ont signalé C. G. Schwartz A. H. Stanton (1951), on s'est aperçu que ce fait était d'une grande importance pour le fonctionnement d'un service d'agités.

46 Voir Fenichel (1945, p. 40).

47 1953.

48 On se demande si l’on peut parler ici de désir de concurrencer le thérapeute. Celui-ci ressent cela comme un désir de le concurrencer, mais peut-être est-ce plutôt que le schizophrène n’est pas capable de concevoir d’autres rôles possibles dans la vie que ceux de nourrisson et de mère, si bien que, dans la mesure où il s’efforce d’éviter ou de dépasser le rôle de nourrisson, il doit agir comme une mère. Il y a dans le passé de tant de schizophrènes une relation symbiotique si étroite entre le patient et la mère que cette explication parait assez plausible.

49 Le patient éprouve une angoisse particulièrement intense à reconnaître combien il dépend de la simple présence du thérapeute.

50 Ruth W. et Theodor Lidz (1952) proposent un point de vue intéressant sur les besoins symbiotiques des schizophrènes en relation avec la thérapie. Un extrait de leur résumé donne le thème de l’article : « Nous avons mis en rapport, d’une part, un problème de développement, commun à de nombreux schizophrènes, celui de la relation symbiotique avec un parent qui utilise le patient pour compléter sa propre vie, et, d’autre part, quelques-uns des problèmes que pose le maintien d’une relation thérapeutique qui puisse conduire à un bon résultat. Les problèmes étudiés concernent la recherche passive d’une figure protectrice qui non seulement est nécessaire au patient mais pour laquelle le patient est essentiel. » Dans leur livre retraçant la thérapie d’un groupe comprenant deux filles schizophrènes et leurs mères, Abrahams et Varon (1953) décrivent de façon très détaillée cette relation symbiotique.

51 Whitaker et Malone (1953, p. 101} notent ceci : « L’enthousiasme et la joie que l’on éprouve à envisager la possibilité de soumettre des patients schizophrènes à une psychothérapie reflètent peut-être le sentiment que seule une expérience thérapeutique avec le schizophrène pourra répondre a certains besoins résiduels. »

52 Il est intéressant ici de noter cette remarque de Fenichel (1945, p. 491) : « Par déplacement de la constellation “faim” dans le champ psychique, la curiosité peut devenir un trait de caractère oral et, dans certaines conditions, assumer toute la voracité de l’appétit oral originaire. »

53 Cela ne veut pas dire que les besoins de dépendance sont toujours le problème central ; en fait, il est assez courant de voir un comportement patent de dépendance infantile masquer un sentiment meurtrier refoulé.

54 Dans pareil cas, l’incapacité du thérapeute à recevoir librement les communications verbales et non verbales, les cadeaux, etc., du patient, contribue à perpétuer le sentiment de celui-ci qu’il n’a rien de valable à offrir. En outre, le schizophrène, sentant qu’il ne vaut rien et qu’il n’y a aucun espoir pour lui, souvent ne peut participer à la psychothérapie qu’en se disant qu’il le fait pour le thérapeute ; il ne peut concevoir de faire quelque chose dans son propre intérêt. Si le thérapeute est angoissé par ses propres besoins de dépendance au point de devoir insister pour que la thérapie se fasse dans l’intérêt du patient, cela constitue un obstacle majeur au processus thérapeutique.

55 1953.

56 1947.

57 1953.

58 « Les manifestations ultérieures de désordre mental : questions paranoïdes et paranoïaques » (1953).

59 Dans un article de 1949, A. Berman montre que le même désaccord existe dans le domaine de l'analyse des névrosés.

60 1952.

61 1943.

62 1953.

63 Communication personnelle.

64 1953, p. 8.

65 1951, p. 103-104.

66 153, p. 149-150.

67 1943, p. 307.

68 1949, p. 164-165.

69 1952, p. 173.