Chapitre VIII. La réparation

Quand le nourrisson entre dans la position dépressive et se voit confronté avec le sentiment d’avoir, par sa toute-puissance, détruit sa mère, sa culpabilité et son désespoir de l’avoir perdue éveillent en lui le désir de la restaurer et de la recréer afin de la récupérer aussi bien extérieurement qu’intérieurement. Les mêmes désirs de réparation surgissent par rapport à d’autres objets aimés, extérieurs et intérieurs. Les pulsions réparatrices font faire un pas de plus dans l’intégration. Le conflit entre l’amour et la haine devient plus aigu et l’amour agit autant sur le contrôle de la destructivité que sur la réparation et la restauration du dommage causé. C’est le désir et la capacité de reconstituer le bon objet, interne et externe, qui sont la base de la possibilité du moi de maintenir l’amour et les relations à travers les conflits et les difficultés. Ils sont aussi la base d’activités créatrices, qui ont leur origine dans le désir du nourrisson de reconstituer et recréer son bonheur et ses objets internes perdus, bref, l’harmonie de son monde intérieur.

Des fantasmes et des actions de réparation dissipent les angoisses de la position dépressive. L’intensité poignante de l’angoisse dépressive est atténuée par des sentiments répétés de perte et de récupération de l’objet. La réapparition de la mère après des absences, qui sont ressenties comme la mort, et l’amour et les soins continuels que le nourrisson reçoit de son entourage le rendent plus sûr de l’invincibilité des objets externes et moins effrayé par les effets tout-puissants des agressions auxquelles il se livre fantasmatiquement contre eux. Son propre développement et les restaurations réussies de ses objets augmentent sa confiance en sa capacité d’aimer, de reconstituer son objet interne et de le retenir comme bon, même en présence de la privation causée par les objets externes, ce qui, à son tour, le rend plus capable de supporter des privations sans se sentir accablé par la haine. Sa propre haine devient aussi moins effrayante à mesure qu’augmente sa croyance que son amour peut restaurer ce que sa haine a détruit. À travers la répétition de pertes et de récupérations, ressenties comme une destruction par la haine et une re-création par l’amour, le bon objet est peu à peu mieux assimilé à l’intérieur du moi ; en effet, dans la mesure où le moi a intérieurement restauré et re-créé l’objet, celui-ci devient de plus en plus la possession du moi et il peut être assimilé par lui, en contribuant à son développement. De là l’enrichissement du moi à travers le processus du deuil. Avec ces changements émotionnels, le développement des aptitudes et de la capacité dans les activités externes réelles entraîne l’assurance répétée des possibilités réparatrices du moi. L’épreuve de la réalité augmente quand les pulsions réparatrices prédominent : le nourrisson surveille avec intérêt et angoisse l’effet de ses fantasmes sur les objets externes, et une partie importante de sa réparation consiste à apprendre à abandonner son contrôle tout-puissant de l’objet et à l’accepter tel qu’il est.

Un rêve va illustrer quelques aspects de la réparation, surtout celle qui concerne les objets internes. Il s’agit d’une patiente maniaco-dépressive qui fait un rêve au moment où, se sentant beaucoup mieux après plusieurs années d’analyse, elle pense terminer bientôt le traitement.

Elle rêve qu’elle se rend à son travail dans sa voiture. À ce moment du rêve surgit quelque angoisse parce que le courant électrique du moteur se trouve coupé, mais elle se souvient qu’elle possède une batterie-torche en état de fonctionner. En arrivant à son travail, elle attend qu’un docteur apparaisse pour l’aider ; mais quand il se présente il porte un bras cassé en écharpe et ne fait donc pas l’affaire. Lentement elle se rend compte que le travail qu’elle est censée devoir exécuter consiste à ouvrir une énorme fosse commune. Elle commence à creuser toute seule à la lumière de sa petite lampe de poche. Peu à peu, pendant qu’elle creuse, elle constate que les gens ensevelis dans cette tombe ne sont pas tous morts. De plus, ce qui l’encourage beaucoup, les survivants se mettent immédiatement à l’aider dans son travail. À la fin du rêve elle a un sentiment très vif que deux choses ont été accomplies : d’abord, tous ceux qui étaient encore en vie ont été sortis de cette fosse et sont venus à son secours ; ensuite, que les gens qui étaient déjà morts peuvent maintenant échapper à leur anonymat et (dans le rêve ceci lui paraît extrêmement important) être enterrés convenablement, avec leurs noms sur leurs tombes.

À un certain moment du rêve la patiente pense que toutes les victimes dans la tombe sont des femmes.

Une de ses associations avec la fosse commune est qu’elle avait lu un livre sur le ghetto de Varsovie. Ici il est impossible de refaire le chemin de toutes ses associations, et celle-ci correspond à une très longue histoire. Sa mère était juive en partie, et son antisémitisme inconscient avait beaucoup apparu dans son analyse. Il avait souvent été question de fosses communes ou de cadavres en masse, en général associés à une attaque meurtrière contre sa mère et moi-même dans une situation œdipienne. Le médecin au bras cassé est associé à beaucoup d’épisodes de sa vie courante, mais il représente surtout son père, castré par elle tout au début de la situation œdipienne et incapable de l’aider à restaurer sa mère. La coupure du courant électrique représente l’arrêt du traitement et sa batterie-torche est associée à sa propre intuition acquise pendant l’analyse.

Bref, ce rêve représente pour elle la disparition progressive de ses angoisses dépressives. Aller au travail avec sa petite lampe de poche signifiait affronter toute seule sa situation dépressive dans toute son étendue, ses agressions méchantes contre sa mère et toutes les images maternelles, qui conduisent à la fosse commune dans son intérieur, la dépression anonyme du temps où elle ne connaissait pas l’objet de son deuil. Le travail du deuil dans son rêve consistait à sauver et à restaurer ce qui pouvait l’être. Les objets qu’elle restaurait s’alliaient tout de suite à elle dans sa tâche de porter secours, c’est-à-dire que les objets qu’elle avait d’abord détruits, puis reconstitués, elle se les assimilait et ils fortifiaient son propre moi.

Mais pas tout ce qui avait été détruit ne pouvait être restauré. Elle avait aussi à faire face à des situations où l’objet était vraiment mort, comme beaucoup de ses parents, et à d’autres où elle sentait qu’elle avait causé un mal irréparable. Et ici le point important est que chacune de ces situations et de ces personnes devait être correctement nommée et enterrée, c’est-à-dire, elles devaient être reconnues et pleurées sans déni et non pas perdues dans une fosse commune. Une fois ensevelies correctement, elles pouvaient finalement être abandonnées et n’avaient plus à être magiquement conservées en vie : ainsi seulement la libido de la patiente pouvait être libérée de sa fixation à elles.

Cependant, il y a dans ce rêve un élément inquiétant qui révèle une organisation maniaque encore active. C’est l’insistance de la patiente sur son besoin de tout faire « toute seule ». Il n’y a pas là que la nécessité de se rendre indépendante de l’analyse, mais aussi une insistance sur sa propre omnipotence. L’image paternelle du rêve reste châtrée et il ne lui est pas permis d’apporter une aide. La mère doit être restaurée par la patiente toute seule, sans aucune aide paternelle, indication claire de difficultés futures en rapport avec la situation œdipienne, qui exige la reconstitution du couple parental.

Dans le chapitre précédent j’ai mentionné que la réparation en elle-même peut faire partie des défenses maniaques. En pareil cas, une tentative est faite de réparer l’objet de façon maniaque et toute-puissante ; celui-ci peut alors être traité partiellement comme un objet d’intérêt. La réparation non maniaque diffère cependant de la réparation maniaque sur des points importants. La réparation correcte peut difficilement être considérée comme une défense, car elle se fonde sur la reconnaissance de la réalité psychique, sur le vécu de la souffrance causée par cette réalité et sur l’action adéquate entreprise pour la soulager en fantasme et dans la réalité. De fait, il s’agit de tout autre chose que d’une défense, il s’agit d’un mécanisme important pour le développement du moi et son adaptation à la réalité.

La réparation maniaque est une défense en ce sens qu’elle vise à réparer l’objet de telle manière que ni la culpabilité ni la perte ne soient jamais vécues. Un trait essentiel de la réparation maniaque est qu’elle ne doit pas comporter la reconnaissance de la culpabilité et qu’elle exige donc des conditions particulières. Par exemple, la réparation maniaque ne s’applique jamais à des objets primaires ou internes, mais toujours à des objets plus lointains ; en outre, il ne faut jamais ressentir qu’on a abîmé soi-même l’objet auquel s’applique la réparation ; finalement, l’objet doit être considéré comme inférieur, dépendant et, au fond, méprisable. Il ne peut pas y avoir de vrai amour ni d’estime pour l’objet ou les objets qu’on est en train de réparer, car cela constituerait une menace de retour de vrais sentiments dépressifs. La réparation maniaque ne peut jamais être complétée parce que, si elle l’était, l’objet entièrement restauré redeviendrait digne d’amour et d’estime, donc libre du contrôle et du mépris omnipotents et de la personne maniaque. Complètement reconstitué et indépendant et de nouveau doté de valeur, il serait exposé une fois de plus à l’agression immédiate de la haine et du mépris.

En conséquence, la culpabilité sous-jacente que la réparation maniaque essaie de soulager n’est pas soulagée de fait, et la réparation n’apporte pas de satisfaction durable. Les objets en train d’être réparés sont inconsciemment, et parfois consciemment, traités par la haine et le mépris et sont invariablement ressentis comme ingrats et au moins inconsciemment craints comme des persécuteurs potentiels.

On peut parfois observer cette sorte de réparation maniaque dans des institutions de charité quand, par exemple, le personnel administratif se voit comme gaspillant charité et réparation à des gens qui n’en sont pas dignes, qui sont ingrats et qu’il considère comme foncièrement mauvais et dangereux.

Je montrerai la transition progressive de la réparation maniaque à la véritable réparation dans le matériel de la petite Ann, de quatre ans. Les séances que je décrirai se placent peu de jours avant les vacances d’été, à un moment où Ann était particulièrement préoccupée de ses attaques contre moi et de la nécessité de réparer le mal. Mon départ en vacances représentait pour elle le coït parental et la grossesse de sa mère. Dans ses jeux, la boîte de couleurs en vient à représenter surtout le sein de sa mère, et le tiroir où je range ses jouets, le corps de sa mère plein de bébés. Pendant les jours précédant les deux séances que je vais décrire, elle attaque furieusement la boîte de peinture, en extrayant les couleurs avec son couteau, les mélangeant et les dissolvant dans de l’eau. Elle emploie alors cette eau coloriée sale pour « noyer » les petits jouets du tiroir. J’interprète que par cette attitude elle attaque surtout le sein de sa mère avec ses dents et ses ongles, agression par laquelle elle le perce, le souille et emploie le lait souillé transformé en urine et en excréments pour attaquer le corps de sa mère et souiller et noyer les bébés à venir. La raison de cette agression est la privation des vacances et la jalousie et l’envie qu’elle éprouve en s’imaginant que moi, représentant sa mère, je vais partir pour avoir des relations sexuelles et produire de nouveaux bébés.

Un aspect important de son attitude agressive était son attaque contre les mots. Ou bien elle noyait mes paroles sous ses cris perçants et ses chants, ou bien, en les hurlant et les répétant, elle les vidait de leur sens, les découpant en syllabes ou chantonnant d’une manière monotone « bla, bla, bla ». J’interprète que par ces agressions contre mes paroles elle attaque, en les mordant, le sein de la mère et parfois le coït parental, et que ses cris perçants et son « bla, bla » représentent des productions d’excréments dégoûtants qu’elle jette sur moi.

Vers la fin d’une des séances elle me demande de dessiner une petite fille. La petite fille, dit-elle, est Ann et elle va lui peindre le derrière. Là-dessus elle met une énorme masse de peinture brune sur et entre les jambes de la petite fille. Quand j’interprète que ce sont les selles qu’elle tire de la nourriture, elle peint tout de suite une masse brune semblable sortant de la tête de la petite fille. Je puis alors interpréter que, quand elle me déteste, elle fait à mes paroles, dans sa tête, la même chose que, dans son ventre, elle sent qu’elle fait à la nourriture donnée par sa mère. Elle confirme cela en disant que bla, bla est en effet plop, plop (sa façon infantile de désigner les selles).

À la séance suivante, la réparation maniaque prédomine. Ann entre, se dirige immédiatement vers sa boîte à peinture et se rend compte que maintenant elle est inutilisable. Elle me demande si j’ai une nouvelle boîte pour elle et, après avoir constaté que non, elle porte la boîte sur l’égouttoir et dit : « Il faut raccommoder ça, tout de suite, et je veux la boîte comme avant. » Elle apporte de la colle blanche en poudre, en met un peu dans les carrés qui contenaient la peinture, se rend compte que ça ne marche pas et dit : « Toi tu fais ça pour moi, mais tout, tout de suite, et moi je fais le chant. » Pendant que je remplis les carrés avec la poudre blanche et un peu d’eau et y ajoute le reste de la peinture pour colorier un peu la poudre, elle saute d’un pied sur l’autre en chantant à tue-tête : « Faut pas s’en faire, s’en fouaire, on a beaucoup à faire » ; de plus en plus excitée, elle me somme, en criant, de me dépêcher. Elle accepte immédiatement l’interprétation que je dois procéder par magie et dit que sa chanson est une incantation qui rend la magie très rapide.

L’accent est mis sur la réparation magique rapide et sur le fait que la boîte doit devenir « comme avant ». La raison en est le déni de la culpabilité et de la perte ; la réparation doit être si immédiate et complète qu’Ann n’ait pas de temps pour le deuil ni pour la culpabilité. Ce que je pouvais faire pour réparer la boîte n’était évidemment pas assez magique pour remplir ces conditions. Plusieurs fois elle interrompt sa chanson et fait semblant d’aller dormir dans l’espoir de ne pas voir la destruction de la boîte pendant que la réparation avance lentement. Elle désirait ne se réveiller que pour trouver le tout magiquement restauré, mais son angoisse et son impatience ne lui permettent pas de s’endormir véritablement, et au bout de une ou deux minutes elle se précipite de nouveau vers l’égouttoir et jette un coup d’œil sur la boîte à couleurs.

Derrière cette excitation monte la colère. Sans cesse elle m’arrache la boîte des mains, pensant pouvoir faire mieux et plus vite par elle-même, puis, furieuse contre la boîte, la lave et en efface tout le travail déjà fait, me la rend et se montre de nouveau pleine de colère contre moi parce que je ne vais pas aussi vite qu’elle le désire. Elle me surveille tout ce temps-là et crie contre moi, de plus en plus furieuse.

Sa colère contre la boîte était sa propre colère contre l’objet originel attaqué, le sein de la mère, lequel, ne se laissant pas réparer assez vite, l’exposait à un sentiment douloureux de perte et de culpabilité et éveillait par là même une nouvelle irruption de haine. Sa relation à moi était compliquée. D’abord, elle voulait dénier toute dépendance de moi et espérait réparer la boîte par sa propre magie. Cependant, elle était forcée de recourir à mon aide. Elle ne pouvait profiter de mon secours qu’en me traitant comme un objet partiel, entièrement contrôlé par elle. J’avais l’impression que, comme objet partiel, j’étais le pénis à l’aide duquel Ann voulait magiquement restaurer sa mère. Mais cet objet dont elle avait besoin et qu’elle employait dans cette réparation devait être complètement contrôlé, et elle le détestait de plus en plus puisqu’elle ne pouvait pas le contrôler ni s’en servir comme elle l’aurait voulu. En outre, la boîte aussi bien que moi-même nous étions ressenties de plus en plus comme des persécuteurs ; puisqu’elle me conférait des pouvoirs magiques, elle sentait que, n’ayant pas réparé la boîte comme elle le voulait, je l’avais peut-être fait exprès pour la vexer et me venger à cause de ses tentatives impitoyables de me dominer.

Tout au long de cette même séance, son agression contre mes paroles devenait chaque fois plus frénétique. C’est ce qu’on pouvait facilement saisir, car mes propos et mes interprétations étaient ressentis par Ann comme une affirmation de mon existence indépendante en tant que personne totale, ayant des pensées et des idées propres et dont le secours lui était nécessaire, tandis qu’elle-même ne m’acceptait que comme un objet partiel complètement soumis à son pouvoir. De plus, mon interprétation, établissant un rapport entre ses actions réparatrices et le fait qu’elle avait antérieurement abîmé la boîte, la mit en présence de la vérité même qu’elle voulait éviter, c’est-à-dire que son besoin de réparation était le résultat de son agression antérieure. Puisque sa réparation était tout entière orientée vers le déni de ce rapport, mes interprétations n’étaient pas reçues comme une aide, mais comme une interférence constante dans son activité de réparation magique. Cependant, à mesure que la séance se déroule, elle devient un peu plus calme et peut finalement écouter une interprétation complète, dans laquelle j’essaie de relier ses activités et ses sentiments actuels à la séance antérieure et aux vacances qui approchent.

La séance suivante montre un changement complet de l’humeur de la patiente ; les mécanismes maniaques cèdent et une réparation véritable entre en jeu. Dès qu’elle arrive dans la pièce, elle se dirige de nouveau vers la boîte, l’ouvre, pousse un léger soupir et dit : « Dommage qu’elle est tellement abîmée, non ? » Puis elle se tourne vers moi et dit : « On va raccommoder ça. » Cette fois, elle n’insiste pas sur la rapidité ni sur la perfection du processus, pas plus qu’elle ne prétend que la boîte redevienne exactement comme avant. Avec de la poudre blanche, de l’eau et un peu de couleur qui restait encore, nous essayons ensemble de refaire assez de matière coloriée pour pouvoir nous servir de la boîte un autre jour. Alors elle va vers la table, demande du papier et commence à peindre une maison. Ne pouvant pas encore peindre toute seule une maison complète, elle m’appelle au secours. Elle demande aussi des crayons de couleur pour compenser l’insuffisance de la peinture. De cette façon, elle dessine et peint une maison. Elle dit que c’est une jolie maison et me prie de tracer le contour d’une autre maison plus grande autour de celle-là. Je lui demande si la maisonnette dans la grande maison ne la signifie pas elle-même dans sa Maman, mais Ann me montre le toit pointu de la petite maison et dit, très convaincue, que la maisonnette c’est Papa dans Maman. Je puis alors interpréter que réparer la boîte à peinture avait signifié réparer le corps de Maman et qu’il lui faudrait pour cela le corps de Papa, c’est-à-dire mon aide, afin de remettre Maman tout à fait bien. La maison Papa dans la maison Maman représente Maman et Papa restaurés, et restaurés l’un pour l’autre, c’est-à-dire Papa rendant Maman meilleure et lui donnant encore des bébés. Elle retourne alors la feuille de papier et me montre que le verso est taché d’une peinture brune qu’elle avait répandue sur la table et elle dit : « C’est tout abîmé de nouveau. » J’interprète que, dès qu’elle admet que Papa rend Maman meilleure en étant avec elle et en elle, elle se sent de nouveau jalouse et veut les souiller avec ses selles. Elle me demande d’autres crayons et veut encore dessiner des maisons. Pendant que nous dessinons et colorions les maisons, elle laisse plusieurs fois tomber sur ma robe de petits bouts de papier et des copeaux de bois et à chaque fois elle me nettoie soigneusement et tout en le faisant elle dit, riant à moitié : « Oh là là ! je l’ai fait encore, il faut nettoyer tout le temps. » J’ai ainsi l’occasion d’interpréter directement dans le transfert ses attaques répétées contre moi et la tâche de réparation à laquelle elle s’exposerait si elle voulait que je continue à être pour elle une bonne analyste. Au bout d’un moment elle peint un échantillon de couleurs et me demande de l’aider à apprendre les noms des couleurs. J’interprète alors que je suis le père dont Ann a besoin pour restaurer sa mère intériorisée et mettre de l’ordre dans son monde intérieur, et j’établis un rapport entre sa prière de lui désigner les noms des couleurs et sa constatation que le secours réel que je puis lui donner est de nommer ses différents sentiments en l’aidant à les reconnaître, à les distinguer et par conséquent à se sentir plus capable de les dominer.

On peut voir que cette séance contraste absolument avec la précédente bien que cette fois-ci Ann se préoccupe aussi de réparer la boîte, représentant sa mère, avec l’aide de l’analyste, représentant son père. Mais tandis que dans la séance précédente la réparation était magique, basée sur un déni complet de la culpabilité et du souci, révélant une attitude impitoyable envers la mère en tant qu’objet de réparation et traitant le père comme un objet partiel, dans cette séance-ci sa réparation provient d’un sentiment de culpabilité et de perte. Elle commence par dire qu’il est dommage que la boîte soit abîmée. Ce changement va de pair avec un changement d’attitude envers moi ; elle m’accepte comme une personne totale, le père, qui les répare, elle et sa mère, et l’aide dans cette réparation dans la mesure du possible. Elle reconnaît son besoin et sa dépendance des deux parents et admet la nécessité de les réparer tous les deux ainsi que de pouvoir compter sur leur aide dans cette tâche de réparation. En même temps elle reconnaît que son agressivité n’appartient pas seulement au passé, mais qu’elle est continuelle. Quand les parents ont le droit d’être ensemble comme les deux maisons, l’agressivité resurgit. En admettant la réalité psychique de jalousie et d’agressivité, elle reconnaît aussi que la réparation est une tâche difficile. Dans son jeu consistant à jeter sur moi de petits copeaux de bois et à me nettoyer tout de suite après, elle admet que la lutte contre son agressivité doit continuer tout le temps et qu’elle ne saurait l’emporter par magie, une fois pour toutes. En même temps elle comprend que la reconnaissance de la réalité psychique constitue une aide. Ici elle a une parfaite intuition que l’aide de l’analyste ne se réduit pas à lui procurer de nouvelles couleurs, du papier, etc., mais qu’elle consiste à « nommer », c’est-à-dire à la rendre apte à trier ses sentiments et ses impulsions, et aussi ses relations avec les images externes et internes. Le progrès accompli par Ann entre ces deux séances a été décisif en ce qu’elle est devenue capable, au moins jusqu’à présent, de renoncer à faire un emploi magique de son analyse et de le remplacer par un autre, plus réaliste et plus profond.

Il est intéressant de noter qu’aussi bien le rêve de la patiente adulte que le matériel fourni par cette petite fille introduisent le fait de « nommer » comme un important élément de réparation. Dans les deux cas, « nommer » représente l’acceptation de la réalité, l’élément fondamental de la vraie réparation, qui fait défaut dans la réparation maniaque. L’acceptation de la réalité psychique englobe le renoncement à la toute-puissance et à la magie, la diminution du clivage et le retrait de l’identification projective. Cette acceptation s’étend aussi à l’état de séparation : la distinction entre son propre soi et ses parents, avec tous les conflits que cela entraîne. Elle implique aussi, comme faisant partie de la réparation, que l’on consent à ce que ses propres objets soient libres et puissent s’aimer et se restaurer réciproquement sans qu’on les fasse dépendre de soi. La totalité ou la plupart de ces éléments font défaut lorsque la réparation est une partie des défenses maniaques contre des angoisses dépressives.

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