2. Apprendre à connaître votre bébé (1944)

Lorsqu’une femme attend un enfant, sa vie se transforme de mainte façon. Il se peut qu’elle ait été jusque-là une personne aux intérêts variés, qu’elle ait fait carrière dans les affaires ou dans la politique, qu’elle ait joué au tennis avec enthousiasme ou qu’elle ait été toujours prête à sortir ou à aller danser. Elle peut avoir eu tendance à dénigrer les vies relativement limitées de celles de ses amies ayant eu un enfant et à faire des remarques piquantes sur leur vie végétative. Des détails techniques comme le lavage des couches ou leur séchage ont pu vraiment la dégoûter. Et s’il lui est arrivé de s’intéresser à des enfants, on peut dire de cet intérêt qu’il était plutôt sentimental que positif. Tôt ou tard, cependant, cette personne se trouve elle-même enceinte.

Il n’est pas impossible que cela la chagrine au début parce qu’elle ne voit que trop clairement la gêne considérable que cela signifie pour sa vie « à elle ». C’est vrai et tous ceux qui voudraient le nier auraient tort. Les bébés posent des tas de problèmes et, à moins d’être désirés, ils sont positivement gênants. Si une jeune femme n’a pas encore commencé à désirer le bébé qu’elle porte, elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle n’a pas de chance.

L’expérience montre, cependant, qu’une transformation s’effectue peu à peu dans les sentiments aussi bien que dans le corps de la jeune femme qui est enceinte. Dirai-je que ses intérêts se restreignent ? Il serait peut-être plus exact de dire que la direction de ses intérêts se tourne de l’extérieur vers l’intérieur. Elle en vient lentement, mais sûrement, à penser que le centre du monde se trouve dans son propre corps.

Peut-être quelque lectrice parvient-elle justement à ce stade et commence-t-elle à se sentir légèrement fière d’elle-même, à éprouver le sentiment qu’elle est une personne qui mérite le respect et devant qui les gens devraient naturellement s’écarter lorsqu’elle marche.

Lorsque la certitude que vous allez être bientôt mère s’accroît, vous commencez, comme le dit le proverbe, à mettre tous vos œufs dans le même panier. Vous commencez à prendre le risque de vous permettre de ne vous occuper que d’une seule chose : le petit garçon ou la petite fille qui va naître. Ce petit garçon ou cette petite fille sera à vous dans le sens le plus profond et vous serez à lui ou à elle.

Pour devenir mère, vous endurez beaucoup de choses. Je pense que c’est pour cette raison que vous devenez capable de voir avec une clarté particulière certains principes fondamentaux des soins maternels. Il ressort de cela que des années d’études sont nécessaires aux personnes qui ne sont pas mères pour aller aussi loin que vous dans la compréhension de ces soins qui vous est apportée par le cours normal de votre expérience. Il n’en reste pas moins que vous pouvez avoir besoin de ceux qui vous étudient parce que des superstitions ou des contes de bonnes femmes (quelques-uns très modernes) apparaissent et vous font douter de vos propres sentiments.

Voyons de près ce que la mère normale, bien équilibrée, sait de son bébé, un savoir qui a une importance tellement vitale et que, pourtant, les observateurs peuvent très bien oublier. Je pense que l’élément qui importe le plus, c’est votre sentiment que le bébé vaut la peine d’être connu en tant que personne, cela dès le premier moment possible. Aucun de ceux qui viennent offrir leurs conseils ne saura jamais cela aussi bien que vous.

Même dans l’utérus, votre bébé est un être humain différent des autres et, au moment de sa naissance, il a déjà beaucoup d’expérience, une expérience qui lui vient de faits désagréables ou agréables. Naturellement, il est toujours possible de lire sur le visage d’un nouveau-né des choses qui ne s’y trouvent pas même si, par moments, un bébé paraît très sagace et plein de pensées. Si j’étais vous, cependant, je n’attendrais pas que les psychologues aient décidé dans quelle mesure un bébé est humain à la naissance. Je me contenterais d’aller de l’avant, d’apprendre à le connaître et de lui permettre de vous connaître.

Vous connaissez déjà quelques-unes de ses caractéristiques grâce aux mouvements auxquels vous avez appris à vous attendre de sa part pendant que vous le portiez. S’il a beaucoup remué, vous vous êtes demandé ce qu’il y avait de vrai dans le dicton amusant que les garçons donnent plus de coups de pied que les filles. En tout cas, le signal de vie donné par ces mouvements vous a rendue heureuse. Je suppose que pendant ce temps le bébé en est venu à savoir beaucoup de choses sur vous. Il a partagé vos repas. Son sang a circulé plus rapidement lorsque vous avez bu une bonne tasse de thé le matin ou lorsque vous avez couru pour attraper un autobus. Dans une certaine mesure, il a dû savoir si vous étiez angoissée, excitée ou en colère. Si vous avez été agitée, il s’est habitué au mouvement et il ne sera pas surpris d’être secoué sur vos genoux ou bercé. Si, d’un autre côté, vous êtes une personne plutôt calme, il a connu la paix et il s’attend à un giron calme et à un landau tranquille. D’une certaine manière, je dirais qu’avant sa naissance, avant que vous n’entendiez son premier cri et que vous soyez assez bien pour le regarder et le prendre, il vous connaît mieux que vous ne le connaissez.

Après la naissance, les bébés et les mères diffèrent énormément dans leur comportement. Dans votre cas, peut-être se passera-t-il deux ou trois jours avant que votre bébé et vous soyez capables de jouir de la compagnie l’un de l’autre. Mais, si vous êtes suffisamment bien, il n’y a pas de raison pour que vous ne puissiez pas commencer à vous connaître mutuellement tout de suite. Je connais une jeune mère qui a eu un contact très précoce avec son premier enfant, un petit garçon. Dès le jour de sa naissance, après chaque tétée, on le couchait dans un berceau que la directrice de la clinique, pleine de bon sens, laissait auprès du lit de la mère. Pendant un moment, il restait éveillé dans le calme de la pièce et la mère laissait sa main glisser vers lui. Avant qu’il n’ait atteint l’âge d’une semaine, il avait commencé à attraper ses doigts et à regarder dans sa direction. Cette relation intime ne connut pas d’interruption et elle évolua. Je pense qu’elle a contribué à établir les fondations de la personnalité de cet enfant et de ce que nous appelons son développement affectif, ainsi que sa capacité de supporter les frustrations et les chocs qu’il rencontrera tôt au tard.

Le moment le plus important de votre premier contact avec votre bébé sera celui des tétées, c’est-à-dire lorsqu’il sera dans un état d’excitation. Peut-être ressentirez-vous également la même chose et aurez-vous dans votre poitrine des sensations qui indiqueront que votre état d’excitation est utile et que vous êtes prête à le nourrir. Si, au début, le bébé considère comme allant de soi votre présence et vos sensations, il a de la chance car il peut s’attacher au travail de satisfaire et d’accommoder ses propres pulsions et ses propres besoins. Selon moi, c’est en effet une chose très angoissante que d’être un nourrisson en train de découvrir les sentiments qui apparaissent en même temps que l’excitation. Aviez-vous jamais vu les choses sous cet angle-là ?

Il découle de cela que vous devrez apprendre à connaître votre bébé sous deux aspects, lorsqu’il est satisfait et plus ou moins calme, et lorsqu’il est excité. Au début, lorsqu’il est calme, il passe une grande partie de son temps à dormir, mais pas tout le temps, et les moments où il est éveillé, tout en étant calme, sont précieux. Je sais que certains bébés ne se montrent presque jamais satisfaits ; pendant longtemps, ils pleurent et expriment de la détresse, même après avoir été nourris, et ils ne s’endorment pas facilement. Il est très difficile pour la mère, dans ces cas, d’établir un contact satisfaisant, mais, le temps passant, il y a des chances que les choses s’arrangent et que la satisfaction apparaisse. Peut-être, au moment du bain, y aura-t-il une possibilité d’établir les débuts d’une relation humaine.

L’une des raisons pour lesquelles vous devriez apprendre à connaître votre bébé à la fois dans ses états d’excitation et de contentement, c’est qu’il a besoin de votre aide et qu’à moins de le connaître, il ne vous est pas possible de l’aider. Il a besoin que vous l’aidiez à maîtriser les transitions terribles entre le plaisir de dormir ou de s’éveiller et l’attaque totale de voracité. Les tâches routinières mises à part, on pourrait dire qu’il s’agit là de votre premier devoir de mère ; une grande habileté est nécessaire, que seule la mère de l’enfant peut posséder, ou bien quelque femme au cœur généreux qui adopte un bébé de quelques jours.

Pour prendre un exemple, les bébés ne naissent pas avec un réveil autour du cou, ayant pour mission de les réveiller toutes les trois heures. Des tétées régulières sont commodes pour la mère ou pour la nourrice. Du point de vue du bébé, il s’avérera peut-être que ces tétées régulières soient la meilleure chose qui convienne, après avoir eu une gorgée lorsque le besoin d’être nourri se fait sentir. Un bébé, toutefois, ne commence pas nécessairement par vouloir des tétées régulières ; en fait, je pense qu’il s’attend à trouver un sein qui se présente au moment désiré et qui disparaît lorsqu’il n’en veut plus. Il arrive qu’une mère ait à donner le sein d’une manière irrégulière pendant un certain temps avant de pouvoir adopter une routine stricte qui lui sera commode. En tout cas, lorsque vous commencez à connaître votre bébé, il est bon que vous sachiez ce à quoi il s’attend, même si vous décidez qu’il ne peut pas l’avoir. Et lorsque vous connaîtrez votre nourrisson à fond, vous vous apercevrez que c’est seulement en état d’excitation qu’il manifeste une nature aussi impérieuse. Entre-temps, il n’est que trop heureux de trouver la mère derrière le sein ou le biberon, de découvrir la chambre derrière la mère et le monde à l’extérieur de la chambre. Il y a certes énormément à apprendre sur votre bébé au cours de ses tétées, mais je pense, et vous le verrez, qu’il y a encore plus à apprendre lorsqu’il est dans son bain, ou couché dans son berceau ou lorsque vous lui changez ses couches.

Si une infirmière s’occupe de vous, j’espère qu’elle me comprendra et qu’elle n’éprouvera pas le sentiment que je m’immisce dans ses fonctions lorsque je dis que vous êtes désavantagée si votre bébé ne vous est amené que pour les tétées. Vous avez besoin de l’aide de l’infirmière et vous n’êtes pas encore assez forte pour vous occuper vous-même de votre bébé. Cependant, si vous ne connaissez pas votre bébé pendant qu’il dort ou lorsqu’il est couché, éveillé et à l’affût de ce qui se passe, vous devez avoir une impression très curieuse de lui s’il ne vous est amené que pour les tétées. À ce moment-là, il n’est que mécontentement. Un être humain, c’est certain, mais avec des lions et des tigres en rage à l’intérieur de lui. Et il est presque certainement effrayé de ses propres sentiments. Si personne ne vous a expliqué cela, il se peut que vous soyez également effrayée.

Si, d’un autre côté, vous connaissez déjà votre bébé pour l’avoir observé couché à vos côtés et lui avoir permis de jouer dans vos bras et avec votre poitrine, vous verrez son excitation sous sa vraie forme et la reconnaîtrez comme une forme d’amour. Vous serez aussi en mesure de comprendre ce qui se passe lorsqu’il détourne la tête et refuse de boire, tel l’âne du proverbe1, lorsqu’il s’endort dans vos bras au lieu de téter ou lorsqu’il s’agite de sorte qu’il ne fait pas ce qu’il faut pour prendre du lait. C’est qu’il a peur de ses propres sentiments. Par votre grande patience, vous pouvez alors l’aider comme aucune autre personne en lui permettant de jouer, de mettre ses lèvres sur le mamelon, de le tenir peut-être, toutes choses dont le bébé peut jouir jusqu’à ce qu’il ait assez confiance pour se risquer à téter. Ce n’est pas facile pour vous. Ce n’est pas facile parce que vous devez penser également à vous-même, soit que vos seins soient trop pleins, soit que vous deviez attendre que le bébé tète et commence à se nourrir. Mais, si vous savez ce qui se passe, vous serez capable de surmonter ce cap difficile et vous lui permettrez d’établir une bonne relation avec vous au moment de la tétée.

Il n’est pas si sot non plus. Si vous pensez que l’état d’excitation a pour lui la signification d’une expérience assez identique à celle qui, pour nous, consisterait à se trouver dans l’antre d’un lion, il n’est pas surprenant qu’il désire s’assurer, avant de se laisser aller, que vous êtes une donneuse de lait en qui il peut avoir confiance. Si vous le décevez, il ne peut qu’avoir le sentiment que des bêtes sauvages l’avaleront. Laissez-lui du temps et il vous découvrira. En fin de compte, vous en viendrez tous les deux à accorder de la valeur à son amour vorace de vos seins.

Dans l’expérience d’une jeune mère qui établit très tôt un contact avec son bébé, se sentir rassurée sur la normalité de son enfant (quelle que soit la signification qu’on puisse attribuer à ce mot) est, je pense, une chose importante. Dans votre cas, comme je l’ai dit, il se peut que vous soyez trop fatiguée pour commencer à établir un contact amical avec votre bébé dès le premier jour, mais il est bon que vous sachiez qu’il est tout à fait naturel qu’une mère désire connaître son bébé dès sa naissance. Non seulement parce qu’elle a tellement envie de le connaître, mais aussi – et c’est pourquoi cette question est si urgente – parce qu’elle a eu toutes sortes d’idées, comme de donner naissance à quelque chose d’affreux, quelque chose loin d’être aussi parfait qu’un bébé. C’est comme si les êtres humains trouvaient très difficile de croire qu’ils sont assez bons pour créer en eux une chose entièrement bonne. Je doute qu’une mère croie réellement et tout à fait à son enfant dès le début. Cela vaut aussi pour le père car il souffre autant que la mère de douter de sa capacité à créer un enfant sain et normal. Donc, apprendre à connaître votre bébé est d’abord une question urgente à cause du soulagement que la bonne nouvelle apporte aux parents.

Ensuite, vous désirerez connaître votre bébé à cause de votre amour et de votre fierté. Puis, vous l’étudierez en détail afin de pouvoir lui donner l’aide dont il a besoin, une aide qu’il ne peut obtenir que de celle qui le connaît le mieux, c’est-à-dire vous, sa mère.

Tout cela signifie que les soins à donner à un nouveau-né forment un travail continu et qu’ils ne peuvent être bien donnés que par une seule personne.


1 Proverbe anglais : on ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif. (N. d. T.)