9. Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux « self » (1960)
L’usage de plus en plus répandu du concept du faux « self » fait partie des développements récents de la psychanalyse. Ce concept va de pair avec l’idée d’un vrai « self ».
Historique
En lui-même, ce concept n’est pas nouveau. Il apparaît sous différentes formes dans la psychiatrie descriptive et surtout dans certaines religions et certains systèmes philosophiques. Il est évident qu’il existe un état clinique réel qui mérite d’être étudié, tandis qu’en psychanalyse le concept du faux « self » offre matière à un débat d’ordre étiologique. C’est ainsi que la psychanalyse examine les questions suivantes :
1° Quelle est l’origine du faux « self » ?
2° Quelle est sa fonction ?
3° Pourquoi, dans certains cas, le faux « self » est-il exagéré ou accentué ?
4° Pourquoi chez certaines personnes un système de faux « self » ne se développe-t-il pas ?
5° Quels sont les équivalents du faux « self » chez les gens normaux ?
6° Qu’est-ce donc qu’on peut appeler le vrai « self » ?
parce que je parle de phénomènes primaires, ceux qui concernent la relation du nourrisson à sa mère ou au père, qui n’est qu’une autre mère. À ce stade très précoce, le père n’a pas encore de signification en tant que personne du sexe masculin.)
Exemple
Le meilleur exemple que je puis donner est celui d’une femme d’un certain âge qui avait un faux « self » très réussi, mais qui n’avait cessé d’avoir, sa vie durant, le sentiment qu’elle n’avait pas encore commencé à exister et qu’elle avait toujours cherché le moyen d’atteindre son vrai« self ». Elle est toujours en analyse, une analyse qui se poursuit depuis de nombreuses années. Dans la première phase de cette analyse de recherche (qui dura deux ou trois ans), je découvris que j’avais affaire à ce que la patiente appelait son « self-protecteur ».
Ce « self-protecteur » :
1° découvrit la psychanalyse ;
2° vint faire un essai d’analyse, comme s’il s’agissait d’un test élaboré de la stabilité de l’analyste ;
3° amena la patiente à se faire analyser ;
4° céda progressivement, après trois ou quatre ans, sa fonction à l’analyste (c’est à cette époque qu’intervint une régression profonde et durant quelques semaines, la dépendance à l’égard de l’analyste fut très grande) ;
5° toujours présent, reprenait son rôle lorsque l’analyste était défaillant (maladie de l’analyste, vacances de l’analyste, etc.) ;
6° son destin final sera examiné ultérieurement.
L’évolution de ce cas me permit de percevoir facilement la nature défensive du faux « self ». Sa fonction de défense est de dissimuler et de protéger le vrai « self », quel qu’il puisse être. Dès lors, il devient possible de classer les organisations du faux « self ».
1° À l’extrême : le faux « self » est établi comme réel et c’est lui que les observateurs ont tendance à prendre pour la personne réelle. Cependant, dans les relations de la vie quotidienne, celle du travail et des amitiés, le faux « self » commence à faire défaut. Dans les situations où l’on s’attend à trouver une personne totale, il manque au faux « self » quelque chose d’essentiel. À cet extrême, le vrai « self » est dissimulé.
2° À un degré moins extrême : le faux « self » défend le « self » authentique. Le vrai « self » est toutefois perçu comme virtuel et une vie secrète lui est permise. Nous avons là l’exemple le plus clair d’une maladie clinique organisée dans un but positif : la préservation de l’individu en dépit des conditions anormales de l’environnement. Cela constitue un élargissement du concept psychanalytique de la valeur des symptômes pour la personne malade.
3° À un degré plus proche de la santé : le faux « self » a pour but principal la quête des conditions qui donneront au vrai « self » la possibilité de recouvrer son bien. Si ces conditions ne peuvent être trouvées, il faut alors que se réorganise une nouvelle défense contre l’exploitation du vrai « self ». Que le doute intervienne et le résultat clinique est le suicide. Dans ce contexte, le suicide est la destruction du « self » total pour éviter l’anéantissement du vrai « self ». Lorsque le suicide est la seule défense qui subsiste contre la trahison du vrai « self », le rôle imparti au faux « self » est alors d’organiser le suicide. Cela implique naturellement sa propre destruction, mais cela élimine en même temps la nécessité de maintenir son existence, étant donné que sa fonction est de protéger le vrai « self » de toute offense.
4° À un degré plus proche encore de la santé : le faux « self » s’établit sur la base d’identifications (comme dans le cas de la patiente citée ci-dessus, pour laquelle, pendant son enfance, l’environnement ainsi que sa gouvernante ont apporté beaucoup d’éléments à l’organisation de son faux « self »).
5° Dans l’état de santé : le faux « self » est représenté par toute l’organisation que constitue une attitude sociale polie, de bonnes manières et une certaine réserve. Une grande partie du faux « self » est passée dans l’aptitude individuelle à renoncer à l’omnipotence et au processus primaire en général, avec pour bénéfice la place dans la société, que le vrai « self » ne peut jamais atteindre et maintenir seul.
Jusque-là, je me suis tenu dans les limites de la description clinique. Mais, même dans ce domaine limité, il importe de savoir reconnaître un faux « self ». Par exemple, il est important que les patients qui sont essentiellement de fausses personnalités ne soient pas envoyés à des étudiants en psychanalyse pour être analysés dans le cadre de leurs études. Dans ce cas, le diagnostic d’une fausse personnalité est plus important qu’un diagnostic établi selon les classifications psychiatriques reconnues. Dans le travail social également, là où toutes sortes de cas doivent être acceptés et suivis en traitement, ce diagnostic de « fausse personnalité » est important pour éviter la frustration extrême associée à l’échec thérapeutique, en dépit d’un travail social apparemment correct, basé sur des principes analytiques. Enfin, il aune très grande importance en ce qui concerne la sélection de ceux qui veulent étudier la psychanalyse ou le travail social psychiatrique, c’est-à-dire la sélection de toutes les catégories d’étudiants appelés à faire du travail individuel. Au faux « self » organisé est associée une rigidité des défenses qui ne permet pas une évolution pendant la période d’études.
L’esprit, siège de l’intelligence, et le faux « self »
Il y a un danger particulier qui provient d’un lien assez fréquent entre la démarche intellectuelle et le faux « self ». Lorsqu’un faux « self » s’organise chez un individu qui a un potentiel intellectuel très élevé, l’esprit tendra à devenir le lieu où réside le faux « self ». Il se développe, dans ce cas, une dissociation entre l’activité intellectuelle et l’existence psycho-somatique. (Chez l’individu bien portant, il faut le supposer, l’esprit n’est pas un élément à exploiter afin d’échapper à une existence psycho-somatique. J’ai développé ce sujet assez longuement dans « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma », 194922.
Lorsque cette double anomalie s’établit : i° organisation d’un faux « self » pour dissimuler le vrai « self », et z° tentative de la part de l’individu de résoudre son problème personnel en utilisant un intellect brillant, le tableau clinique qui en résulte a ceci de particulier qu’il peut très facilement abuser autrui. Il arrive ainsi que monde observe une réussite académique d’un très haut niveau et puisse difficilement croire à la détresse très réelle de l’individu concerné, qui se sent d’autant plus « factice » qu’il (ou elle) réussit. Lorsque ces personnes se détruisent d’une façon ou d’une autre, au lieu de remplir leurs promesses, cela produit invariablement un choc chez ceux qui ont fondé de grands espoirs en elles.
Étiologie
Pour les psychanalystes, le principal intérêt de ces concepts réside dans l’étude de la manière dont un faux « self » se développe au début de la vie, au sein de la relation mère-nourrisson, et dans l’étude de la façon dont un faux « self » ne devient pas une caractéristique intéressante dans une évolution normale (ce qui est encore plus important).
La théorie relative à ce stade important du développement ontogénique relève de l’observation de la vie du nourrisson par rapport à la mère (du patient régressé par rapport à l’analyste), et non de la théorie des premiers mécanismes de défense du moi organisés contre la pulsion du ça, bien que, naturellement, ces deux sujets puissent se recouvrir.
Pour parvenir à définir le processus de développement en cause, il est essentiel de prendre en considération le comportement et l’attitude de la mère, car, dans ce domaine, la dépendance est réelle et presque absolue. Il n’est pas possible de décrire ce qui se passe en ne se référant qu’au nourrisson.
Dans la recherche de l’étiologie du faux « self », nous étudions le stade des premières relations objectales. À ce stade, le nourrisson est, la plus grande partie du temps, non intégré et, quand il l’est, il ne l’est jamais complètement. La cohésion des différents éléments sensori-moteurs provient du fait que la mère porte le nourrisson, quelquefois physiquement et, au figuré, sans cesse. Périodiquement, le geste du nourrisson exprime une pulsion spontanée. La source de ce geste est le vrai « self » et le geste indique l’existence d’un vrai « self » potentiel. Il est nécessaire d’étudier comment la mère satisfait cette omnipotence infantile qui se révèle dans un geste (ou dans un ensemble sensori-moteur). Je relie, ici, l’idée d’un vrai « self » au geste spontané. À cette période du développement de l’individu, la fusion de la motricité et des éléments érotiques est en passe de devenir un fait.
Le rôle de la mère
Il nous faut étudier le rôle joué par la mère et, à cet égard, je trouve commode de comparer deux extrêmes. D’un côté, nous avons la mère qui est suffisamment bonne, de l’autre, la mère qui n’est pas suffisamment bonne. La question qui se pose est la suivante : que veut dire l’expression « suffisamment bonne » ?
La mère suffisamment bonne répond à l’omnipotence du nourrisson et, dans une certaine mesure, elle lui donne une signification, et ce maintes et maintes fois. Par l’intermédiaire de la force que donne au moi faible du nourrisson l’accomplissement de ses expressions d’omnipotence, un vrai « self » commence à prendre vie.
La mère qui n’est pas suffisamment bonne n’est pas capable de rendre effective l’omnipotence du nourrisson et elle ne cesse donc de faire défaut au nourrisson au lieu de répondre à son geste. À la place, elle y substitue le sien propre, qui n’aura de sens que par la soumission du nourrisson. Cette soumission de sa part est le tout premier stade du faux « self » et elle relève de l’inaptitude de la mère à ressentir les besoins du nourrisson.
Une partie essentielle de ma théorie repose sur l’idée que le vrai « self » ne devient une réalité vivante que s’il résulte de la réussite répétée de la mère lorsqu’elle répond au geste spontané ou à l’hallucination sensorielle du nourrisson. (Cette idée a un rapport étroit avec la conception de Sechehaye contenue dans l’expression « réalisation symbolique ». Cette expression a joué un rôle important dans la théorie psychanalytique moderne, mais elle n’est pas tout à fait exacte, étant donné que c’est le geste ou l’hallucination qui sont rendus réels, la capacité du nourrisson d’utiliser un symbole en étant la conséquence.)
Selon ma théorie, il y a maintenant deux voies d’évolution possibles dans le cours des événements. Dans le premier cas, l’adaptation de la mère est suffisamment bonne et, par conséquent, le nourrisson commence à croire à la réalité extérieure qui apparaît et se comporte comme par magie (à cause de l’adaptation relativement réussie de la mère aux gestes et aux besoins de son nourrisson) et qui agit d’une manière qui ne heurte pas son omnipotence. À partir de là, le nourrisson peut progressivement renoncer à l’omnipotence. Le vrai « self » est spontané et les événements du monde se sont accordés à cette spontanéité. Le petit enfant peut maintenant commencer à jouir de l’illusion de la création et du contrôle omnipotents. Par la suite, et peu à peu, il devient capable de reconnaître l’élément illusoire, le fait de jouer et d’imaginer. C’est là que réside le fondement du symbole qui, tout d’abord, est à la fois spontanéité ou hallucination de l’enfant, et aussi objet externe créé et, en fin de compte, investi.
Entre le nourrisson et l’objet, il y a quelque chose, quelque activité ou sensation. Dans la mesure où cela lie le nourrisson à l’objet (à savoir l’objet partiel maternel), les fondements de la formation symbolique se constituent. D’un autre côté, dans la mesure où ce quelque chose sépare au lieu de lier, cette fonction qui aboutit à la formation symbolique est bloquée.
Dans le second cas, qui appartient plus particulièrement au sujet de notre étude, l’adaptation de la mère aux hallucinations et aux pulsions spontanées du nourrisson est déficiente, n’est pas suffisamment bonne. Le processus qui aboutit à la capacité d’utiliser des symboles ne débute pas (ou il se rompt, ce qui entraîne un repli correspondant de la part du nourrisson, vis-à-vis des avantages acquis).
Lorsque l’adaptation de la mère n’est pas suffisamment bonne au début, on pourrait s’attendre à ce que le nourrisson meure physiquement parce que l’investissement des objets externes n’a pas commencé. Le nourrisson demeure isolé. En pratique, cependant, il vit, mais d’une façon fausse. La révolte contre le fait d’être forcé d’exister d’une façon fausse peut être détectée dès les tout premiers stades. Le tableau clinique présente une irritabilité générale, des troubles de la nutrition et des autres fonctions – troubles qui peuvent disparaître cliniquement, mais pour réapparaître ultérieurement sous une forme plus grave.
Dans ce second cas, lorsque la mère ne peut pas s’adapter suffisamment bien, il y a séduction du nourrisson qui en vient à se soumettre et un faux « self » soumis réagit aux exigences de l’environnement que le nourrisson semble accepter. Par l’intermédiaire de ce faux « self », il élabore un ensemble de 'dations artificiel et, au moyen d’introjections, en arrive même à faire semblant d’être réel, de telle sorte que l’enfant peut en grandissant ressembler exactement à la mère, à la nourrice, à la tante, au frère, ou à quiconque occupe le premier plan à ce moment-là. Le faux « self » a une fonction positive très importante. dissimuler le vrai « self », ce qu’il fait en se soumettant aux exigences de l’environnement.
Dans les exemples extrêmes de développement d’un faux « self », le vrai « self » est tellement bien dissimulé que la spontanéité n’est pas une caractéristique des expériences vécues du nourrisson. La soumission est alors la caractéristique principale et l’imitation une spécialité. Lorsque le degré de clivage dans la personne du nourrisson n’est pas trop grand, il se peut qu’il y ait presque une vie personnelle au travers de l’imitation et il se peut même que l’enfant en arrive à jouer un rôle particulier, celui du vrai « self », comme il le serait s’il avait existé.
De cette façon, il devient possible de remonter au point d’origine du faux « self ». qui est une défense, comme on peut le voir maintenant, une défense contre ce qui est impensable : l’exploitation du vrai « self » qui aboutirait à son anéantissement. (S’il arrive que le vrai « self » soit exploité et annihilé, cela correspond à la vie d’un nourrisson dont la mère était d’une part « pas suffisamment bonne » dans le sens décrit plus haut, et de plus bonne et mauvaise d’une manière irrégulière, qui engendre un espoir toujours déçu. Dans ce cas, une partie de la maladie de la mère est un besoin de semer et de maintenir le trouble chez ceux qui sont en contact avec elle. Cela peut apparaître dans la situation transférentielle où le patient cherche à rendre l’analyste fou (Bion, 1959, Searles, 1959). Il est concevable que cet état, à un degré extrême, amène la destruction des derniers vestiges de l’aptitude d’un nourrisson à défendre le vrai « self ».)
J’ai tenté de développer le thème du rôle joué par la mère dans mon article : « La préoccupation maternelle primaire »23. J’expose, dans cet article, l’hypothèse selon laquelle la femme enceinte bien portante parvient peu à peu à un haut degré d’identification avec son nourrisson. Cet état se développe au cours de la grossesse, atteint son point culminant au moment de l’accouchement et cesse progressivement au cours des semaines et des mois suivants. Cettte chose saine qui arrive aux mères a des implications à la fois hypocondriaques et narcissiques secondaires. Cette orientation particulière de la mère à l’égard de son nourrisson ne dépend pas seulement de sa propre santé mentale ; elle est également influencée par l’environnement. Dans le cas le plus simple, le mari, soutenu par une attitude sociale qui découle elle-même de la fonction naturelle de l’homme, s’occupe pour sa femme des réalités extérieures et ainsi, judicieusement, lui est-il possible de devenir introvertie et égocentrique pour un temps. Si l’on en fait le diagramme, cela ressemble au diagramme d’une personne ou d’une famille paranoïde (on pense ici à la description par Freud (1920) de la vésicule vivante et de sa couche corticale réceptive…).
Ce thème n’a pas à être développé dans le cadre de cet article, mais il importe que la fonction de la mère soit bien comprise. Cette fonction ne résulte aucunement d’une évolution récente, qui ressort de la civilisation, de la sophistication ou d’une compréhension intellectuelle. Aucune théorie n’est acceptable si elle ne tient compte du fait que les mères ont toujours rempli cette fonction essentielle, et suffisamment bien. Cette fonction maternelle essentielle permet à la mère de connaître les tout premiers désirs, les tout premiers besoins de son nourrisson et la rend heureuse dans la mesure où il est heureux. C’est grâce à cette identification avec lui qu’elle sait comment le porter, si bien qu’il commence par exister et non par réagir. C’est là que se trouve l’origine du vrai « self », qui ne peut devenir une réalité sans la relation particulière qu’on pourrait décrire à l’aide d’un terme courant : celui de dévouement24.
Le vrai « self »
En contrepartie du concept d’un faux « self » il faut définir ce qui pourrait, à juste titre, être appelé le vrai « self ». Au stade le plus primitif, le vrai « self » est la position théorique d’où provient le geste spontané et l’idée personnelle. Le geste spontané est le vrai « self » en action. Seul le vrai « self » peut être créateur et seul le vrai « self » peut être ressenti comme réel. À l’opposé, l’existence d’un faux « self » engendre un sentiment d’irréalité ou un sentiment d’inanité.
S’il remplit commodément sa fonction, le faux « self » dissimule le vrai « self » – ou bien trouve le moyen de lui permettre de commencer à vivre. Ce résultat peut être obtenu par toutes sortes de procédés, mais les cas que nous observons de plus près sont ceux où au cours du traitement, les choses prennent une réalité ou acquièrent de la valeur. La patiente dont j’ai parlé en est venue, vers la fin d’une longue analyse, à commencer sa vie. Elle n’a pas d’expérience vraie, pas de passé. Elle commence avec cinquante années de vie gaspillée, mais elle se sent enfin réelle et, par conséquent, elle désire maintenant vivre.
Le vrai « self » provient de la vie des tissus corporels et du libre jeu des fonctions du corps, y compris celui du cœur et de la respiration. Il est étroitement lié à l’idée du processus primaire et, au début, par essence il n’a pas à réagir à des stimuli extérieurs ; il est simplement primaire. Définir l’idée d’un vrai « self » n’a que peu d’intérêt, si ce n’est pour tenter de comprendre le faux « self », car le vrai « self » ne fait guère plus que rassembler dans ses détails l’expérience liée au fait de vivre.
Progressivement, le nourrisson parvient à un degré d’élaboration tel qu’il est plus exact de dire que le faux « self » masque la réalité intérieure de l’enfant que de dire qu’il dissimule le vrai « self ». À ce stade, le nourrisson a maintenant une membrane-frontière établie, il a un intérieur et un extérieur et, dans une mesure considérable, il s’est dégagé des soins maternels.
Une remarque s’impose : selon la théorie que j’avance ici, le concept de la réalité individuelle intérieure des objets s’applique à un stade plus tardif que celui auquel s’applique le concept de ce qu’on appelle le vrai « self ». Le vrai « self » apparaît dès qu’il existe une quelconque organisation mentale de l’individu et il n’est pas beaucoup plus que la somme de la vie sensori-motrice.
Le vrai « self » acquiert vite de la complexité et établit des rapports avec la réalité extérieure au moyen de processus naturels, processus qui se développent chez chaque nourrisson au cours de son évolution. Le nourrisson en arrive à pouvoir réagir à un stimulus sans traumatisme parce que ce stimulus a une contrepartie dans la réalité 126 intérieure, la réalité psychique de l’individu. Le nourrisson considère alors tous les stimuli comme des projections, mais ce stade n’est pas nécessairement mené à son terme ; il peut n’être atteint que pour une part, ou encore s’il est atteint temporairement, le bénéfice peut en être perdu. Ce stade acquis, le nourrisson est maintenant capable de conserver un sentiment d’omnipotence même lorsqu’il réagit à des facteurs de l’environnement qui, d’après l’observateur, sont vraiment extérieurs à l’enfant. Tout cela précède de plusieurs années l’apparition de la capacité de l’enfant de laisser place, dans le raisonnement intellectuel, à l’œuvre du hasard pur.
Il résulte de toute nouvelle période de vie dans laquelle le vrai « self » n’a pas été interrompu gravement un accroissement du sentiment d’être réel, ce qui s’accompagne chez l’enfant d’une aptitude de plus en plus grande à supporter deux sortes de phénomènes, qui sont :
1° Des ruptures dans la continuité de l’existence du vrai « self ». (On voit là comment le processus de la naissance peut être trauma-tique, par exemple à la suite d’un retard sans que le nouveau-né perde conscience.)
2° Des expériences réactionnelles, dites du faux « self », en rapport avec l’environnement auquel on se soumet. Elles deviennent cette partie du nourrisson à qui l’on a pu apprendre (avant son premier anniversaire) à dire « merci » ou, en d’autres termes, à qui l’on a pu apprendre à reconnaître l’existence d’un environnement qui est accepté intellectuellement. Des sentiments de gratitude peuvent, ou non, s’ensuivre.
L’équivalent normal du faux « self ».
De cette façon, par des processus naturels, le nourrisson élabore une organisation du moi adaptée à l’environnement, mais cela ne se produit pas automatiquement. En fait, cela ne peut se produire que si le vrai « self » (comme je l’appelle) est d’abord devenu une réalité vivante, grâce à l’adaptation suffisamment bonne de la mère aux besoins vitaux du nourrisson. Dans une existence saine, dans le vrai « self » il y a une certaine qualité d’obéissance qui correspond à une aptitude du nourrisson à se soumettre et à ne pas s’exposer.
L’aptitude au compromis est une acquisition. Dans le développement normal, l’équivalent du faux « self » est ce quelque chose qui peut se transformer chez l’enfant en conduite sociale, ce quelque chose qui est susceptible d’adaptation. Chez un individu bien portant, cette conduite sociale représente un compromis. Cependant, toujours à l’état de santé, le compromis cesse d’être légitime lorsque les questions en cause deviennent cruciales. Si cela se produit, le vrai « self » peut passer outre au « self » obéissant. Sur le plan clinique, cela constitue un problème périodique de l’adolescence.
Les degrés du faux « self »
Si l’on accepte la description de ces deux extrêmes et leur étiologie, il ne nous est pas difficile d’admettre, dans notre travail clinique, l’existence d’un degré plus ou moins grand de cette défense du faux « self », qui va de l’aspect sain et poli au faux « self » soumis et tout à fait clivé que l’on prend pour l’enfant total. Quelquefois, on peut facilement discerner que cette défense du faux « self » peut former la base d’une sorte de sublimation, comme lorsque l’enfant grandit pour devenir acteur. En ce qui concerne les acteurs, il y a ceux qui peuvent être eux-mêmes et qui peuvent également jouer un rôle, alors qu’il y en a d’autres qui ne peuvent que jouer un rôle et qui sont complètement perdus lorsqu’ils ne sont pas dans un rôle, quand on ne les apprécie pas ou qu’on ne les applaudit pas (ce qui équivaut à reconnaître leur existence).
Chez l’individu bien portant, dont le « self » comporte un aspect soumis, mais qui existe et qui est un être créateur et spontané, nous trouvons en même temps une capacité à employer des symboles. En d’autres termes, la santé est étroitement liée à la capacité de l’individu à vivre dans une sphère qui est intermédiaire entre le rêva et la réalité et qu’on appelle vie culturelle25. À l’opposé, lorsqu’il y a une scission très importante du vrai « self » et du faux « self » qui dissimule le vrai « self », on observe que la capacité d’employer des symboles est faible et que la vie culturelle est pauvre. À la place des intérêts culturels, ces personnes présentent une agitation extrême, une inaptitude à se concentrer, un besoin de s’exposer constamment à des heurts provenant de la réalité extérieure, si bien que l’existence de l’individu peut être remplie par des réactions à ces heurts.
L’application clinique
J’ai déjà mentionné qu’il est important de reconnaître une personnalité correspondant à un faux « self » lorsqu’on établit un diagnostic visant à évaluer un cas en vue d’un traitement, ou un candidat qui souhaite exercer soit un travail psychiatrique, soit un travail social psychiatrique.
Conséquences pour le psychanalyste
Si ces remarques s’avèrent valables, elles ne peuvent manquer d’affecter le travail du psychanalyste praticien de la manière suivante :
a) Dans l’analyse d’une fausse personnalité, il faudra admettre le fait que l’analyste, parlant du vrai « self » du patient, ne peut s’adresser qu’à son faux « self ». C’est comme si une nourrice amenait un enfant et que l’analyste discute d’abord du problème de l’enfant sans que celui-ci soit directement en contact. L’analyse ne commence que lorsque la nourrice laisse l’enfant avec l’analyste, qu’il devient capable de rester seul avec lui et qu’il s’est mis à jouer.
b) Au moment de la transition, lorsque l’analyste commence à établir le contact avec le vrai « self » du patient, il y a nécessairement une période de dépendance extrême. Ce fait passe souvent inaperçu dans la pratique analytique. Le patient tombe malade ou donne d’une autre façon à l’analyste la possibilité d’endosser la fonction du faux « self » (qui soigne), mais, à ce moment-là, l’analyste ne peut pas voir ce qui se passe et, par conséquent, ce sont les autres qui soignent le patient ; sa dépendance se manifeste à leur égard pendant une phase de régression déguisée vers la dépendance, et l’occasion est alors manquée.
c) Les analystes qui ne sont pas prêts à accepter de satisfaire aux besoins importants des patients qui deviennent dépendants de cette façon doivent faire attention de choisir leurs cas afin d’éviter ces types de faux « self ».
Dans le travail psychanalytique, il est possible de voir des analyses qui se prolongent indéfiniment parce que le travail se fait à partir d’un faux « self ». Dans le cas d’un patient qui avait été longuement analysé avant de venir me voir, mon travail ne commença réellement que lorsque je lui fis clairement comprendre que je reconnaissais qu’il n’existait pas. Il me fit remarquer que, durant des années, tout le travail accompli avec lui avait été inutile parce qu’il avait été effectué en fonction de la réalité de son existence, alors qu’il n’avait existé que d’une façon artificielle. Lorsque je lui eus déclaré que je reconnaissais sa non-existence, il éprouva le sentiment que c’était la première fois qu’on communiquait avec lui. Ce qu’il voulait dire, c’est que son vrai « self », qui avait été dissimulé depuis l’enfance, était maintenant entré en communication avec son analyste, de la seule manière qui ne fût pas dangereuse. C’est là un exemple typique du rôle que joue le concept que je viens d’exposer dans le travail psychanalytique.
J’ai déjà parlé de quelques autres aspects de ce problème clinique. Par exemple, dans « Repli et régression »26, j’ai suivi, au cours du traitement d’un patient, l’évolution dans le transfert de mon contact avec un faux « self » (selon sa version), jusqu’à une analyse normale, en passant par mon premier contact avec son vrai « self ». Dans ce cas, il a fallu que le repli se transforme en régression, comme cela est indiqué dans mon article.
Dans le domaine du faux « self » de notre pratique analytique, on pourrait énoncer le principe que nous progressons davantage lorsque nous reconnaissons la non-existence du patient que lorsque nous travaillons longuement, de façon continue, avec le patient, mais sur la base des mécanismes de défense du moi. Le faux « self » du patient peut collaborer indéfiniment avec l’analyste dans l’analyse des défenses, car il est, pour ainsi dire, du côté de l’analyste. On ne peut mettre un terme profitable à ce travail ingrat que lorsque l’analyste peut indiquer de façon spécifique l’absence de quelque caractéristique essentielle comme : « vous n’avez pas de bouche », « vous n’avez pas encore commencé à exister », « physiquement, vous êtes un homme, mais votre expérience ne vous a rien appris sur la masculinité », etc. Ces admissions de faits importants, exprimées clairement au bon moment, ouvrent la voie de la communication avec le vrai « self ». Un patient qui avait été analysé longuement et inutilement sur la base d’un faux « self » et qui avait coopéré de toutes ses forces avec un analyste qui pensait qu’il s’agissait de son « self » complet, me dit : « J’ai senti pour la première fois que je pouvais espérer, lorsque vous m’avez dit que vous ne voyiez pas de lueur d’espoir et que vous avez poursuivi l’analyse. »
Se fondant sur ce qui précède, on pourrait dire que le faux « self » (de même que les projections multiples à des stades ultérieurs du développement) abuse l’analyste si celui-ci ne voit pas que quelque chose manque au faux « self », considéré comme une personne fonctionnant complètement, aussi bien établi soit-il, et que ce quelque chose est l’élément central et essentiel d’une originalité créatrice.
De nombreux autres aspects de l’application de ce concept seront décrits par la suite et il.se peut que le concept lui-même ait besoin d’être modifié d’une manière ou d’une autre. Mon but, en présentant cette partie de mon travail (qui est lié à celui d’autres analystes), est de soutenir que ce concept moderne du faux « self » dissimulant le vrai « self », ainsi que la théorie de son étiologie, peuvent avoir des conséquences importantes sur le travail psychanalytique. Pour autant que je le sache, cela n’implique pas de changement important dans la théorie fondamentale.
22 Cf. De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, chap. V, p. 66.
23 Cf. De la pédiatrie à la psychanalyse. Payot, 1969. chap XII, p. 168.
24 C’est en tenant compte de cela que j’ai intitulé ma série de conférences aux mères : « The ordinary devoted mother and her baby », Winnicott, 1949 (La mère normalement dévouée à son bébé).
25 Voir « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », in Delapédia-rie à la psychanalyse. Payot, 1969, chap. VIII, p. 109.
26 Cf. De la Pédiatrie à la Psychanalyse, Payot, 1969, cliap. XXIII, p. 308.