18. L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique47 (1963)

L’idée de dépendance ne comporte rien de nouveau, qu’il s’agisse de la dépendance au début de la vie de l’individu ou de la dépendance dans le transfert qui gagne en vigueur avec le déroulement d’un traitement psychanalytique. Toutefois, à mon avis, il est utile de formuler à nouveau de temps à autre le rapport qui existe entre ces deux exemples de dépendance.

Je n’ai pas besoin de citer Freud. La dépendance du patient à l’égard de l’analyste a toujours été connue et bien admise puisque, par exemple, l’analyste répugne à prendre un nouveau patient un ou deux mois avant les grandes vacances d’été. Le thérapeute craint, à juste titre, que la réaction du patient à l’interruption n’implique des changements profonds qui ne seront pas encore prêts à être analysés. Je commencerai par développer ce thème.

Une jeune femme avait dû attendre quelques mois avant que je puisse commencer son analyse et lorsque celle-ci débuta, je n’étais en mesure de la voir qu’une seule fois par semaine. Par la suite, juste avant un voyage d’un mois que je devais faire à l’étranger, nous en arrivâmes à des séances journalières. La réaction à l’analyse était positive et l’évolution rapide. Je découvris que cette jeune femme indépendante devenait, dans ses rêves, extrêmement dépendante. Dans un rêve, elle avait une tortue, mais sa coquille était molle si bien que l’animal n’était pas protégé et en souffrirait certainement. C’est ainsi que, dans le rêve, elle tuait la tortue pour lui éviter la douleur insupportable dont elle allait souffrir. Il s’agissait d’elle-même et cela dénotait une tendance au suicide. C’était pour en guérir qu’elle était venue se faire soigner.

La difficulté était qu’elle n’avait pas encore eu le temps, dans son analyse, d’affronter les réactions à mon départ. Elle eut donc ce rêve de suicide, et cliniquement elle tomba malade physiquement, mais cette maladie n’était pas claire. Avant mon départ, j’eus juste le temps, mais tout juste, de l’amener à sentir qu’il y avait un rapport entre sa réaction physique et mon départ. Celui-ci avait réactivé un épisode traumatique, ou une série d’épisodes, de sa petite enfance. C’était comme si je la tenais, puis me préoccupais d’autre chose, si bien qu’elle éprouvait le sentiment d’être anéantie. C’est le mot qu’elle employa. En se tuant, elle s’assurerait le contrôle de cet anéantissement qu’elle risquait en période de dépendance et de vulnérabilité. Dans la partie bien portante de son « self » et de son corps, parallèlement à son vif désir de vivre, elle n’avait jamais cessé de se souvenir qu’à un moment elle avait eu le besoin absolu de mourir. Maintenant, la maladie physique représentait une localisation, dans un organe de son corps, de ce besoin absolu de mourir. Elle s’était sentie désarmée à cet égard jusqu’au moment où je pus interpréter ce qui se passait. Elle en fut soulagée et devint capable de me laisser partir. Soit dit en passant, sa maladie physique devint moins menaçante et la guérison était en bonne voie, pour une part, bien entendu, grâce au traitement approprié.

Si une illustration était nécessaire, ce cas pourrait montrer le danger qu’il y a à sous-estimer la dépendance dans le transfert. La chose surprenante, c’est que l’interprétation peut amener un changement ; on ne peut que présumer qu’une compréhension en profondeur et une interprétation au bon moment constituent une forme d’adaptation sûre. Dans ce cas, par exemple, la patiente devint capable de supporter mon absence parce qu’elle avait le sentiment (à un certain niveau) qu’elle n’était plus anéantie maintenant ; au contraire, son existence était maintenue sur un mode positif parce que – objet de ma sollicitude – elle avait une réalité. Un peu plus tard, lorsque la dépendance sera plus complète, l’interprétation verbale ne suffira pas ou l’on pourra s’en dispenser.

Vous remarquerez qu’à partir de ce fragment d’analyse, j’ai le choix entre deux directions. L’une d’elles nous conduirait à l’analyse de la réaction à la perte et, en conséquence, à la partie principale de ce que nous apprenons dans notre formation psychanalytique. En empruntant l’autre voie, nous aboutissons au thème que je désire étudier ici : la compréhension que nous portons en nous et qui nous fait éviter de nous absenter juste après avoir commencé une analyse. C’est une prise de conscience de la vulnérabilité du moi du patient, le contraire de la force du moi. Nous répondons de toutes sortes de façons aux besoins du patient parce que nous savons plus ou moins ce qu’il éprouve et que nous pouvons trouver en nous l’équivalent de ce qu’il est. Ce que noua avons en nous, nous pouvons le projeter et le trouver chez le patient. Tout cela s’effectue en silence et, habituellement, le patient ne perçoit pas ce que nous faisons de bien, mais il prend conscience du rôle que nous jouons lorsque les choses vont mal. C’est lorsque nous échouons à cet égard que le patient réagit à l’imprévisible et souffre d’une rupture dans la continuité de son existence. Je traiterai ce point particulier plus loin dans cet exposé, au moment où je parlerai du rapport de Zetzel au Congrès de Genève (1956).

Je me propose, dans l’ensemble, d’établir le rapport entre la dépendance dans le transfert psychanalytique et la dépendance au cours des différents stades du développement et des soins infantiles. Vous verrez que je m’efforce d’évaluer le facteur externe. Qu’on me permette de le faire sans imaginer pour autant que je reviens sur ce que la psychanalyse a défendu pendant les quarante dernières années en matière de psychiatrie infantile : le facteur personnel, les mécanismes en jeu dans la croissance affective de l’individu, les tensions internes et le stress qui conduisent à une organisation défensive de l’individu ; et aussi l’idée que la maladie psychonévrotique est la preuve d’une tension intrapsychique fondée sur les pulsions du ça, qui menace le moi individuel. Ici, nous revenons cependant à la vulnérabilité du moi et donc à la dépendance.

Il est facile de voir pourquoi les psychanalystes ont tant répugné à écrire sur le facteur de l’environnement, car il s’est souvent avéré que ceux qui désiraient ignorer ou nier la signification des tensions intrapsychiques mettaient en avant le facteur externe néfaste comme cause de la maladie en psychiatrie infantile. Toutefois, maintenant que la psychanalyse est bien établie, nous pouvons nous permettre d’étudier le facteur externe, le bon et le mauvais.

Si nous acceptons l’idée de la dépendance, c’est que nous avons déjà commencé à étudier le facteur externe et, en fait, lorsque nous disons qu’un analyste doit avoir été formé, nous disons qu’une condition essentielle pour une psychanalyse orthodoxe est un facteur externe, l’analyste suffisamment bon praticien. Tout cela est évident, mais je m’aperçois pourtant qu’il existe encore soit des analystes qui ne mentionnent jamais l’importance réelle de ce facteur externe, soit d’autres analystes qui en parlent tout le temps, en négligeant les facteurs internes du processus. Comme Zetzel l’a dit dans un récent séminaire, Freud a tout d’abord pensé que toutes les personnes névrosées avaient subi des traumatismes sexuels dans l’enfance ; puis il avait découvert qu’elles avaient eu des désirs. Ensuite, pendant plusieurs dizaines d’années, on a supposé dans les travaux analytiques qu’il n’existait pas de traumatisme sexuel réel. Aujourd’hui, nous devons admettre que cela est également possible.

En étudiant de propos délibéré le facteur externe, j’en suis arrivé à établir un rapport entre la personnalité de l’analyste, sa capacité de s’identifier au patient, ses moyens techniques, etc., d’une part, et d’autre part les multiples détails des soins maternels, puis d’une manière plus spécifique, l’état particulier où se trouve la mère (le père également peut-être, mais il a moins l’occasion de le montrer), pendant la brève période qui couvre les derniers stades de la grossesse et les premiers mois de la vie du nourrisson.

La psychanalyse telle que nous l’apprenons ne ressemble pas du tout aux soins maternels. En fait, les parents qui interprètent l’inconscient de leurs enfants se préparent des moments difficiles. Cependant, dans la partie du travail analytique dont je parle, il n’y a rien de ce que nous faisons qui ne soit hé aux soins donnés aux enfants et aux nourrissons. Dans cette partie de notre travail, la leçon que nous tirons de notre expérience de parents, de notre vécu d’enfant, de l’observation des mères de très jeunes bébés ou de bébés à naître, nous apprend comment nous comporter et les 246 faillites parentales que nous relions aux états cliniques ultérieurs chez des enfants malades nous apportent aussi un enseignement dans notre pratique. Alors que nous savons que la maladie psychonévrotique n’est pas causée par les parents, nous savons également que la santé mentale de l’enfant ne peut pas s’établir sans des soins maternels ou parentaux suffisamment bons. Nous savons encore qu’une expérience vécue dans un environnement correctif ne guérit pas directement le patient, pas plus qu’un mauvais environnement ne cause directement la structure de la maladie. Je reparlerai de cela à là fin de ce travail.

Je reviendrai maintenant à mon cas clinique. Au début de son analyse, cette patiente était représentée dans ses rêves par de frêles créatures souvent mutilées. Puis, elle rêva d’une tortue avec une coquille molle48. Vous avez remarqué que cela indique une régression vers la dépendance qui ne peut manquer d’intervenir. La patiente avait eu plusieurs années d’analyse selon les principes courants avec un analyste qui ne permettait pas la régression si celle-ci menaçait d’être mise en acte et d’impliquer une dépendance vis-à-vis du thérapeute. Elle était donc plus que mûre pour cette partie du processus analytique total, tout en ayant, bien entendu, besoin autant que n’importe qui des interprétations habituelles, qui demeurent pertinentes d’un jour à l’autre ou d’une minute à l’autre.

Si, en analysant ce fragment, je vais un peu plus loin dans ce problème de l’interprétation, je pense que je puis montrer comment s’imbriquent ces deux éléments : les mécanismes intra-psychiques et la dépendance qui, par définition, implique l’environnement et son comportement.

Dans le cas en question, j’avais une grande quantité de matériel disponible concernant la réaction de la patiente à mon départ, en termes de sadisme oral relevant de l’amour renforcé par la colère – colère envers moi et envers tous ceux qui, dans sa vie, étaient partis, y compris la mère qui l’avait sevrée. J’aurais pu intervenir, d’une manière entièrement justifiée, en fonction de ce que la patiente m’avait dit, mais j’aurais alors été un mauvais analyste faisant de bonnes interprétations. J’aurais été un mauvais analyste à cause de la manière dont le matériel m’avait été offert. Tout le temps, dans notre travail analytique, nous ne, cessons d’évaluer et de réévaluer la force du moi du patient. Le matériel m’avait été donné d’une manière indiquant que la patiente savait qu’elle pouvait se fier à moi pour ne pas l’employer avec brusquerie. Elle est hypersensible à l’égard de tout médicament, de toute maladie, de toute critique légère et il faut donc que je m’attende à la trouver sensibilisée à toute erreur de ma part concernant l’estimation de la force de son moi. Un élément au cœur de sa personnalité ne ressent que trop facilement la menace de l’anéantissement, tandis que naturellement sur le plan clinique elle se durcit et devient extrêmement indépendante, bien défendue, ce qui s’accompagne d’un sentiment d’inutilité et d’irréalité.

En fait, son moi n’est pas capable de s’adapter à une émotion forte quelconque. La haine, l’excitation, la peur – chacun de ces sentiments se détache de la même manière, tel un corps étranger, et ne se localise que trop facilement dans un organe physique qui a des spasmes et qui tend à se détruire par une perversion de son fonctionnement physiologique.

Les rêves régressifs et de dépendance sont apparus principalement lorsqu’elle a découvert que je n’utilise pas pour l’interpréter tout le matériel qui se présente, que je le réserve pour m’en servir au bon moment, me contentant dans le présent de me préparer à faire face à la dépendance qui s’annonce. Cette phase de dépendance sera très douloureuse pour elle et elle le sait. Un risque de suicide va de pair, mais, comme elle le dit, il n’y a pas d’autre possibilité. Il existe pourtant une autre possibilité, car si son analyste n’est pas capable de satisfaire sa dépendance de telle sorte que la régression devienne une expérience thérapeutique, elle sombrera dans la maladie psychosomatique qui entraînera le maternage dont elle a grand besoin, mais non la compréhension ou les soins mentaux qui peuvent faire toute la différence. Il faut que l’analyste sache pourquoi le patient se tuerait plutôt que de vivre sous la menace de l’anéantissement.

En étudiant de la sorte ce fragment d’observation, nous parvenons à un point qui touche à la fois à l’analyse et à la satisfaction des besoins de dépendance. Une série de « bonnes » interprétations, relatives au contenu général de la séance, entraînerait colère ou excitation et il n’est pas encore possible à cette patiente d’affronter la plénitude de ces émotions vécues. Selon mon exposé actuel du processus analytique, il serait donc mauvais d’interpréter ces éléments qui, justement, se rapportent à une séparation prématurée.

Au cours d’une conversation pendant laquelle nous avons fait des plans pour l’avenir et discuté de la nature de sa maladie et des risques inhérents à la poursuite du traitement, je lui dis :49 « Vous voilà donc malade et nous pouvons voir que l’affection physique cache une réaction extrême à mon départ, même s’il ne vous est pas possible d’aller jusqu’à en éprouver un affect conscient et direct. Vous pourriez donc dire que je suis la cause de votre maladie, tout comme les autres ont été la cause de vos maladies lorsque vous étiez bébé, et vous pourriez être en colère » Elle me répondit ; « Mais je ne le suis pas ». (En réalité, elle me maintient à l’heure actuelle dans une position idéalisée et a tendance à considérer les médecins du corps comme des persécuteurs) Je lui dis alors ; « La voie s’ouvre à vous pour exprimer librement votre haine et votre colère, mais la colère refuse d’emprunter cette voie ».

La patiente me déclara que l’élément principal qui avait amené cette évolution involontaire et très rapide vers la dépendance était le fait que je laissais les choses être ce qu’elles sont et que je désirais voir ce que chaque séance amènerait E, n fait, elle commençait chaque séance sur le même mode, presque comme s’il s’agissait d’une visite dans le monde. Elle s’étendait sur le divan, manifestait une perception intellectuelle très claire d’elle-même et de ce qui l’environnait. J’entrais dans ce jeu et il y avait beaucoup de silence. Presque à la fin de chaque séance, d’une façon tout à fait inattendue, elle se souvenait d’un rêve et elle se le faisait interpréter Les rêves présentés de cette manière n’étaient pas très obscurs et, habituellement, on pouvait constater que la résistance au rêve se situait dans les quarante-cinq minutes de matériel qui précédaient, matériel qui n’était pas bon à interpréter. Ce qui a été rêvé, ce dont on s’est souvenu et qui a été présenté, se situe dans la sphère de la force et de la structure du moi.

C’est ainsi que cette patiente sera pendant un temps très dépendante à mon égard. Pour son bien et pour le mien, j’espère que cette dépendance se limitera au transfert, à la situation analytique et aux séances. Mais comment peut-on savoir à l’avance ? Comment peut-on établir cette sorte de diagnostic qui porte sur une évaluation des besoins ?

Au point de vue des soins maternels, je voudrais expliquer la régression au service du moi en étudiant les phases de gâterie que les parents trouvent nécessaire d’assurer à leur enfant de temps en temps. Je veux parler de parents qui ne gâtent pas leur enfant en raison de leurs propres angoisses. De telles phases de gâteries peuvent guérir un enfant sans l’intervention d’un médecin ou d’un service de psychologie infantile. Il est difficile de présenter un cas sans le faire paraître exceptionnel. Or, il s’agit de choses qui font partie de l’expérience habituelle de la vie familiale, lorsque les parents s’occupent de leurs propres enfants. Pendant quelques heures, ou quelques jours, ou quelques semaines, dans un contexte particulier, un enfant est soigné comme s’il était plus jeune qu’il ne l’est vraiment du point de vue chronologique. Cela arrive quelquefois lorsqu’un enfant se cogne la tête ou se coupe le doigt. En une minute, de quatre ans il revient à l’âge de deux ans, il hurle et se console, la tête sur les genoux de sa mère. Puis, en un rien de temps, ou après avoir dormi, il est de nouveau grand et même au-dessus de son âge.

Voici un garçon de deux ans (Winnicott, 1963)50. À l’âge de vingt mois, il a très mal réagi à l’angoisse que sa mère a éprouvée en se retrouvant enceinte. Cela fait partie du type de personnalité de la mère de devenir très angoissée à l’époque de la conception. L’enfant cessa d’utiliser le pot, il cessa d’utiliser des mots et ses progrès furent arrêtés. Lorsque le bébé naquit, il ne lui manifesta pas d’hostilité, mais il voulait qu’on lui donne le bain comme au bébé. À l’heure des tétées, il commença à sucer son pouce, ce qui n’était pas habituel auparavant. Il réclama des faveurs particulières de ses parents, ayant besoin de dormir dans leur lit pendant de longs mois. Il fut en retard pour parler.

Les parents firent face à tous ces changements et à ces exigences de manière satisfaisante, mais les voisins déclarèrent qu’ils gâtaient le petit garçon. En fin de compte, il sortit de sa régression ou de son repli et les parents purent cesser de le gâter à l’âge de huit ans, après qu’il eut traversé une phase au cours de laquelle il leur volait de l’argent51.

Il s’agit d’un type de cas courant en psychiatrie infantile telle que je la connais, surtout en clientèle privée lorsque des enfants sont amenés pour des symptômes qui, en consultation de P.M.I., pourraient être considérés comme dénués de signification. Il faut reconnaître que, dans ces cas, on ne pense pas immédiatement à la psychanalyse et cela a joué un grand rôle dans mon point de vue de psychiatre d’enfants. On pense à aider les parents dans le maniement de la phase infantile que traverse leur enfant. Il se peut, naturellement, qu’on se trouve en mesure d’apporter une aide psychanalytique, tandis que les parents assument les soins sur le plan mental, mais c’est une gageure que de traiter un de ces cas par la psychanalyse si les parents ne sont pas en mesure de répondre aux besoins du patient sur ce plan. Si cela manque, le psychanalyste qui fait une psychanalyse doit s’attendre non seulement à ce que le patient rêve d’être pris en charge par l’analyste, chez lui, mais également à ce qu’il soit réellement nécessaire de le prendre en charge.

En conséquence aussi, lorsque la psychanalyse orthodoxe d’un enfant réussit, le psychanalyste doit reconnaître que le foyer parental, la famille et l’entourage, les amis, etc., ont effectué près de la moitié du traitement. Il n’est pas nécessaire de le clamer, mais, lorsque nous édifions une théorie, il nous faut être honnête à propos de ces questions de dépendance du patient.

J’en arrive maintenant à la relation mère-nourrisson plus archaïque. On a écrit beaucoup de choses à ce sujet. Je désire attirer l’attention sur le rôle que la mère joue au début, à l’époque de la très grande dépendance de son bébé. Bien que je croie les lecteurs très au courant de ces questions, je tiens à revenir sur ce point pour l’examiner.

Je parlerai maintenant d’un article de Zetzel (1956). Point n’est besoin de rassembler tous les fils qui ont concouru à cette étude très intéressante des Concepts Courants sur le Transfert. De son article, je ne désire citer que les paragraphes où elle parle de mon propre travail. Elle écrit : « D’autres analystes, le Dr Winnicott par exemple, attribuent la psychose principalement à des expériences traumatiques graves, particulièrement de privation sur le plan affectif, au cours de la première enfance. Selon ce point de vue, une régression profonde donne l’occasion, dans la situation transférentielle, de satisfaire des besoins primitifs qui n’ont pas été satisfaits au niveau approprié du développement. Des hypothèses analogues ont été proposées par Margolin et d’autres… »

Il est intéressant pour moi d’avoir l’occasion de reprendre cette description de mon attitude à cet égard, car ce sujet a une grande importance puisque l’un des points d’évolution de la psychanalyse concerne le traitement des cas-limite et la tentative de formuler une théorie de la maladie psychotique, et surtout la schizophrénie.

Tout d’abord, est-ce que j’attribue la psychose principalement à de graves expériences vécues traumatiques, liées en partie à une privation affective au cours de la première enfance ? Je peux comprendre que c’est là l’impression que j’ai donnée et en fait j’ai modifié au cours des dix dernières années la manière de présenter mes vues. Il est cependant nécessaire de faire quelques corrections. J’ai exposé formellement que dans l’étiologie de la maladie psychotique, et en particulier dans la schizophrénie (sauf dans la mesure où des éléments innés sont à l’œuvre), il faut noter une faillite du processus total des soins maternels. Dans un article, je suis allé jusqu’à écrire que « la psychose est une maladie due à l’insuffisance de l’environnement ». Zetzel utilise l’expression « expériences traumatiques graves » et ces termes impliquent que des choses mauvaises surviennent, des choses qui paraissent mauvaises du point de vue de l’observateur. Les insuffisances dont je parle sont des faillites des soins essentiels – tel mon départ pour les États-Unis alors que ma patiente n’est pas prête à affronter les réactions que cela suscite en elle. Dans d’autres articles, j’ai étudié d’une façon très détaillée les types de faillites qui constituent une faillite des soins de base. Le principal, c’est que ces faillites sont imprévisibles. Elles ne peuvent pas être perçues par le nourrisson en termes de projection, car il n’a pas encore atteint le stade de structuration du moi qui rendrait cela possible. Elles ont pour conséquence Y anéantissement de l’individu dont la continuité d’existence est interrompue.

Les mères qui ne sont pas malades elles-mêmes évitent, en fait, ce type de faillite dans les soins maternels.

Sous le titre « Préoccupation maternelle primaire », j’ai parlé des changements immenses qui surviennent chez les femmes qui vont avoir un bébé et mon opinion est que ce phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, est essentiel pour le bien-être du nourrisson. Il est essentiel car, sans cela, il n’y a personne qui s’identifie suffisamment au nourrisson pour savoir ce dont il a besoin, de sorte qu’il lui manque la ration fondamentale d’adaptation. On comprendra que je ne parle pas seulement d’adaptation en termes de satisfaction des pulsions instinctuelles.

Il est nécessaire que les soins de l’environnement soient assurés au moins pour une ration de base car ils favorisent les très importants développements maturationnels des toutes premières semaines et des premiers mois. Au début, toute faillite de l’adaptation constitue un facteur traumatique qui entrave les processus d’intégration conduisant à l’établissement, chez l’individu, d’un « self » dont le continuum de vie n’est pas interrompu, qui parvient à une existence psycho-somatique et qui élabore une capacité d’établir des relations objectales.

Un exposé de mes vues comprendrait donc les points suivants :

1° C’est dans la maladie psychonévrotique que nous découvrons les conflits qui sont vraiment personnels à l’individu et qui sont relativement peu déterminés par l’environnement. Il est nécessaire d’être suffisamment bien portant à l’âge des premiers pas pour que la maladie soit psychonévrotique – sans parler de la santé dans ce domaine.

2° C’est dans les premiers stades que sont posés les fondements de la santé mentale de l’individu. Celle-ci dépend :

a) des processus de maturation, qui sont des tendances innées, et,

b) des conditions de l’environnement nécessaires pour que les processus de maturation puissent se réaliser.

Une faillite des premiers soins fondamentaux de l’environnement perturbe les processus de maturation ou les empêche de participer à la croissance affective de l’enfant. C’est cette faillite du processus de maturation, de l’intégration, etc., qui constitue la maladie que nous appelons psychotique et, habituellement, on n’utilise pas pour la décrire l’expression « privation affective » (deprivation), mais celle de carence, d’où la nécessité où je me trouve de corriger les termes dans lesquels Zetzel parle de mon travail.

3° Ce qui complique cet exposé, c’est qu’il existe une position intermédiaire, celle où les soins de l’environnement sont tout d’abord bons, et ensuite déficients. Cette position est une réussite dans la mesure où elle permet une organisation du moi d’un degré considérable. Puis, il y a un échec à un stade précédant celui auquel l’individu devient capable d’édifier un environnement interne, c’est-à-dire de devenir indépendant. C’est à cet état que l’on applique généralement le terme de privation affective (en anglais deprivation). Il ne mène pas à la psychose, mais aboutit au développement, chez l’individu, d’une « tendance antisociale » qui, à son tour, peut amener l’enfant à un trouble du caractère et le pousser à la délinquance et à la récidive.

J’ai simplifié à l’extrême, mais il serait nécessaire de se référer aux autres travaux dans lesquels j’ai développé ces thèmes, car je ne peux les regrouper en détail ici. Je traiterai, cependant, brièvement quelques-unes des conséquences que ce point de vue sur les troubles mentaux entraîne dans notre manière de penser.

1° Tout d’abord, c’est dans les psychoses – et non dans les psychonévroses – que nous devons nous attendre à trouver des exemples d’auto-guérison. Quelque événement dans l’environnement, une amitié peut-être, peut corriger la faillite des soins fondamentaux et débloquer le mécanisme qui empêchait la maturation à un égard ou à un autre. En tout cas, en psychiatrie infantile, c’est quelquefois l’enfant très malade qui peut commencer à progresser grâce à la psychothérapie de cuisine, alors que, dans le traitement des psychonévroses, un traitement psychanalytique est toujours souhaitable.

2° Une autre conséquence, c’est qu’une expérience corrective ne suffit pas. Il est certain qu’aucun analyste ne se dispose à fournir une expérience corrective dans le transfert, car il s’agit d’une contradiction dans les termes. Le transfert, dans tous ses détails, apparaît à travers le processus psychanalytique inconscient du patient et dépend, quant à son évolution, de l’interprétation qui a toujours un rapport avec le matériel offert à l’analyste.

Naturellement, la pratique d’une bonne technique psychanalytique peut, en elle-même, constituer une expérience corrective. Dans l’analyse, par exemple, il se peut qu’un patient reçoive pour la première fois toute l’attention d’une autre personne, bien que limitée aux séances bien établies et sur lesquelles on peut compter pendant cinquante minutes. Ou encore il se peut qu’il soit, pour la première fois, en contact avec quelqu’un capable d’objectivité, etc.

Mais, même ainsi, les soins correctifs ne sont jamais suffisants. Quel est l’élément qui suffit à quelques-uns de nos patients pour aller mieux ? À la fin, le patient utilise les faillites de l’analyste, souvent de toutes petites faillites qu’il lui arrive de provoquer. Ou bien, il produit des éléments de transfert trompeurs (Little, 1958) et nous devons tolérer de ne pas être compris dans un contexte limité. L’élément qui joue, c’est que le patient en vient maintenant à haïr l’analyste pour une faillite qui, à l’origine, se présentait comme un facteur de l’environnement, en dehors du contrôle omnipotent de l’enfant, mais qui est maintenant vécue dans le transfert.

C’est ainsi que finalement nous réussissons en échouant, en échouant à sa guise. Nous sommes loin d’une simple théorie de la guérison à l’aide d’une expérience corrective. De cette manière, la régression peut être au service du moi si l’analyste y fait face et qu’elle est transformée en une dépendance nouvelle. Dans cette dépendance, le patient amène le mauvais facteur externe dans la sphère de son contrôle omnipotent et dans la sphère dirigée par les mécanismes de projection et d’introjection.

Finalement, en ce qui concerne la patiente dont j’ai parlé, il ne faut pas que j’échoue dans l’aspect « soins infantiles » de son traitement avant un stade ultérieur, lorsqu’elle voudra alors me faire échouer selon des voies déterminées par son histoire passée. Ce que je crains, c’est qu’en me permettant ce voyage d’un mois à l’étranger, je puisse avoir déjà échoué prématurément – ce qui rejoindrait les variables imprévisibles de son enfance – si bien que je l’ai peut-être rendue vraiment malade maintenant, tout comme des facteurs externes imprévisibles l’ont en fait rendue malade dans sa petite enfance.


47 Exposé fait en octobre 1963 à la Société de Psychanalyse de Boston. Première publication in Int. J. Psycho-anal-, 44, pp. 339 à 344.

48 Soit dit en passant, elle peut aussi être un cheval sur le point d’être abattu, pour qu’il ne puisse s’enfuir en sautant d’un avion.

49 J’étais clairement influencé par le niveau intellectuel auquel se situait sa manière de présenter le matériel.

50 Voir « De la régression considérée comme thérapie », in De la Pédiatrie à la Psychanalyse, op. cit., chap. XXVI.

51 Miss Freud a traité du sujet de la régression du moi dans un article publié dans le Mentanger Bulletin, 1963.