2.6. Phases du développement de l’organisation sexuelle

Nous avons jusqu’à présent considéré comme caractérisant la vie infantile le fait qu’elle est essentiellement autoérotique (l’enfant trouve son objet dans son propre corps) et que les pulsions partielles sont mal liées entre elles et indépendantes les unes des autres dans leur recherche du plaisir. Ce développement aboutit à la vie sexuelle que nous sommes accoutumés d’appeler normale chez l’adulte, dans laquelle la poursuite du plaisir est mise au service de la procréation, tandis que les pulsions partielles, se soumettant au primat d’une zone érogène unique, ont formé une organisation solide capable d’atteindre le but sexuel désormais rattaché à un objet sexuel étranger au sujet.

2.6.1.1. Organisations prégénitales

En étudiant à l’aide de la psychanalyse les inhibitions et les troubles de ce développement, nous reconnaissons qu’il existe des rudiments et des préformations d’une organisation des pulsions partielles qui ont ainsi réalisé une espèce de régime sexuel. Normalement, l’enfant passe sans difficulté par les diverses phases de l’organisation sexuelle, sans que celles-ci puissent être décelées par autre chose que par des indices. Ce n’est que dans les cas pathologiques qu’elles s’accusent et deviennent facilement reconnaissables.

Nous appelons prégénitales des organisations de la vie sexuelle dans lesquelles les zones génitales n’ont pas encore imposé leur primat. Jusqu’ici nous en connaissons deux, qui suggèrent un retour aux formes primitives de la vie animale.

Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appellerons orale, ou, si vous voulez, cannibale. L’activité sexuelle, dans cette phase, n’est pas séparée de l’ingestion des aliments ; à l’intérieur de cette activité, des courants opposés n’apparaissent pas encore. Les deux activités ont le même objet et le but sexuel est constitué par l'incorporation de l’objet, prototype de ce que sera plus tard  l'identification appelée à jouer un rôle important dans le développement psychique. La succion peut être considérée comme un résidu de cette phase d’organisation, qui n’a qu’une existence virtuelle et que la pathologie seule nous fait connaître. En effet, dans la succion, l’activité sexuelle, séparée de l’activité alimentaire, n’a fait que remplacer l’objet étranger par une partie du corps du sujet61.

Une seconde phase prégénitale est celle que nous appelons sadique-anale. Ici, l’opposition qui se retrouve partout dans la vie sexuelle apparaît clairement ; toutefois, ce ne sont pas encore masculin et féminin qui s’opposent, mais les deux termes antagonistes : actif et passif. L’élément actif semble constitué par la pulsion de maîtriser, elle-même liée à la musculature ; l’organe dont le but sexuel est passif sera représenté par la muqueuse intestinale érogène. Les deux pulsions ont des objets qui d’ailleurs ne coïncident pas. A côté d’elles d’autres pulsions partielles ont une activité auto-érotique. Dans cette phase du développement de la vie sexuelle, on trouve déjà la polarité sexuelle et l’existence d’un objet hétéro-érotique. Ce qui fait encore défaut, c’est l’organisation et l’assujettissement des pulsions partielles à la fonction de procréation62.

2.6.1.2. L’ambivalence

Cette forme d’organisation sexuelle peut subsister pendant toute la vie et exercer sa domination sur une grande partie de l’activité sexuelle. Le sadisme évident et l’importance de la zone anale, qui joue le rôle de cloaque, donnent à cette organisation sexuelle un caractère prononcé d’archaïsme. Une autre caractéristique : les pulsions antagonistes sont d’égale force, ce que l’on peut exprimer par le terme heureux d'ambivalence introduit par Bleuler.

L’hypothèse de telles organisations prégénitales de la vie sexuelle repose sur l’analyse des névroses et ne peut guère se justifier que par la connaissance de celles-ci. Nous pouvons nous attendre à ce que nos recherches psychanalytiques nous fassent de mieux en mieux connaître la structure et le développement des fonctions sexuelles normales.

Pour compléter l’image de la sexualité infantile, il faut ajouter que, très souvent (on pourrait dire toujours), dès l’enfance, il est fait choix d’un objet sexuel (choix que nous avons défini comme caractérisant la puberté), de manière que toutes les tendances sexuelles convergent vers une seule personne et cherchent dans celle-ci leur satisfaction. Ainsi se réalise dans les années d’enfance la forme de sexualité qui se rapproche le plus de la forme définitive de la vie sexuelle. La différence entre ces organisations et l’état définitif se réduit au fait que la synthèse des pulsions partielles n’est pas réalisée chez l’enfant, ni leur soumission complète au primat de la zone génitale. Seule, la dernière phase du développement sexuel amènera l’affirmation de ce primat63.

2.6.1.3. Les deux temps du choix de l’objet

Un des caractères du choix sexuel est qu’il sera fait en deux temps, par deux poussées. La première poussée commence entre deux et cinq ans, puis elle est arrêtée par une période de latence qui peut même provoquer une régression. Elle est caractérisée par la nature infantile des buts sexuels. La deuxième poussée commence à la puberté et détermine la forme définitive que prendra la vie sexuelle.

Que le choix de l’objet se fasse en deux poussées, autrement dit qu’il existe une période de latence sexuelle, est d’une grande importance dans la genèse des troubles de l’état définitif. Le choix de l’enfant survit dans ses effets, soit qu’ils demeurent avec leur intensité première, soit que, pendant la puberté, ils connaissent un renouveau. Par suite du refoulement qui se place entre les deux phases, l’objet du choix n’est pas utilisable. Les buts sexuels ainsi formés ont subi une sorte d’adoucissement et se présentent à cette période comme constituant un courant de tendresse dans la vie sexuelle. Seule, la psychanalyse peut montrer que, derrière cette tendresse, ce respect et cette vénération se cachent les anciennes tendances sexuelles engendrées par les pulsions partielles devenues inutilisables. L’adolescent ne peut faire choix d’un nouvel objet sexuel qu’après avoir renoncé aux objets de son enfance, et lorsqu’un nouveau courant sensuel apparaîtra. Si les deux courants n’arrivent pas à la confluence, il s’ensuivra que l’un des idéaux de la vie sexuelle, à savoir la concentration de toutes les formes du désir sur un même objet, ne pourra être atteint] (chapitre ajouté en 1915).


61 [Sur les restes de cette phase chez les névrosés adultes, voir l’ouvrage d’Abraham (Untersuchungen über die frülieste prägenitale Entwicklungsstfe der Libido. Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, IV, 1916). Dans un travail ultérieur (Versuch einer Entwicklungsgeschichte der Libido, 1924), Abraham a subdivisé aussi bien ce stade oral que le stade sadique-anal qui lui succède, en deux phases dont chacune est caractérisée par un comportement différent à l’égard de l’objet] (ajouté en 1924).

62 [Abraham fait remarquer (dans l’article mentionné en dernier) que l’anus provient de la bouche primitive (blasto-pore) de l’embryon, fait biologique qui apparaît comme le prototype de l’évolution psychosexuelle ] (ajouté en 1924).

63 [En 1923 j’ai modifié ces vues en introduisant dans le développement de l’enfant une troisième phase qui se situe après les deux organisations prégénitales. Dans cette phase qui mérite déjà d’être nommée génitale, on trouve un objet sexuel et une certaine convergence des tendances sexuelles sur cet objet. Mais il existe une différence essentielle entre elle et l’organisation définitive à l’époque de la maturité sexuelle : cette phase ne connaît qu’une seule sorte d’organe génital, l’organe masculin. C’est pour cette raison que je l’ai nommé stade d’organisation phallique (L’organisation génitale infantile. Inter. Zeitschr. f. Psa., IX, 1923). D’après Abraham, elle trouve son prototype biologique dans le caractère indifférencié entre les deux sexes de l’appareil génital chez l’embryon] (ajouté en 1924).