Chapitre III. Langage et société (i)

Dans un livre dont l’importance ne saurait être sous-estimée,, du point de vue de l’avenir des sciences sociales (2), Wiener H s’interroge sur l’extension, à ces dernières, des méthodes mathématiques de prédiction qui ont rendu possible la construction des grandes machines électroniques à calculer. Sa 1 réponse est finalement négative, et il la justifie par deux raisons.

En premier lieu, il estime que la nature même des sciences 1 sociales implique que leur développement retentisse sur l’objet d’investigation. L’interdépendance de l’observateur et du phénomène observé est une notion familière à la théorie scientifique contemporaine. En un sens, elle illustre une ! situation universelle. On peut pourtant la tenir pour négligeable dans les domaines qui se sont ouverts aux recherches mathématiques les plus poussées. Ainsi, l’astrophysique a un objet trop vaste pour que l’influence de l’observateur ■ puisse s’y exercer. Quant à la physique atomique, les objets qu’elle étudie sont certes fort petits, mais comme ils sont aussi très nombreux, nous ne pouvons saisir que des valeurs statistiques ou moyennes, où l’influence de l’observateur se trouve, d’une autre façon, annulée. Par contre, celle-ci reste sensible dans les sciences sociales, parce que les modifications 45

qu’elle entraîne sont du même ordre de grandeur que les phénomènes étudiés.

En second lieu, Wiener note que les phénomènes qui relèvent en propre des recherches sociologiques et anthropologiques se définissent en fonction de nos propres intérêts : ils se rapportent à la vie, à l’éducation, à la carrière et à la mort d’individus semblables à nous. Par conséquent, les séries statistiques dont on dispose pour étudier un phénomène quelconque, restent toujours trop courtes pour servir de base à une induction légitime. Wiener conclut que l’analyse mathématique, appliquée aux sciences sociales, ne peut fournir que des résultats peu intéressants pour le spécialiste, comparables à ceux qu’apporterait l’analyse statistique d’un gaz à un être qui serait à peu près de l’ordre de grandeur d’une molécule.

Ces objections sont irréfutables quand on les rapporte aux recherches considérées par Wiener, c’est-à-dire les monographies et les travaux d’anthropologie appliquée. Il s’agit alors toujours de conduites individuelles, étudiées par un observateur qui est lui-même un individu, ou bien encore, de l’étude d’une culture, d’un « caractère national, » d’un genre de vie, par un observateur incapable de s’affranchir complètement de sa culture propre, ou de la culture à laquelle il emprunte ses méthodes et ses hypothèses de travail, qui relèvent elles-mêmes d’un type de culture déterminé.

Pourtant, dans un domaine au moins des sciences sociales, les objections de Wiener perdent beaucoup de leur poids. En linguistique, et plus particulièrement en linguistique structurale – surtout envisagée du point de vue de la phonologie – il semble que les conditions qu’il pose pour une étude mathématique se trouvent réunies. Le langage est un phénomène social. Parmi les phénomènes sociaux, c’est lui qui présente le plus clairement les deux caractères fondamentaux qui donnent prise à une étude scientifique. D’abord, presque toutes les conduites linguistiques se situent au niveau de la pensée inconsciente. En parlant, nous n’avons pas conscience des lois syntactiques et morphologiques de la langue. De plus, nous n’avons pas une connaissance consciente des phonèmes que nous utilisons pour différencier le sens de nos paroles ; nous sommes moins conscients encore – à supposer que nous puissions l’être parfois – des oppositions phonologiques qui permettent d’analyser chaque phonème en éléments différentiels. Enfin, le défaut d’appréhension intuitive persiste, même quand nous formulons les règles grammaticales ou phonologiques de notre langue. Cette formulation émerge uniquement sur le plan de la pensée scientifique, tandis que la langue vit et se développe comme une élaboration collectives. Même le savant ne réussit jamais à confondre complètement ses connaissances théoriques et son expérience de sujet parlant. Sa façon de parler se modifie fort peu sous l’effet des interprétations qu’il peut en donner et qui relèvent d’un autre niveau. En linguistique, on peut donc affirmer que l’influence de l’observateur sur l’objet d’observation est négligeable : il ne suffit pas que l’observateur prenne conscience du phénomène pour que celui-ci s’en trouve modifié.

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Le langage est apparu fort tôt dans le développement de l’humanité. Mais même en tenant compte de la nécessité d’avoir des documents écrits pour entreprendre une étude scientifique, on reconnaîtra que l’écriture date de loin et qu’elle fournit des séries suffisamment longues pour rendre l’analyse mathématique possible. Les séries disponibles en linguistique indo-européenne, sémitique et sino-tibétaine, sont de l’ordre de 4 ou 5 000 ans. Et quand la dimension historique manque – avec les langues dites « primitives » – on peut souvent y remédier par la comparaison de formes multiples et contemporaines, grâce auxquelles une dimension spatiale, si l’on peut dire, remplace utilement celle qui fait défaut.

Le langage est donc un phénomène social, qui constitue^ un objet indépendant de l’observateur, et pour lequel on possède de longues séries statistiques. Double raison pour le considérer comme apte à satisfaire les exigences du mathématicien, telles que Wiener les a formulées.

De nombreux problèmes linguistiques relèvent des modernes machines à calculer. Si l’on connaissait la structure phonologique d’une langue quelconque et les règles qui président au groupement des consonnes et des voyelles, une machine dresserait facilement la liste des combinaisons de phonèmes formant les mots de n syllabes, existant dans le vocabulaire, et de toutes les autres combinaisons qui sont compatibles avec la structure de la langue, telle qu’elle aurait été définie préalablement. Une machine recevant les équations déterminant les divers types de structures connues en phonologie, le répertoire des sons que l’appareil phonateur de l’homme peut émettre, et les plus petits seuils différentiels entre ces sons, déterminés préalablement par des méthodes psycho-physiologiques (sur la base d’un inventaire et d’une analyse des phonèmes les plus rapprochés) pourrait fournir un tableau exhaustif des structures phonologiques à n oppositions (n pouvant être fixé aussi grand qu’on voudrait). Ainsi obtiendrait-on une sorte de tableau périodique des structures linguistiques, comparable à celui des éléments dont la chimie moderne est redevable à Mendeleieff. Nous n’aurions plus alors qu’à repérer dans le tableau l’emplacement des langues déjà étudiées, à marquer la position, et les relations aux autres langues, de celles dont l’étude directe est encore insuffisante pour nous en donner une connaissance théorique, et même à découvrir l’emplacement de langues disparues, futures, ou simplement possibles.

Un dernier exemple : Jakobson a récemment proposé une hypothèse selon laquelle une seule langue pourrait comporter plusieurs structures phonologiques différentes, chacune intervenant pour un certain type d’opérations grammaticales (i). Il doit y avoir une relation entre toutes ces modalités structurales de la même langue, une « métastructure » qu’on peut considérer comme la loi du groupe constitué par les structures modales. En demandant à une calculatrice d’analyser chaque modalité, on parviendrait sans doute, par des méthodes mathématiques connues, à restituer la « métastructure » de la langue, bien que cette dernière doive être souvent trop complexe pour qu’il soit possible de la dégager avec des méthodes empiriques d’investigation.

Le problème ici posé peut être alors défini comme suit. De tous les phénomènes sociaux, seul le langage semble aujourd’hui susceptible d’une étude vraiment scientifique, expliquant la manière dont il s’est formé et prévoyant cer-

(i) R. Jakobson, The phonemic and grammatical aspect of language in their interrelations. Actes du VIe Congrès international des linguistes Paris, 1948 taines modalités de son évolution ultérieure. Ces résultats ont été obtenus grâce à la phonologie et dans la mesure où elle a su, au-delà des manifestations conscientes et historiques de la langue, toujours superficielles, atteindre des réalités objectives. Celles-ci consistent en systèmes de relations, qui sont eux-mêmes le produit de l’activité inconsciente de l’esprit. D’où le problème : une telle réduction peut-elle être entreprise pour d’autres types de phénomènes sociaux ? Dans l’affirmative, une méthode identique conduirait-elle aux mêmes résultats ? Enfin, et si nous répondions par l’affirmative à la deuxième question, pourrions-nous admettre que diverses formes de vie sociale sont substantiellement de même nature : systèmes de conduites dont chacun est une projection, sur le plan de la pensée consciente et socialisée, des lois universelles qui régissent l’activité inconsciente de l’esprit ? Il est clair que nous ne pouvons résoudre d’un coup toutes ces questions. Nous nous contenterons donc d’indiquer quelques points de repère et d’esquisser les orientations principales dans lesquelles la recherche pourrait s’engager utilement.

On commencera par évoquer quelques travaux de Kroeber qui ont une importance méthodologique certaine pour notre débat. Dans son étude sur l’évolution du style du costume féminin, Kroeber s’est attaqué à la mode, c’est-à-dire un phénomène social intimement lié à l’activité inconsciente de l’esprit. Il est rare que nous sachions clairement pourquoi un certain style nous plaît, ou pourquoi il se démode. Or, Kroeber a montré que cette évolution, en apparence arbitraire, obéit à des lois. Celles-ci ne sont pas accessibles à l’observation empirique, et pas davantage à une appréhension intuitive des faits de mode. Elles se manifestent seulement quand on mesure un certain nombre de relations entre les divers éléments du costume. Ces relations sont exprimables sous forme de fonctions mathématiques dont les valeurs calculées, à un moment donné, offrent une base à la prévision (1).

La mode – aspect, pourrait-on croire, le plus arbitraire et contingent des conduites sociales – est donc passible d’une 46

étude scientifique. Or, la méthode esquissée par Kroeber ne ressemble pas seulement à celle de la linguistique structurale : on la rapprochera utilement de certaines recherches des sciences naturelles, notamment celles de Teissier sur la croissance des crustacés. Cet auteur a montré qu’il est possible de formuler des lois de croissance, à la condition de retenir les dimensions relatives des éléments composant les membres (par exemple, les pinces) plutôt que leurs formes. La détermination de ces relations conduit à dégager des paramètres à l’aide desquels les lois de croissance peuvent être formulées (i). La zoologie scientifique n’a donc pas pour objet la description des formes animales, telles qu’elles sont intuitivement perçues ; il s’agit surtout de définir des relations abstraites mais constantes, où paraît l’aspect intelligible du phénomène étudié.

J’ai appliqué une méthode analogue à l’étude de l’organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible d’établir que l’en – j semble des règles de mariage observables dans les sociétés I humaines ne doivent pas être classées – comme on le fait généralement – en catégories hétérogènes et diversement ' intitulées : prohibition de l’inceste, types de mariages préférentiels, etc. Elles représentent toutes autant de façons d’assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, I c’est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, '■d’origine biologique, par un système sociologique d’alliance. I Cette hypothèse de travail une fois formulée, on n’aurait plus qu’à entreprendre l’étude mathématique de tous les types d’échange concevables entre n partenaires pour en i déduire les règles de mariage à l’œuvre dans les sociétés exis – | tantes. Du même coup, on en découvrirait d’autres, correspondant à des sociétés possibles. Enfin on compiendrait leur, fonction, leur mode d’opération, et la relation entre des formes différentes.

Or, l’hypothèse initiale a été confirmée par la démonstration – obtenue de façon purement déductive – que tous les mécanismes de réciprocité connus de l’anthropologie classique

(x) G. Teissier, La description mathématique des faits biologiques. Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, janvier 1936.

(c’est-à-dire ceux fondés sur l’organisation dualiste et le mariage par échange entre des partenaires au nombre de 2, ou d’un multiple de 2) constituent des cas particuliers d’une 1 forme de réciprocité plus générale, entre un nombre quelJ conque de partenaires. Cette forme générale de réciprocité était restée dans l’ombre, parce que les partenaires ne se donnent pas les uns aux autres (et ne reçoivent pas les uns des autres) : on ne reçoit pas de celui à qui l’on donne ; on » ne donne pas à celui de qui l’on reçoit. Chacun donne à un-1 partenaire et reçoit d’un autre, au sein d’un cycle de réciprocité qui fonctionne dans un seul sens.

Ce genre de structure, aussi important que le système dualiste, avait été parfois observé et décrit. Mis en éveil par les conclusions de l’analyse théorique, nous avons rassemblé et compilé les documents épars qui montrent la considérable extension du système. En même temps, nous avons pu interpréter les caractères communs à un grand nombre de règles du mariage : ainsi la préférence pour les cousins croisés bilatéraux, ou pour un type unilatéral, tantôt en ligne paternelle, tantôt en ligne maternelle. Des usages inintelligibles aux ethnologues sont devenus clairs, dès qu’on les a ramenés à des modalités diverses des lois d’échange. Celles-ci ont pu, à leur tour, être réduites à certaines relations fondamentales entre le mode de résidence et le mode de filiation.

Toute la démonstration dont on a rappelé ci-dessus les articulations principales, a pu être menée à bien à une condition : considérer les règles du mariage et les systèmes de parenté comme une sorte de langage, c’est-à-dire un ensemble d’opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le « message » soit ici constitué par les femmes du groupe qui cire.ulent n entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le langage lui-même, par les mots du groupe circulant entre des individus) n’altère en rien l’identité du phénomène considéré – dans les deux cas.

Est-il possible d’aller plus loin ? En élargissant la notion de communication pour y inclure l’exogamie et les règles qui découlent de la prohibition de l’inceste, nous pouvons jeter en retour quelques clartés sur un problème toujours mystérieux : celui de l’origine du langage. Comparées au langage, les règles du mariage forment un système complexe du même type que celui-ci, mais plus grossier et où bon nombre de traits archaïques, communs à l’un et à l’autre, se trouvent sans doute préservés. Nous reconnaissons tous que les mots sont des signes, mais les poètes restent, parmi nous, les derniers à savoir que les mots ont été aussi des valeurs. En revanche, le groupe social considère les femmes comme des valeurs d’un type essentiel, mais nous avons du mal à comprendre que ces valeurs puissent s’intégrer dans des systèmes significatifs, qualité que nous commençons à peine à attribuer aux systèmes de parenté. Cette équivoque ressort plaisamment d’une critique qui a été parfois adressée aux Structures élémentaires de la parenté : « Livre antiféministe » ont dit certains, parce que les femmes y sont traitées comme des objets. On peut être légitimement surpris de voir assigner aux femmes le rôle d’éléments dans un système de signes. Prenons garde, pourtant, que si les mots et les phonèmes ont perdu (d’ailleurs de façon plus apparente que réelle) leur caractère de valeurs et sont devenus de simples signes, la même évolution ne saurait intégralement se reproduire en ce qui concerne les femmes. À l’inverse des femmes, les mots ne parlent pas. En même temps que des signes, celles-ci sont des producteurs de signes ; comme tels, elles ne peuvent se réduire à l’état de symboles ou de jetons.

Mais cette difficulté théorique comporte aussi un avantage. La position ambiguë des femmes, dans ce système de com-jmunication entre hommes en quoi consistent les règles du mariage et le vocabulaire de parenté, offre une image grossière, mais utilisable, du type de rapports que les hommes ont pu, il y a bien longtemps, entretenir avec les mots. Par ce détour, nous accéderions donc à un état qui reflète approximativement certains aspects psychologiques et sociologiques caractéristiques des débuts du langage. Comme dans le cas des femmes, l’impulsion originelle qui a contraint les hommes à « échanger » des paroles ne doit-elle pas être recherchée dans une représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique faisant sa première apparition ? Dès qu’un objet sonore est appréhendé comme offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui qui parle et celui qui entend, il acquiert une

nature contradictoire dont la neutralisation n’est possible que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie sociale se réduit.

On jugera peut-être ces spéculations aventureuses. Pourtant, si on nous concède le principe, il en découle au moins une hypothèse qui peut être soumise à un contrôle expérimental. Nous sommes conduits, en effet, à nous demander si divers aspects de la vie sociale (y compris l’art et la religion) – dont nous savons déjà que l’étude peut s’aider de méthodes et de notions empruntées à la linguistique – ne consistent pas en phénomènes dont la nature rejoint celle même du langage. Comment cette hypothèse pourrait-elle être vérifiée ? Qu’on limite l’examen à une seule société, ou qu’on l’étende à plusieurs, il faudra pousser l’analyse des différents aspects de la vie sociale assez profondément pour atteindre un niveau où le passage deviendra possible de l’un à l’autre ; c’est-à-dire élaborer une sorte de code universel, capable d’exprimer les propriétés communes aux structures spécifiques relevant de chaque aspect. L’emploi de ce code devra être légitime pour chaque système pris isolément, et pour tous quand il s’agira de les comparer. On se mettra ainsi en position de savoir si l’on a atteint leur nature la plus profonde et s’ils consistent ou non en réalités du même type.

Qu’on nous permette de procéder ici à une expérience orientée dans cette direction. L’anthropologue, considérant les traits fondamentaux de systèmes de parenté caractéristiques de plusieurs régions du monde, peut essayer de les traduire sous une forme assez générale pour que celle-ci acquière un sens, même pour le linguiste ; c’est-à-dire pour que ce dernier puisse appliquer le même type de formalisation à la description des familles linguistiques correspondant aux mêmes régions. Cette réduction préliminaire une fois opérée, le linguiste et l’anthropologue pourront se demander si des modalités différentes de communication – règles de parenté et de mariage d’une part, langage de l’autre – telles qu’elles sont observables dans la même société, peuvent ou non être rattachées à des structures inconscientes similaires. Dans l’affirmative, nous serions assurés d’être parvenus à une expression vraiment fondamentale.

Postulons donc qu’il existe une correspondance formelle j

\entre la structure de la langue et celle du système de parenté, j Si l’hypothèse est fondée, on devra vérifier la présence, dans les j régions suivantes, de langues comparables, par leur structure, aux systèmes de parenté tels qu’ils sont définis ci-après.

Aire indo-européenne. – La réglementation du mariage : dans nos sociétés contemporaines semble fondée sur le principe suivant : à condition d’édicter un petit nombre de près – ' criptions négatives (degrés prohibés), la densité et la fluidité I de la population suffisent pour obtenir un résultat qui, dans d’autres sociétés, serait seulement possible au moyen d’un, grand nombre de règles positives et négatives : à savoir une cohésion sociale résultant de mariages entre conjoints dont le degré de parenté est très éloigné, sinon même impossible à retracer. Cette solution de type statistique semble avoir pour origine un trait caractéristique de la plupart des anciens sys – ' tèmes de parenté indo-européens. Dans notre terminologie, ils relèvent d’uue formule simple d’échange généralisé. Pour – | tant, dans l’aire indo-européenne, cette formule ne s’applique pas directement aux lignées, mais à des ensembles complexes | de lignées, du type hratsvo, véritables conglomérats au sein j desquels chaque lignée jouit d’une liberté relative, par rapport 1 à la règle d’échange généralisé qui fonctionne strictement au niveau des ensembles eux-mêmes. On peut donc dire qu’un trait caractéristique des structures de parenté indo-européennes tient au fait qu’elles posent le problème de la cohésion 1 sociale en termes simples, tout en se ménageant la possibilité de lui apporter des solutions multiples.

Si la structure linguistique était analogue à la structure de parenté, il en résulterait, pour la première, les propriétés ' suivantes : des langues à structure simple, utilisant de nombreux éléments. Et l’opposition entre simplicité de structure d’une part, complexité des éléments d’autre part, se traduirait ' par le fait que plusieurs éléments sont toujours disponibles (et comme en concurrence les uns avec les autres) pour occuper | la même position dans la structure.

Aire sino-tibétaine. – La complexité des systèmes de parenté est d’un autre ordre. Tous relèvent ou dérivent de la forme la plus simple concevable de l’échange généralisé, c’est-à-dire le mariage préférentiel avec la fille du frère de la

mère. Or, j’ai montré ailleurs (i) que ce type de mariage assure la cohésion sociale aux moindres frais, tout en étant indéfiniment extensible à un nombre quelconque de partenaires.

En énonçant ces propositions sous une forme assez générale pour les rendre utilisables par le linguiste, nous dirons donc que la structure est complexe, tandis que les éléments eux-mêmes sont peu nombreux. Cette formule semble d’ailleurs très propre à exprimer un aspect caractéristique des langues à tons.

Aire africaine. – Les systèmes de parenté africains ont une tendance commune à développer l’institution du « prix de la fiancée » associée à la prohibition fréquente du mariage avec l’épouse du frère de la femme. Il en résulte un système d’échange généralisé plus complexe que celui fondé exclusivement sur le mariage préférentiel avec la cousine croisée matrilatérale. En même temps, le type de cohésion sociale établi par la circulation des biens se rapproche, dans une certaine mesure, du type statistique de cohésion existant dans nos propres sociétés.

Les langues africaines devraient donc offrir diverses modalités intermédiaires entre les types examinés sous i° et sous 2°.

Aire océanienne. – Les traits caractéristiques, bien connus, des systèmes de parenté polynésiens auraient pour équivalent, sur le plan linguistique : structure simple, éléments peu nombreux.

Aire nord-américaine. – Cette région du monde présente un développement exceptionnel des systèmes de parenté dits Crow-Omaha, qu’il faut distinguer soigneusement de tous ceux qui témoignent de la même indifférence envers les niveaux de générations (2). Les systèmes Crow-Omaha ne peuvent être simplement définis par l’assignation des deux 47 48 types de cousins croisés unilatéraux à des niveaux de génération différents : leur propriété distinctive (par quoi ils s’opposent au système Miwok) consiste dans l’assimilation des cousins croisés à des parents, non à des alliés. Or, les systèmes de type Miwok sont également fréquents dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde, tandis que les systèmes Crow-Omaha proprement dits, à quelques exceptions près, ne se rencontrent qu’en Amérique. Ces systèmes peuvent être décrits comme abolissant la distinction entre échange restreint et échange généralisé, c’est-à-dire entre deux formules habituellement considérées comme incompatibles. Par ce biais, l’application simultanée de deux formules simples permet de garantir des mariages entre degrés éloignés, tandis que l’une ou l’autre, appliquée isolément, aurait abouti seulement au mariage entre différents types de cousins croisés.

En termes de structure linguistique, cela reviendrait à dire que certaines langues américaines pourraient comporter des éléments en nombre relativement élevé, propres à s’articuler en structures relativement simples, mais au prix d’une asymétrie imposée à ces dernières.

***

Nous n’insisterons jamais assez sur le caractère précaire et hypothétique de cette reconstruction. En y procédant, l’anthropologue va du connu à l’inconnu (au moins en ce qui le concerne) ; les structures de parenté lui sont familières, mais non celles des langues correspondantes. Les caractères différentiels énumérés ci-dessus ont-ils encore un sens sur le plan linguistique ? C’est au linguiste de le dire. Comme anthropologue social, profane en matière linguistique, je me suis borné à rattacher d’éventuelles propriétés structurales – conçues en termes très généraux – à certains traits des systèmes de parenté. Pour les justifications de détail du choix que j’ai fait de ces derniers, le lecteur voudra bien se reporter à un travail dont les conclusions sont supposées connues (i) et que je me suis contenté ici, par manque de place, d’évoquer brièvement. Au moins ai-je pu indiquer

(i) Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit.

certaines propriétés générales de systèmes de parenté caractéristiques de plusieurs régions du monde. Il appartient au linguiste de dire si les structures linguistiques de ces régions peuvent être, même très approximativement, formulées dans les mêmes termes ou dans des termes équivalents. S’il en était ainsi, un grand pas aurait été accompli vers la connaissance des aspects fondamentaux de la vie sociale.

Car la route serait ouverte à l’analyse structurale et comparée des coutumes, des institutions et des conduites sanctionnées par le groupe. Nous serions en mesure de comprendre certaines analogies fondamentales entre des manifestai ons de la vie en société, très éloignées en apparence les unes des autres, telles que le langage, l’art, le droit, la religion. Du même coup, enfin, pourrions-nous espérer surmonter un jour l’antinomie entre la culture, qui est chose collective, et les individus qui l’incarnent, puisque, dans cette nouvelle perspective, la prétendue « conscience collective » se réduirait à une expression, au niveau de la pensée et des conduites individuelles, de certaines modalités temporelles des lois universelles en quoi consiste l’activité inconsciente de l’esprit.