Épilogue

Dans la pièce de Pirandello, Les règles du jeu (1919), on trouve la conversation suivante :

Leone : Ah Venanzi ! C’est bien triste d’avoir appris toutes les manœuvres du jeu.

Guido : De quel jeu ?

Leone : Eh bien… de celui-ci. Tout le jeu… de la vie.

Guido : L’avez-vous appris ?

Leone : Oui, il y a longtemps.

Le désespoir et la résignation de Leone proviennent de ce qu’il croit qu’il n’y a qu’un jeu de la vie. En fait, si la maîtrise du jeu de la vie était le problème de l’existence humaine, que resterait-il à faire une fois cette tâche accomplie ? Mais il n’existe pas qu’un seul jeu de la vie ; les jeux de la vie sont infinis.

L’homme moderne semble devoir choisir entre deux possibilités fondamentales. D’une part, il peut choisir de se désespérer sur la perte de l’utilité ou la rapide détérioration des jeux laborieusement appris. Les techniques acquises par des efforts diligents peuvent se révéler inadéquates au moment de les appliquer. Beaucoup de personnes ne peuvent supporter longtemps ce genre de déceptions. Désespérées, elles aspirent à la sécurité et à la stabilité, même si l’on ne peut acheter cette stabilité qu’au prix de son propre esclavage. L’autre solution, c’est d’accepter le défi du besoin incessant d’apprendre et d’apprendre encore, et de tenter de réussir.

Le bouleversement considérable des conditions sociales contemporaines nous avertit nettement que si l’homme survit, ses relations sociales subiront, tout comme sa constitution génétique, des mutations de plus en plus rapides. Il est vrai qu’il faudra absolument que tous les hommes – et pas seulement quelques-uns – apprennent comment apprendre. Ce terme « apprendre », je l’emploie dans son sens le plus large. Il se réfère d’abord aux adaptations que l’homme doit effectuer par rapport à son environnement. Il lui faudra plus particulièrement apprendre les règles qui gouvernent dans les lois de la famille, le groupe, et la société où il vit. En outre, il lui faudra acquérir des compétences techniques, scientifiques, et il lui faudra apprendre à apprendre. Le problème de Leone est le dilemme de l’homme qui s’est tellement retiré de la vie qu’il n’apprécie plus et ne peut donc plus participer au jeu éternellement changeant de la vie. Il en résulte une existence pauvre et monotone qui peut être assez facilement maîtrisée.

Un problème urgent et commun à tous se pose aujourd’hui : comme les conditions sociales subissent des changements rapides, les hommes vont devoir changer leur mode de vie. Les anciens jeux ne cessent de se démoder ; de nouveaux jeux voient le jour. La plupart des gens ne sont aucunement prêts à passer d’un genre de jeu à un autre type de jeu. Ils apprennent à jouer un jeu, au mieux plusieurs jeux, et désirent essentiellement pouvoir vivre sans cesser de jouer le même jeu. Mais comme la vie humaine est en grande partie une entreprise sociale, les conditions sociales peuvent rendre la survie impossible en l’absence d’une plus grande souplesse à l’égard des schémas de conduite personnelle.

Il est possible que la relation entre le psychothérapeute moderne et son patient soit une sorte de fanal qui attire un nombre croissant d’individus, poussés par la crainte de céder à quelque esclavage spirituel ou de se voir physiquement détruits. Je ne veux pas suggérer naïvement que chacun a besoin de « se faire psychanalyser ». Au contraire, le fait d’être psychanalysé, comme toute expérience humaine, peut constituer en soi une forme d’esclavage et ne garantit nullement, en particulier dans ses formes institutionnalisées contemporaines, ni au patient, ni au thérapeute, une amélioration de la connaissance de soi-même et de sa responsabilité. En disant que la relation psychothérapeutique moderne est un fanal, je me réfère à une notion plus simple mais plus fondamentale que celle qu’implique le fait d’« être psychanalysé ». C’est la notion de ce qu’est un « étudiant de la vie »… certains ont besoin pour cela d’un instructeur personnel ; d’autres non. Les moyens nécessaires, et l’aptitude à apprendre, étant acquis, le succès d’une telle entreprise exige avant tout le désir sincère d’apprendre et de changer. Cette motivation est stimulée, quant à elle, par l’espoir du succès. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est du devoir solennel des hommes de science et des pédagogues de clarifier – et surtout de ne jamais obscurcir – les problèmes et les tâches.

J’ai tenté d’éviter les formes d’obscurantisme qui, en cachant ces problèmes, engendrent le découragement et le désespoir. Nous sommes tous des étudiants à l’école métaphorique de la vie. Ici, nul ne peut se permettre d’être découragé et désespéré. Et pourtant, à cette école, les mythes religieux, cosmologiques, nationalistes, et plus tard les théories psychiatriques, ont joué le rôle d’un professeur obscurantiste, qui trompe ses étudiants plus souvent qu’il n’agit comme un clarificateur en leur expliquant comment prendre son sort entre ses mains. Un mauvais maître est pire que l’absence totale de maître. Notre seule arme contre eux, c’est le scepticisme.