La peur du fantasme

Pourquoi les contes de fées sont-ils mis à l’index ?

Pourquoi tant de parents intelligents, bien intentionnés, modernes et appartenant aux classes aisées, soucieux du bon développement de leurs enfants, dévaluent-ils les contes de fées et privent-ils leurs enfants.de ce que ces histoires pourraient leur apporter ? Nos aïeux de l’époque victorienne eux-mêmes, malgré l’importance qu’ils accordaient à la discipline morale, malgré leur pesant mode de vie, non seulement autorisaient, mais encourageaient leurs enfants à faire travailler leur imagination sur les contes de fées et à en tirer du plaisir. Le plus simple serait de mettre cet interdit sur le compte de l’étroitesse d’esprit, mais ce n’est pas le cas.

Certains disent que les contes de fées sont malsains parce qu’ils ne présentent pas le tableau « vrai » de la vie réelle. Il ne vient pas à l’esprit de ces personnes que le « vrai », dans la vie d’un enfant, peut être tout différent de ce qu’il est pour l’adulte. Ils ne comprennent pas que les contes de fées n’essayent pas de décrire le monde extérieur et la « réalité ». Ils ne se rendent pas compte que l’enfant sain d’esprit ne croit jamais que ces histoires décrivent le monde d’une façon réaliste.

Certains parents ont peur de « mentir » à leurs enfants en leur racontant les événements fantastiques contenus dans les contes de fées. Ils sont renforcés dans cette idée par cette question que leur pose l’enfant : « Est-ce que c’est vrai ? » De nombreux contes de fées, dès leurs premiers mots, répondent à cette question avant même qu’elle puisse être formulée. Par exemple, « Ali Baba et les Quarante Voleurs » commence ainsi : « À une époque qui remonte très très loin dans la nuit des temps... » L’histoire des frères Grimm, « Le Roi-Grenouille ou

Henri le Ferré » s’ouvre par ces mots : « Dans l’ancien temps, quand les désirs s’exauçaient encore... » Des débuts de ce genre marquent clairement que l’histoire se situe à un niveau très différent de la « réalité » d’aujourd’hui. Certains contes de fées commencent d’une façon très réaliste : « Il était une fois un homme et une femme qui souhaitaient en vain, depuis très longtemps, avoir un enfant. » Mais pour l’enfant qui est familiarisé avec le conte de fées, « il était une fois » a le même sens que « dans la nuit des temps ». Cela montre qu’en racontant toujours la même histoire au détriment des autres, on affaiblit la valeur que les contes de fées ont pour l’enfant tout en soulevant des problèmes qui sont tout naturellement résolus si l’enfant en connaît un grand nombre.

La « vérité » des contes de fées est celle de notre imagination et non pas d'une causalité normale. Tolkien, à propos de la question « Est-ce que c’est vrai ? » remarque : « Il ne faut pas y répondre à la légère, de façon inconsidérée. » Il ajoute que la question suivante a beaucoup plus d’importance pour l’enfant : « Est-ce qu’il est gentil ? est-ce qu’il est méchant ? » C’est-à-dire que l’enfant veut avant tout distinguer ce qui est mal de ce qui est bien.

Avant d’être à même d’appréhender la réalité, l’enfant, pour l’apprécier, doit disposer d’un cadre de référence. En demandant si telle ou telle histoire est vraie, il veut savoir si cette histoire fournit quelque chose d’important à son entendement, et si elle a quelque chose de significatif à lui dire en ce qui concerne ses préoccupations les plus importantes.

Citons Tolkien une fois de plus : « Le plus souvent, ce que veut dire l’enfant quand il demande « Est-ce que c’est vrai ? » c’est « J’aime » bien cette histoire, mais est-ce qu’elle se passe aujourd’hui ? Est-ce » que je suis en sécurité dans mon lit ? » La seule réponse qu’il souhaite entendre est la suivante : « Il n’y a certainement plus de » dragons en Angleterre aujourd’hui ! » Et Tolkien continue : « Les » contes de fées se rapportent essentiellement non pas à une « pos- » sibilité », mais à la « désirabilité ». » Voilà quelque chose que l’enfant comprend très bien : pour lui, rien n’est plus vrai que ce qu’il désire.

Parlant de son enfance, Tolkien raconte : « Je ne désirais pas du tout avoir les mêmes rêves et les mêmes aventures qu'Alice, et quand on me les racontait, j’étais amusé, c’est tout. Je n’avais guère envie de chercher des trésors enfouis et de me battre avec des pirates, et

« L’Ile au trésor » me laissait froid. Mais le pays de Merlin et du roi Arthur valait beaucoup mieux que cela, et, par-dessus tout, le Nord indéterminé de Sigurd et du prince de tous les dragons. Ces contrées étaient éminemment désirables. Je n’ai jamais imaginé que le dragon pût appartenir à la même espèce que le cheval. Le dragon portait visiblement le label « Conte de Fées ». Le pays où il vivait appartenait à « l’autre monde »... J’avais un désir très profond de dragons. Évidemment, dans ma peau d’enfant timide, je n’avais pas la moindre envie d’en avoir dans le voisinage, ni de les voir envahir mon petit monde où je me sentais plus ou moins en sécurité36. »

Lorsque l’enfant demande si le conte dit la vérité, la réponse devrait tenir compte non pas des faits réels, pris à la lettre, mais du souci momentané de l’enfant, que ce soit sa peur d’être ensorcelé ou ses sentiments de jalousie œdipienne. Pour le reste, il suffit en général de lui expliquer que ces histoires ne se passent pas de nos jours, dans le monde où nous vivons, mais dans un pays inaccessible. Les parents qui,‘d'après les expériences de leur propre enfance, sont convaincus de l’importance des contes de fées, n’auront aucune peine à répondre aux questions de leurs enfants. Mais l’adulte qui pense que toutes ces histoires ne sont que des tissus de mensonges feraient mieux de s’abstenir de les raconter. Ils seraient incapables de les dire d’une façon qui pourrait enrichir la vie de leurs enfants.

Certains parents redoutent que leurs enfants se laissent emporter par leurs fantasmes ; que, mis en contact avec les contes de fées, ils puissent croire au magique. Mais tous les enfants croient au magique, et ils ne cessent de le faire qu’en grandissant (à l’exception de ceux qui ont été trop déçus par la réalité pour en attendre des récompenses). J’ai connu des enfants perturbés qui n’avaient jamais entendu de contes de fées mais qui investissaient un ventilateur électrique ou un moteur quelconque d’un pouvoir magique ou destructeur qu’aucun conte de fées n’a jamais prêté au plus puissant et au plus néfaste de ses personnages37.

D’autres parents craignent que l’esprit de l’enfant puisse être saturé de fantasmes féeriques au point de ne plus pouvoir apprendre à faire face à la réalité. C’est le contraire qui est vrai. Aussi complexe qu’elle soit (bourrée de conflits, ambivalente, pleine de contradictions), la personnalité humaine est indivisible. Toute expérience, quelle qu’elle soit, affecte toujours les divers aspects de la personnalité d’une façon globale. Et l’ensemble de la personnalité, pour pouvoir affronter les tâches de la vie, a besoin d’être soutenue par une riche imagination mêlée à un conscient solide et à une compréhension claire de la réalité.

La personnalité commence à se développer de façon défectueuse dès que l’un de ses composants (le ça, le moi ou le surmoi, le conscient ou l’inconscient) domine l’un des autres et prive l’ensemble de la personnalité de ses ressources particulières. Parce que certains individus se retirent du monde et passent la plus grande partie de leur temps dans leur royaume imaginaire, on a supposé à tort qu’une vie trop riche en imagination nous empêche de venir à bout de la réalité. Mais c’est le contraire qui est vrai : ceux qui vivent totalement dans leurs fantasmes sont en proie aux ruminations compulsives qui tournent éternellement autour de quelques thèmes étroits et stéréotypés. Loin d’avoir une vie imaginative riche, ces personnes sont emprisonnées et sont incapables de s’échapper de leurs rêves éveillés qui sont lourds d’angoisses et de désirs inassouvis. Mais le fantasme qui flotte librement, qui contient sous une forme imaginaire une large variété d’éléments qui existent dans la réalité, fournit au moi un abondant matériel sur lequel il peut travailler. Cette vie imaginative, riche et variée, est fournie à l’enfant par les contes de fées qui peuvent éviter à son imagination de se laisser emprisonner dans les limites étroites de quelques rêves éveillés axés sur des préoccupations sans envergure.

Freud disait que la pensée est une exploration des possibilités qui nous évite tous les dangers attachés à une véritable expérimentation. La pensée ne demande qu’une faible dépense d’énergie, si bien qu’il nous en reste pour agir dès que nos décisions sont prises, lorsque nous avons soupesé nos chances de succès et la meilleure façon de l’atteindre. Cela est vrai pour les adultes : le savant, par exemple, « joue avec les idées » avant de commencer à les explorer plus systématiquement. Mais les pensées du jeune enfant ne procèdent pas de façon ordonnée, comme le font celles de l’adulte : les fantasmes de l’enfant sont ses pensées. Quand il essaye de comprendre les autres et lui-même, ou de se faire une idée des conséquences particulières d’une action, l’enfant brode des fantasmes autour de ces notions. C’est sa façon de « jouer avec les idées ». Si on offre à l’enfant la pensée rationnelle comme moyen principal de mettre de l’ordre dans ses sentiments, et de comprendre le monde, on ne peut que le dérouter et le limiter.

Cela reste vrai même quand l’enfant semble demander des informations factuelles. Piaget raconte qu’un jour une petite fille qui n’avait pas encore quatre ans lui posa des questions sur les ailes des éléphants. Il lui répondit que les éléphants ne volaient pas. Sur quoi, la petite fille insista : « Mais si ! Ils volent. Je les ai vus ! » Il se contenta de répondre qu’elle disait ça pour rire38. Cet exemple montre les limites du fantasme enfantin. Il est évident que cette petite fille se débattait avec un problème quelconque et on ne l’aidait certainement pas en lui fournissant des explications factuelles qui n’avaient rien à voir avec ce problème.

Si Piaget avait poursuivi la conversation en lui demandant vers quel endroit l’éléphant volait à tire-d’aile, ou à quels dangers il essayait d’échapper, les problèmes qui tourmentaient la petite fille auraient pu apparaître ; Piaget lui aurait alors prouvé qu’il était prêt à accepter sa façon d’explorer ces problèmes. Mais il essayait de comprendre comment travaillait l’esprit de l’enfant sur la base de son propre cadre de référence, tandis que la petite fille, de son côté, s’entêtait à comprendre le monde à sa façon : à travers une élaboration issue de son imagination, c’est-à-dire tel qu'elle le voyait.

Tel est le drame de tant de « psychologies infantiles » : leurs découvertes sont pertinentes et importantes, mais n’apportent aucun bénéfice à l’enfant. Ces trouvailles psychologiques aident l’adulte à comprendre l’enfant à partir d’un cadre adulte de référence. Mais cette compréhension adulte des rouages de l’esprit de l’enfant ne fait souvent qu’élargir le fossé qui les sépare : ils considèrent le même phénomène d’un point de vue si différent que chacun d’eux observe quelque chose de tout à fait différent. Si l’adulte insiste en disant que seule sa façon de voir les choses est correcte, ce qui est sans doute objectivement vrai, étant donné ce qu’il sait, l’enfant a l’impression décourageante que ce n’est pas la peine d’essayer d’aboutir à une compréhension normale. Sachant qui est le plus fort, l’enfant, pour éviter les ennuis et avoir la paix, finit par dire qu’il est d’accord avec l’adulte et il n’a plus qu’à se débrouiller tout seul.

Les contes de fées subirent de sévères critiques lorsque les nouvelles découvertes de la psychanalyse et de la psychologie infantile révélèrent combien l’imagination de l’enfant peut être violente, angoissée, destructive et même sadique. Le jeune enfant, par exemple, aime ses parents avec une intensité incroyable de sentiment et, en même temps, les déteste. Sachant*cela, il aurait été facile de comprendre que les contes de fées parlent à la vie mentale intérieure de l’enfant. Au contraire, les sceptiques proclamèrent que ces histoires créaient, ou tout au moins favorisaient grandement ces sentiments perturbants.

Ceux qui ont mis les contes de fées traditionnels à l’index décidèrent que s’il devait y avoir des monstres dans les histoires qu’on raconte aux enfants, ces monstres devaient être présentés sous un aspect sympathique ; mais ils oubliaient le monstre qui est le mieux connu de l’enfant et qui le concerne au premier degré : le monstre qu’il sent en lui-même ou qu’il a peur de découvrir et qui, parfois, le persécute. Les adultes, en ne parlant pas de ce monstre, en le laissant caché dans son inconscient, empêchent l’enfant de broder des fantasmes autour de lui à partir des contes de fées qu’il pourrait connaître. Sans ces fantasmes, l’enfant est empêché de connaître mieux ce monstre et il est privé de suggestions qui lui permettraient d’apprendre à le maîtriser. En conséquence, l’enfant est livré sans défense aux pires de ses angoisses. Si notre peur d’être dévoré se matérialise sous la forme d'une sorcière, il est facile de s’en débarrasser en la faisant rôtir dans un four ! Mais de telles considérations ne sont jamais venues à l’esprit de ceux qui ont mis les contes de fées à l’index.

Les enfants sont invités à accepter comme la seule correcte une image étrangement limitée et partiale de l’adulte et de la vie. En cessant d’alimenter l’imagination de l’enfant, on espérait étouffer les géants et les ogres des contes de fées, c’est-à-dire les monstres obscurs qui résident dans l’inconscient, pour les empêcher de s’opposer au développement de l’esprit rationnel de l’enfant. On espérait faire régner en maître le moi rationnel dès le biberon ! Ce résultat ne devait pas être obtenu à travers la conquête par le moi des forces obscures du ça ; mais en empêchant l’enfant de prêter attention à son inconscient ou d’entendre des histoires qui s’adresseraient à lui. Bref, l’enfant était supposé refouler ses fantasmes désagréables pour n’en avoir que d’agréables 17.

Mais ces théories répressives du ça sont incapables de fonctionner. Un exemple extrême nous montre très bien ce qui peut arriver à l’enfant qui est contraint de refouler le contenu de son inconscient : à la suite d’un long travail thérapeutique, un petit garçon qui était devenu muet à la fin de sa période de latence expliqua l’origine de son mutisme. Il dit : « Ma mère me lavait la bouche avec du savon à cause de tous les mauvais mots dont je me servais, et je dois reconnaître qu’ils n’étaient pas beaux du tout ! Mais ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’en lavant tous ces mauvais mots, elle lavait aussi tous les bons. » La thérapie permit de libérer tous ces mauvais mots et, avec eux, réapparurent tous les autres. Bien d’autres choses étaient allées de travers au premier stade de la vie de ce garçon ; le fait de laver sa bouche au savon n’était pas la cause principale de son mutisme mais y avait contribué.

L’inconscient est la source du matériel brut et la base sur laquelle le moi édifie notre personnalité. En poussant plus loin cette comparaison, on peut dire que nos fantasmes sont les ressources naturelles qui alimentent et modèlent ce matériel brut, ce qui les rend utiles au moi en .train de construire la personnalité. Si nous sommes privés de ces ressources naturelles, notre vie reste limitée ; sans les fantasmes qui nous donnent de l’espoir, nous n’avons pas la force d’affronter les adversités de la vie. L’enfance est l’époque où ces fantasmes ont besoin d'être entretenus.

Nous ne manquons pas d’encourager les fantasmes de nos enfants ; nous leur disons de peindre ce qu’ils ont envie de peindre et d’inventer des histoires. Mais s’il n’est pas nourri par notre patrimoine imaginatif, le conte de fées folklorique, l’enfant est incapable d’inventer tout seul des histoires qui l’aideraient à résoudre les problèmes de la vie. Les histoires qu’il peut inventer ne sont que le reflet de ses désirs et de ses angoisses. S’il ne peut compter que sur ses propres ressources, l’enfant en est réduit à imaginer des élaborations à partir de ce qu’il est présentement, puisqu’il ne peut pas savoir où il a besoin d’aller et, à plus forte raison, n’en connaît pas le chemin. C’est ici que le conte de fées fournit à l’enfant ce dont il a le plus besoin : à son début, il prend l’enfant exactement où il en est sur le plan affectif, lui montre où il doit aller et comment il doit s’y prendre. Mais le conte de fées réalise cela par implication, sous forme d’un matériel imaginatif où l’enfant peut puiser ce qui lui convient le mieux et au moyen d’images qui lui permettent de saisir facilement tout ce qu’il doit nécessairement comprendre.

Les rationalisations qui permettent de perpétuer l’interdiction des contes de fées malgré ce que la psychanalyse a révélé sur l’inconscient, et particulièrement sur celui des enfants, prennent des formes multiples. Quand il fut impossible de nier plus longtemps que l’enfant est assailli par des conflits profonds, des angoisses, des désirs violents et qu’il est inexorablement bousculé par toutes sortes de processus irrationnels, on décida que, comme l’enfant a déjà peur de tant de choses, il fallait le détourner de tout ce qui pourrait lui paraître effrayant. Tel conte précis peut en effet angoisser l’enfant, mais à mesure qu’il se familiarise avec les contes de fées, les aspects effrayants tendent à disparaître, tandis que les traits rassurants gagnent en importance. Le déplaisir initial de l’angoisse devient alors le grand plaisir de l’angoisse affrontée avec succès et maîtrisée.

Les parents qui ne veulent pas croire que leur enfant a des désirs de meurtre et a envie de mettre en morceaux choses et gens croient que leur petit doit être mis à l’abri de telles pensées (comme si c’était possible !). En interdisant à l’enfant de connaître des histoires qui lui diraient implicitement que d’autres enfants que lui ont les mêmes fantasmes, on lui laisse croire qu’il est le seul être au monde à imaginer de telles choses. Il en résulte que ses fantasmes prennent pour lui un aspect effrayant. En outre, en apprenant que d’autres que lui ont les mêmes fantasmes l’enfant sent qu’il appartient à l’humanité et cesse de craindre que ses idées destructives ne le mettent au ban de la société.

On peut relever une étrange contradiction : au moment même où des parents d’un bon niveau d’instruction interdisaient les contes de fées à leurs enfants, les progrès de la psychanalyse leur apprenaient que, loin d’être innocent, l’esprit de leurs jeunes enfants était plein de chimères angoissées, coléreuses et destructives18. Il est également remarquable que les mêmes parents, tout en étant très soucieux de ne pas augmenter l’angoisse de leurs enfants, oubliaient les innombrables messages rassurants des contes de fées.

On peut expliquer cette contradiction par le fait que la psychanalyse a également révélé les sentiments ambivalents qu’éprouve l’enfant à l’égard de ses parents. Ceux-ci sont gênés d’apprendre que l’esprit de l’enfant n’est pas seulement plein d’un amour profond, mais aussi d’une haine solide à leur égard. Étant avant tout désireux d’être aimés de leurs enfants, les parents appréhendent de leur faire connaître des histoires qui pourraient les encourager à les repousser ou à les considérer comme méchants.

Les parents ne demandent qu’à croire que si leurs enfants les considèrent comme des marâtres, des sorcières ou des ogres, cela n’a rien à voir avec eux ni avec l’apparence qu’ils revêtent par moments pour leurs enfants, mais résulte uniquement des contes de fées qu’ils ont lus ou entendus. Ils se trompent du tout au tout : si les enfants airrjent les contes de fées, ce n’est pas parce que l’imagerie qu’ils y trouvent correspond à ce qui se passe en eux, mais parce que, malgré toutes les pensées coléreuses, anxieuses, auxquelles le conte, en les matérialisant, donne un contenu spécifique, ces histoires se terminent toujours bien, issue que l’enfant est incapable de trouver tout seul.


17 Tout se passe comme si le précepte freudien qui veut que l’essence de l’évolution vers une humanité supérieure consiste « à trouver le moi là où se trouvait le ça » était transformé en son contraire : « Là où se trouvait le ça, il ne doit rien en rester. » Mais Freud voulait dire clairement que seul le ça peut fournir au moi l’énergie qui lui permet de modeler les tendances inconscientes et de se servir d’elles d’une façon constructive. Bien que des théories psychanalytiques plus récentes avancent que le moi est, lui aussi, pourvu dés la naissance de sa propre énergie, le moi qui, par surcroît, ne pourrait pas faire appel aux sources énergétiques beaucoup plus importantes du ça ne pourrait être que très faible. En outre, le moi qui serait obligé de dépenser sa quantité limitée d’énergie pour réprimer l'énergie du ça serait doublement appauvri.

18 Comme les parents se fondent souvent sur les épisodes violents et effrayants des contes de fées pour les interdire à leurs enfants, il n’est pas inutile de citer une étude expérimentale qui a été pratiquée sur des enfants d’âge scolaire ; cette enquête prouve que l’enfant doué d’une vie imaginative riche (qui peut être stimulée, entre autres, par les contes de fées) réagit avec un bas niveau de comportement agressif quand on lui présente un matériel de nature agressive (en l’occurrence, un film de violence). Lorsqu’il n’était pas encouragé à avoir des fantasmes agressifs on n’observait aucune diminution de son comportement agressif. (Ephraïm Biblow, « Jeu imaginatif et comportement agressif », in Jerome L. Singer, The child’s world of make-Believe, New York, Academic Press, 1973.)

Comme les contes de fées stimulent fortement la vie imaginative de l'enfant, il peut être intéressant de citer les deux dernières phrases qui concluent cette enquête : « L’enfant peu imaginatif, d’après ce qui a été observé pendant ses activités de jeu, se présentait comme principalement orienté vers la motricité ; il se montrait beaucoup plus actif que réfléchi. L’enfant très imaginatif et créatif tendait à être plus agressif par le verbe que par l’action physique. »