Transcender l’enfance à l’aide de l’imagination

Si l’on croit que la vie humaine n’est pas le résultat du hasard, on ne peut qu’admirer la sagesse avec laquelle des événements psychologiques très variés ont été calculés pour coïncider en se renforçant mutuellement afin que le jeune humain s’arrache de la première enfance pour entrer dans l’enfance. Au moment même où l’enfant commence à être tenté de réagir à l’appel du monde extérieur pour sortir du cercle étroit où il est enfermé avec ses parents, ses déceptions œdipiennes l’incitent à se détacher un peu de son père et de sa mère qui, jusque-là, étaient la seule source à alimenter ses besoins physiques et psychologiques.

Il se trouve que l’enfant devient alors capable de tirer des satisfactions affectives de personnes qui ne font pas partie du cercle de famille, satisfactions qui compensent à un faible degré les désillusidns qui lui viennent de ses parents. On peut également considérer que ce n’est pas par hasard si l’enfant, au moment où il est profondément et douloureusement déçu par ses parents qui cessent de répondre à ses attentes infantiles, devient physiquement et psychiquement capable de satisfaire lui-même certains de ces besoins. Tous ces changements importants, et bien d’autres, surviennent au même moment ou se suivent de très près ; ils sont en interrelation, chacun étant fonction des autres.

À mesure que l’enfant est capable de faire face, il peut multiplier ses contacts avec les autres et avec de plus larges aspects du monde. Comme il est capable d’en faire davantage, ses parents sentent que le moment est venu de relâcher leurs attentions. Ce changement dans leurs relations déçoit énormément l’enfant qui, jusque-là, espérait que ces attentions dureraient éternellement ; c’est même la plus grave déception de sa jeune vie, d’autant plus pénible qu’elle lui est infligée par des êtres qui, croit-il, lui sont totalement dévoués. Mais cet événement est également fonction des contacts que l’enfant établit de plus en plus avec le monde extérieur, dont il tire tout au moins quelques satisfactions affectives, et de sa capacité croissante à satisfaire plus ou moins ses propres besoins. En raison de ses nouvelles expériences avec le monde extérieur, l’enfant peut se permettre de constater les « limites » de ses parents, c’est à-dire leurs imperfections, vues sous l’optique de ses attentes irréalistes. En conséquence, il est si déçu par ses parents qu'il s'aventure à chercher ailleurs satisfaction.

Le moment venu, il est tellement dépassé par les épreuves qui l’accablent et il a si peu de chances de résoudre les problèmes qui se posent à chaque pas qu’il fait vers son indépendance, que, pour ne pas s’abandonner au désespoir, il doit avoir recours aux ressources de son imagination. Aussi importants que soient ses progrès, ils ne sont rien à côté de ses échecs, ne serait-ce que parce qu’il ne se rend pas compte de ce qui est vraiment possible. Cette déception peut conduire l’enfant à pendre toute confiance en lui et, abandonnant tout effort, à se replier totalement sur lui-même, loin du monde, à moins que les fantasmes ne viennent à son secours.

Si l’une de ces différentes démarches de l’enfant grandissant pouvait être prise séparément, on pourrait dire que la faculté de broder des fantasmes au delà du présent constitue un nouveau progrès qui rend tous les autres possibles, parce qu’il rend supportable les frustrations subies dans la réalité. Nous comprendrions facilement pourquoi l’enfant se met si souvent dans la peau d’un hors-la-loi, d’un « Simplet », si seulement nous pouvions nous rappeler ce que nous éprouvions quand nous étions petits ; ou si nous pouvions imaginer combien l'enfant peut se sentir frustré quand ses compagnons de jeu, ou ses frères et sœurs, le rejettent momentanément et font visiblement les choses mieux que lui ; ou quand les adultes (pire que cela : ses parents !) se moquent de lui et le rabaissent. Seuls des espoirs exagérés et des fantasmes tournant autour de progrès à venir peuvent rétablir l’équilibre de telle sorte que l’enfant puisse continuer de vivre et de faire des efforts.

On peut se rendre compte de l’énormité de la frustration, de la déception et du désespoir de l’enfant aux moments où il se sent irrémédiablement vaincu si l’on songe à ses colères, à ses rages, qui expriment sa conviction qu’il ne peut rien faire pour améliorer ses conditions de vie « intolérables ». Dès que l’enfant est capable d’imaginer (c’est-à-dire grâce aux fantasmes) la fin de ses misères, ses rages disparaissent : ayant retrouvé l’espoir en l’avenir, il peut supporter les difficultés du moment. La décharge physique qu’il obtient à l’occasion par ses coups de pied et ses cris est alors remplacée par des pensées ou des activités destinées à atteindre un but désiré à une date plus ou moins rapprochée. Ainsi, les problèmes que rencontre l’enfant et qu’il ne peut pas résoudre sur le moment deviennent maniables : la déception du présent est atténuée par la perspective des victoires à venir.

Si l’enfant, pour une raison ou pour une autre, est incapable d’imaginer son avenir avec optimisme, il cesse de se développer, comme le prouve, à l’extrême, le comportement de l’enfant qui souffre d’autisme infantile. Il ne fait rien, ou, par intermittence, manifeste de violents accès de rage ; mais, dans les deux cas, il exige que rien ne soit changé dans son environnement et dans ses conditions de vie. Tout cela résulte de son incapacité totale à envisager tout changement dans le sens d’une amélioration. Le jour où une fillette, après une longue thérapie, émergea de son retrait autistique total, et réfléchit à ce qui pouvait caractériser les bons parents, elle dit : « Ce sont ceux qui espèrent pour vous. » Elle voulait dire par là que ses parents avaient été de mauvais parents parce qu’ils n’avaient pas su avoir de l’espoir pour elle ni lui donner l’occasion d’avoir personnellement de l’espoir, pour elle-même et pour sa vie à venir dans le monde.

Nous savons que, plus nous sommes malheureux et désespérés, plus nous avons besoin de pouvoir nous engager dans des fantasmes optimistes. Mais nous sommes incapables de le faire de nous-mêmes lorsque nous sommes petits. Pendant l’enfance, plus qu’à toute autre époque, nous avons besoin des autres pour qu’ils nous soutiennent en mettant de l’espoir en nous et en notre avenir. Le conte de fées, à lui seul, ne peut rendre ce service à l’enfant ; comme nous le rappelait cette petite fille autistique, nous avons d’abord besoin de nous laisser pénétrer d’espoir par l’intermédiaire de nos parents. Sur cette base réelle et solide — la façon positive dont nos parents nous considèrent, nous et notre avenir — nous pouvons alors construire des châteaux en Espagne, à demi conscients qu’ils ne sont rien de plus, mais quand même profondément rassurés. Alors que le fantasme est irréel, les sentiments réconfortants qu’il nous procure sur nous-mêmes et notre avenir, eux, sont réels, et nous avons besoin d’eux pour nous soutenir.

Lorsqu’ils réagissent au profond découragement de leur enfant, les parents lui disent que tout finira bien par s’arranger. Mais le désespoir de l’enfant est envahissant — il est incapable de faire des nuances : il est ou bien en enfer ou bien au paradis — et seul l’espoir d’un éternel bonheur peut venir à bout de sa peur momentanée d’être anéanti. Aucun parent ne peut raisonnablement promettre à son enfant qu’il peut atteindre le bonheur parfait dans la réalité. Mais, en lui racontant des contes de fées, il peut l’encourager à emprunter pour son usage personnel des espoirs imaginaires pour son avenir, sans le tromper en lui laissant croire qu’il y a de la réalité dans ces chimères 19.

Sentant avec acuité les désagréments que lui vaut le fait d’être dominé par les adultes et dépossédé de son petit royaume personnel où on n’exigeait rien de lui, et où tous ses désirs semblaient être comblés par ses parents, l’enfant ne peut pas s’empêcher de désirer un royaume bien à lui. Les déclarations réalistes sur ce que l’enfant peut accomplir en grandissant sont incapables de satisfaire des désirs aussi extravagants et ne peuvent même pas leur être comparés.

Quel est donc ce royaume que tant de héros de contes de fées finissent par posséder ? Sa principale caractéristique est qu’on ne nous dit rien de lui ; on ne nous en dit pas davantage sur les occupations du roi ou de la reine. Il ne sert à rien d’être roi ou reine de ce royaume, sauf qu’on commande au lieu d’être commandé. Le fait qu’il devient roi (ou reine) au dénouement de l’histoire symbolise un état de véritable indépendance où le héros se sent en sécurité, satisfait et heureux comme l’était l’enfant lorsqu’il se trouvait dans son état le plus dépendant, dans le royaume de son berceau, où on s’occupait merveilleusement de lui.

Au début du conte de fées, le héros est à la merci de ceux qui ont une piètre opinion de lui et de ses possibilités, qui le maltraitent et menacent même sa vie, comme la méchante reine de « Blanche-Neige ». Au cours de l’histoire, le héros est souvent obligé de compter sur des amis secourables : des créatures d’un autre monde, comme les nains de « Blanche-Neige » ou des animaux magiques, comme les oiseaux de « Cendrillon ». À la fin du conte, le héros a triomphé de toutes les épreuves ; ou bien, malgré elles, il est resté fidèle à lui-même, ou bien encore, en les subissant, il a atteint sa vraie personnalité. Il est devenu un autocrate, dans le meilleur sens du terme, un individu qui sait se gouverner, vraiment autonome, et non pas une personne qui règne sur les autres. Dans les contes de fées, contrairement aux mythes, la victoire n’est pas remportée sur les autres, mais uniquement sur soi-même et sur les méchants (surtout le méchant qu’on porte en soi et que le héros projette sur ses adversaires). Si on ne nous dit rien du règne de ces rois et de ces reines, c’est qu’ils gouvernent sagement et pacifiquement et qu’ils vivent heureux. C’est en cela que doit consister la maturité : se gouverner sagement et, par là, jouir d’une vie heureuse.

Les enfants comprennent tout cela très bien. Aucun d’eux ne pense qu’il gouvernera un royaume autre que celui de sa propre vie. Le conte de fées lui affirme qu’un jour ce royaume sera le sien, mais non sans lutte. La façon dont l’enfant imagine le « royaume » dépend de son

âge et de son stade de développement, mais il ne prend jamais le mot littéralement. Pour l’enfant tout jeune, il signifie simplement que personne ne lui imposera sa volonté et que ses désirs seront satisfaits. L’enfant plus âgé y ajoutera l’obligation de s’imposer une discipline, c’est-à-dire de vivre et d’agir sagement. Mais à tout âge, l’enfant comprend que devenir roi ou reine, c’est atteindre la maturité de l’adulte.

Comme la maturité exige une solution positive des conflits œdipiens de l’enfant, envisageons comment le héros obtient ce royaume dans les contes de fées. Dans le mythe grec, Œdipe devient roi en tuant son père et en épousant sa mère, après avoir résolu l’énigme du Sphynx qui, aussitôt, se donne la mort. L’énigme consistait à deviner les trois âges de l’homme. Pour l’enfant, la plus grande énigme est le mystère du sexe ; c’est un secret d’adultes qu’il désire découvrir. Étant donné qu’en résolvant l’énigme, Œdipe accède au trône en épousant sa mère, on peut supposer que cette énigme a quelque chose à voir avec la connaissance sexuelle, tout au moins au niveau de l’inconscient.

Dans de nombreux contes de fées, également, résoudre l’« énigme », c’est pouvoir se marier et accéder au trône. Par exemple, dans le conte des frères Grimm « L’Intelligent Petit Tailleur », seul le héros est capable de deviner les deux couleurs des cheveux de la princesse, à la suite de quoi il peut l’épouser. De même, l’histoire de la princesse Turandot raconte que celle-ci ne sera donnée qu’à celui qui trouvera la solution de trois devinettes. Le fait de résoudre une énigme posée par une femme représente l’énigme de la femme en général, et comme le mariage suit de près la solution exacte, ce n’est pas s’avancer bien loin que de supposer que cette énigme est de nature sexuelle : celui qui a compris le secret de l’autre sexe atteint la maturité. Mais alors que dans le mythe d’Œdipe le personnage dont l’énigme a été découverte se tue et que le mariage du héros tourne à la tragédie, la découverte du secret dans les contes de fées conduit au bonheur du héros et de la personne qui a posé l’énigme.

Œdipe épouse sa mère, ce qui signifie, bien sûr, qu’elle est plus âgée que lui. Le héros du conte de fées, lui, épouse une femme à peu près du même âge que lui. Cela signifie que le héros du conte, quel que soit l’attachement qu’il ait pu éprouver envers ses parents, a réussi à le transférer à un partenaire non œdipien et donc plus approprié. Encore et toujours, dans les contes de fées, les relations décevantes avec l’un des parents (caractéristique des relations œdipiennes), comme le lien qui

unit Cendrillon à un père faible et inefficace, sont remplacées par des relations heureuses avec le mari.

Le père (ou la mère), dans ces contes de fées, bien loin de reprocher à l’enfant d’avoir transféré son attachement œdipien, est ravi d’y avoir participé. Par exemple, dans « Hans, mon hérisson » et « La Belle et la Bête », le père (de bon ou de mauvais gré) provoque le mariage de sa fille en renonçant à son propre attachement œdipien et, en la poussant à renoncer au sien, il s’achemine en même temps qu’elle vers une solution satisfaisante.

Dans les contes de fées, jamais un fils ne prend de force le royaume de son père ; si celui-ci le lui cède, c’est toujours en raison de son grand âge, comme dans « Les Trois Plumes ». Cette histoire fait apparaître clairement que le fait d’accéder au trône est l’équivalent de l’accession à la maturité morale et sexuelle. Avant d’hériter du royaume, le héros doit satisfaire à une épreuve. Le héros réussit, mais ce n’est pas suffisant. Tout se passe de la même façon à la seconde épreuve. La troisième consiste à ramener celle qui sera l’épouse, et, quand c’est fait, le royaume appartient au héros. Ainsi, loin de faire apparaître que le fils est jaloux du père, ou que le père réprouve les tentatives sexuelles de son fils, le conte de fées exprime exactement le contraire : quand l’enfant a atteint l’âge convenable et la maturité, le père désire qu’il assume sa sexualité ; alors, et pas avant, il le jugera digne de lui succéder.

Dans de nombreux contes de fées, un roi donne sa fille en mariage au héros, puis partage avec lui son royaume ou le désigne comme successeur. C’est là un fantasme fait pour plaire à l’enfant. Mais comme l’histoire lui dit que c’est bien ce qui va se passer, et comme, dans l’inconscient, le roi tient la place de son propre père, le conte de fées promet la plus haute récompense possible (une vie heureuse et un royaume) au fils qui, grâce à ses luttes, a réussi à régler ses conflits œdipiens : transférer l’amour qu’il éprouve pour sa mère à une partenaire qui convient à son âge, et reconnaître que son père (loin d’être un rival menaçant) est en réalité un protecteur bienveillant qui est heureux de voir que son fils est devenu un adulte à part entière.

Gagner son royaume en faisant un mariage d’amour avec la plus appropriée et la plus désirable des partenaires (union que les parents approuvent sans réserve et qui conduit tout le monde au bonheur, à l’exception des méchants) est le symbole de la solution idéale des conflits œdipiens et également de l’accession à la véritable indépendance et à l’intégration totale de la personnalité. Est-il tellement irréaliste de dire que cette réalisation suprême a pour cadre un royaume ?

On comprendra alors pourquoi les prouesses des héros des histoires « réalistes » pour enfants paraissent banales et vulgaires par comparaison. Ces histoires donnent aussi à l’enfant l’assurance qu’il pourra résoudre les problèmes importants qu’il rencontrera dans sa vie « réelle » (problèmes qui sont définis par des adultes). Ce faisant, ces histoires modernes ont des mérites indéniables, mais très limités. Quels problèmes, pour l’enfant, sont plus difficiles à résoudre et plus « réels » que ses conflits œdipiens, l’intégration de sa personnalité et l’accession à la maturité, y compris la maturité sexuelle (en quoi elle consiste et comment l’obtenir) ? Si on entrait dans les détails de ces problèmes, on ne ferait qu’accabler et troubler l’enfant ; c’est pourquoi le conte de fées utilise des symboles universels qui permettent à l’enfant de choisir, de négliger ou d’interpréter le conte selon le stade de développement intellectuel et psychologique qu’il a atteint. Quel que soit ce stade, le conte de fées indique à l’enfant comment il peut le transcender et ce qu’il peut être amené à faire pour parvenir à la prochaine étape de sa progression vers l’intégration de sa maturité.

Une comparaison entre le conte de fées et deux histoires pour enfants très connues illustrera les insuffisances des contes modernes réalistes.

Un grand nombre de ces histoires, comme « La petite locomotive qui pouvait », encouragent l’enfant à croire que s’il fait assez d’efforts et n’abandonne pas, il finira par réussir dans la vie39. Une jeune adulte m’a raconté combien elle avait été impressionnée quand sa mère lui avait raconté cette histoire. Elle finit pas se convaincre que notre attitude conditionnait nos réalisations ; que si elle abordait une tâche avec la conviction de la réussir, rien ne lui serait difficile. Quelques jours plus tard, l’enfant se trouva en classe dans une situation critique : elle essayait de construire une maison de papier en collant l’assemblage. Mais la maison s’obstinait à s’effondrer. Se sentant frustrée, elle commença à se demander si cette maison de papier était vraiment réalisable. C’est alors qu’elle se rappela l’histoire de « La Petite Locomotive qui pouvait » ; vingt ans plus tard, elle se voyait encore en train de se chanter la formule magique : « Je crois que je peux, je crois que je peux, je crois que je peux... » Elle se remit donc à l’ouvrage, mais la maison tombait toujours. Tout se termina par un désastre total ; la petite fille était convaincue qu’elle avait échoué là où n’importe qui, comme la petite locomotive, aurait réussi.

Comme cette histoire est située dans le monde où nous vivons, et que son décor nous est familier, cette petite fille avait essayé d’appliquer directement sa leçon à sa vie quotidienne, sans élaborer aucun fantasme, et avait connu un échec qui la travaillait encore vingt ans plus tard.

« Le Robinson suisse » eut un effet très différent sur un autre enfant. C’est l’histoire d’une famille de naufragés qui vit sur une île déserte une vie aventureuse, idyllique, constructive et fort agréable... une vie très différente de ce qu’était celle de l’enfant dont je vais vous parler. Son père était obligé de s’absenter très souvent de la maison et sa mère, une malade mentale, faisait des séjours prolongés dans des maisons de repos. La petite fille fut donc ballottée entre la maison d’une tante, puis celle d’une grand-mère, et la sienne quand l’occasion s’en présentait. Pendant toutes ces années, elle ne se lassa pas de relire l'histoire de cette famille heureuse qui, sur sa petite île, ne risquait pas d’être démantelée. Bien des années plus tard, elle se souvenait encore de la sensation chaude, confortable, qu’elle éprouvait quand, bien calée dans ses oreillers, elle oubliait tous ses malheurs présents en lisant son livre préféré. Les heures heureuses qu’elle passait avec les naufragés suisses sur cette terre imaginaire lui permettaient de ne pas se laisser abattre par les difficultés que lui présentait la réalité. Les encouragements de son imagination lui permettaient de réagir. Mais comme l’histoire n’était pas un conte de fées, elle ne contenait aucune promesse d’une vie meilleure, ce qui la privait d’un espoir qui lui aurait rendu la vie encore plus supportable.

« Quand j’étais enfant, m’a raconté une étudiante, j’étais une passionnée des contes de fées, qu’ils fussent traditionnels ou de ma propre création. Mais c’est « Raiponce » qui dominait mes pensées. » Cette étudiante était encore une toute petite fille, quand sa mère mourut dans un accident d’automobile. Le père, bouleversé par ce qui était arrivé à sa femme (il était au volant) se replia totalement sur lui-même et confia son enfant à une nurse qui s’intéressait peu à elle. Quand la petite fille eut sept ans, son père se remaria, et ce fut à peu près à cette époque que, d’après ses souvenirs, « Raiponce » prit pour elle de l’importance. Sa belle-mère était nettement la sorcière, et elle la jeune fille enfermée dans la tour. Elle se rappelait qu’elle se sentait très proche de Raiponce ; comme elle, une méchante sorcière était entrée de force dans sa vie. Elle se sentait emprisonnée dans sa nouvelle maison où elle se sentait livrée à elle-même, avec une nurse qui ne s’occupait pas d’elle. Pour elle, les longs cheveux de Raiponce étaient la clé de l’histoire. Elle voulait laisser pousser ses cheveux, mais sa belle-mère l’en empêchait. Les cheveux longs étaient pour elle le symbole de la liberté et du bonheur. Devenue adulte, elle comprenait que le prince pour lequel elle se languissait n’était personne d’autre que son père. L’histoire la persuada qu’il viendrait un jour la libérer et elle se sentit soutenue par cette conviction. Lorsque sa vie devenait trop pénible, il lui suffisait de se mettre dans la peau de Raiponce, ses cheveux avaient poussé et le prince aimant venait la délivrer. Elle se plaisait à vivre par l’imagination le dénouement heureux de « Raiponce ». Dans l’histoire, le prince est momentanément rendu aveugle par la sorcière, ce qui, pour elle, signifiait que son père avait été aveuglé par la « sorcière » avec laquelle il vivait, alors qu’il aurait dû préférer vivre avec sa petite fille ; et, finalement, ses cheveux que sa belle-mère avait coupés court repoussaient et elle pouvait vivre éternellement heureuse avec son prince charmant.

Si l’on compare « Raiponce » au « Robinson suisse », on comprend poilrquoi les contes de fées apportent beaucoup plus à l’enfant que n’importe quelle histoire « réaliste », fût-elle aussi belle que celle-là. « Le Robinson suisse » n’offre pas à l’enfant une sorcière sur laquelle il peut, grâce au fantasme, se soulager de sa colère et qu’il peut rendre responsable de l’indifférence du père. « Le Robinson suisse » permet à l’imagination de s’évader et il est certain que ce livre a aidé cette petite fille à oublier momentanément les duretés de sa vie. Mais il n’offrait aucun espoir précis pour l’avenir. « Raiponce », de son côté, donnait à la petite fille l’occasion de se rendre compte que sa belle-mère était finalement moins méchante que la sorcière de l’histoire. « Raiponce » lui promettait aussi qu’elle serait délivrée par son propre corps, lorsque ses cheveux auraient repoussé. Et surtout, le conte promettait que le « prince » recouvrerait la vue et viendrait libérer sa princesse. Ce fantasme continua de soutenir la fillette, à un degré de moins en moins intense, jusqu’au moment où elle fut amoureuse d’un jeune homme et se maria ; à partir de là, elle n’eut plus besoin de « Raiponce »...

Il est facile d’imaginer que si la belle-mère avait su comment la petite fille interprétait « Raiponce », elle aurait jugé que les contes de fées sont très mauvais pour les enfants ! Elle n’aurait sans doute pas compris que, sans les satisfactions que lui apportaient ses fantasmes, sa belle-fille aurait tout fait pour briser le remariage de son père, et que, privée de l’espoir que lui fournissait le conte, sa vie serait allée à la dérive.

Certains diront que quand une histoire suscite des espoirs irréalistes, l’enfant connaîtra nécessairement des déceptions et n’en souffrira que davantage. Mais le fait de suggérer à l’enfant des espoirs raisonnables — c’est-à-dire limités et provisoires — à l’égard de ce que lui réserve l’avenir ne peut atténuer ses énormes angoisses. Ses appréhensions irréalistes appellent des espoirs irréalistes. Par comparaison avec ses désirs, les promesses réalistes et limitées entraînent de profondes déceptions et ne consolent pas. Toute histoire plus ou moins réaliste ne peut rien offrir de plus.

Les promesses extravagantes contenues dans le dénouement des contes de fées pourraient, elles aussi, conduire au désenchantement si elles concluaient une histoire réaliste ou si elles étaient présentées comme quelque chose qui se passera dans l’environnement de l’enfant. Mais le conte commence et se termine au pays des fées, un domaine où l’on ne peut pénétrer que par l’imagination.

Le conte de fées fait espérer à l’enfant qu’un jour le royaume lui appartiendra. Comme c’est exactement ce qu’espère l’enfant mais qu’il ne peut pas se croire capable d’atteindre tout seul ce royaume, le conte lui dit que des forces magiques viendront l’aider. Cela ranime ses espoirs qui, sans le secours des fantasmes, seraient étouffés par les dures réalités de la vi£. En promettant à l’enfant le genre de triomphe auquel il aspire le plus, le conte de fées est psychologiquement beaucoup plus convaincant que ne peut l’être le conte « réaliste ». Et parce qu’ils garantissent que le royaume sera à lui, l’enfant est disposé à croire tout ce que les contes de fées lui apprennent par surcroît : que pour trouver son royaume, il faut quitter sa maison ; qu’il n’est pas immédiatement accessible ; qu’il faut prendre des risques et se soumettre à des épreuves ; qu’on ne peut pas y arriver tout seul et qu’on a besoin d’auxiliaires ; et que pour bénéficier de leur aide, il faut se plier à leurs exigences. L’ultime promesse coïncide avec les désirs de revanche de l’enfant et son aspiration à une vie radieuse, et c’est pour cela que le conte de fées enrichit son imagination au delà de toute comparaison.

L’ennui de ce qu’il est convenu d’appeler « la bonne littérature pour enfants », c’est que la plupart de ces histoires fixent l’imagination des petits au niveau qu’ils ont atteint d’eux-mêmes. Les enfants aiment ces histoires, mais ils n’en tirent qu’un plaisir momentané. Ils n’y trouvent ni réconfort ni consolation à l’égard de leurs problèmes obsédants ; ils ne s’en évadent que momentanément.

Par exemple, dans certaines de ces histoires « réalistes », un enfant

prend sa revanche sur ses parents. C’est lorsqu’il émerge de son stade œdipien et cesse d’être totalement dépendant que le jeune enfant ressent le plus vivement ce désir de revanche. À cette période de leur vie, tous les enfants brodent des fantasmes autour de cette idée ; mais à leurs moments de plus grande lucidité, ils se rendent compte qu’ils sont extrêmement injustes : ils savent que leurs parents leur procurent tout ce qu’il faut pour survivre et peinent pour y arriver. Les idées de revanche provoquent toujours un sentiment de culpabilité et la peur du châtiment. Ces derniers sont immanquablement accrus par toute histoire qui encourage l’envie de revanche, et l’enfant, de lui-même, ne peut que les refouler. Il résulte souvent de ce refoulement que, une

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dizaine d’années plus tard, l’adolescent vit dans la réalité ces fantasmes enfantins de vengeance.

Or, l’enfant n’a absolument pas à refouler ces fantasmes ; au contraire, il peut en jouir au maximum s’il est subtilement guidé pour les orienter vers un objectif qui n’est pas ses parents, tout en étant très proche d’eux. Est-il possible d’imaginer un objectif plus approprié que le personnage qui a pris la place du père ou de la mère : le beau-père (ou la belle-mère) du conte de fées ? Si on rumine des fantasmes de revanche haineux contre ce méchant usurpateur, il n’y a aucune raison de se sentir coupable ni d’appréhender un châtiment, puisque ce personnage n’a que ce qu’il mérite ! À ceux qui objecteraient que les désirs de vengeance sont immoraux et que les enfants ne devraient pas en avoir, on pourrait répondre que l’interdiction de certains fantasmes n’a jamais empêché personne d’en avoir ; ils sont exilés dans l’inconscient, où l’impact produit sur la vie mentale des ravages beaucoup plus importants. Le conte de fées permet à l’enfant de gagner sur les deux tableaux : il peut entretenir des fantasmes de revanche contre la marâtre de l’histoire, et en tirer plaisir, sans par ailleurs se sentir coupable ni craintif à l’égard de ses vrais parents.

Le poème de Milne où James Morrison met en garde sa mère de ne pas aller sans lui au bout de la ville, faute de quoi elle ne retrouverait pas le chemin du retour et disparaîtrait à jamais (ce qui, dans l’histoire, arrive effectivement) est certainement une histoire délicieuse et très amusante... pour les adultes40. Pour l’enfant, elle donne corps à son cauchemar le plus effrayant, qui est la peur d’être abandonné. Ce qui amuse les adultes, c’est que les rôles de protecteur et de protégé sont inversés. Bien qu’il puisse désirer qu’il en soit ainsi, l’enfant ne peut pas entretenir cette idée quand elle implique la perte définitive de la mère.

Ce qui plaît à l’enfant, dans ce poème, c’est l’idée que ses parents ne devraient pas s’en aller sans lui. Mais il doit en même temps refouler sa profonde angoisse de se voir abandonné à jamais, ce qui, selon l’histoire, finira par se produire.

Il existe une foule d’histoires modernes analogues où l’enfant est plus compétent et plus intelligent que ses parents, non pas au pays des fées, mais dans la réalité quotidienne. L’enfant aime ce genre d’histoires qui lui racontent ce qu’il ne demande qu’à croire ; mais il finit par perdre confiance en ses parents, sur lesquels il doit encore compter, et par être profondément déçu parce que, contrairement à ce que veut lui faire croire l’histoire, ses parents continueront, pendant longtemps encore, de lui être supérieurs.

Aucun conte de fées ne peut enlever à l’enfant le sentiment de sécurité, si nécessaire, qu’il éprouve à l’idée que ses parents en savent plus que lui, à une exception près, très importante : quand le père ou la mère se trompe sur les capacités de l’enfant. Les parents, dans de nombreux contes, méprisent l’un de leurs enfants (qui s’appelle « Simplet », ou « Le Niais ») et celui-ci, au cours de l’histoire, prouve que ses parents s’étaient trompés à son égard. Ici encore, le conte de fées se montre très pertinent sur le plan psychologique. La plupart des enfants sont convaincus que leurs parents en savent plus long qu’eux dans tous les domaines, sauf un : ils ne l’apprécient pas comme il le mérite. Il est bon d’encourager cette idée qui pousse l’enfant à développer ses possibilités, non pas pour dépasser ses parents, mais' pour corriger la mauvaise opinion qu’ils ont de lui.

À propos du dépassement des parents par l’enfant, le conte de fées utilise un artifice qui consiste à diviser l’un des parents en deux personnages : celui qui n’a aucune considération pour son enfant, et un vieillard plein de sagesse, ou un animal, que rencontre le héros et qui lui donne des conseils pertinents sur ce qu’il doit faire pour l’emporter, non sur ses parents, ce qui serait trop redoutable, mais sur un frère ou une sœur qui lui est préféré. Parfois cet autre personnage aide le héros à accomplir un exploit presque impossible, ce qui prouvera aux parents que la mauvaise opinion qu’ils avaient de leur enfant était fausse. Le père (ou la mère) est ainsi présenté sous deux aspects : celui qui doute et celui qui aide, et c’est ce dernier qui, finalement, l’emporte.

Le conte de fées a une façon bien à lui de représenter le conflit des générations, c’est-à-dire le désir qu’a l’enfant de surpasser ses parents : quand les parents sentent que le moment est venu, ils envoient leur enfant (ou leurs enfants) dans le monde pour y faire ses preuves et démontrer ainsi qu’il est capable et digne de prendre la relève. Les exploits extraordinaires qu’accomplit le héros au cours de ses pérégrinations, et qui, objectivement, sont invraisemblables, ne sont au fond pas plus fantastiques aux yeux de l’enfant que l’idée qu’il pourrait un jour être supérieur à ses parents et par conséquent capable de les remplacer.

Les contes de ce genre (qui, sous des formes différentes, existent dans les folklores du monde entier) commencent d’une façon très réaliste avec un père vieillissant qui est sur le point de décider lequel de ses enfants est digne d’hériter de ses richesses, ou de le remplacer d’une autre façon. Quand il est mis en présence de l’exploit qu’il doit accomplir, le héros de l’histoire se trouve exactement dans la même situation que l’enfant : il se sent incapable de réussir. Malgré cette conviction, le conte montre qu’il peut accomplir sa tâche, mais seulement grâce à l’intervention de puissances surhumaines ou de tout autre intermédiaire. Et, de fait, seul un exploit extraordinaire peut donner à l’enfant l’impression qu’il est supérieur à ses parents ; y croire sans une preuve de ce genre serait de la pure mégalomanie.


19 Raconter à une enfant l’histoire de Cendrillon en la laissant s’imaginer dans le rôle de l’héroïne et utiliser le conte pour bâtir le fantasme de sa propre délivrance, c’est tout autre chose que de lui faire vivre ce fantasme dans la réalité. C’est, d’une part, encourager l’espoir, et, d’autre part, préparer des désillusions.

Un père, au lieu de raconter des contes de fées à sa petite fille, décida un jour, poussé par ses propres besoins affectifs et pour échapper par le fantasme à ses difficultés conjugales, qu’il avait des histoires bien plus intéressantes à lui présenter. Chaque soir, il broda pour sa fille un fantasme sur le thème de Cendrillon. C’était lui, le prince charmant qui devinait à travers ses haillons et malgré les cendres qu’elle était la plus belle fille du monde et qui allait lui assurer une vie de princesse de conte de fées. Le père ne lui présentait pas l’histoire comme un conte de fées, mais comme s’il s’agissait de quelque chose qui se passait entre eux dans la réalité et comme la promesse solide de ce qui arriverait dans l’avenir. Il ne comprenait pas qu’en dépeignant à sa fille sa propre condition sous le jour de celle de Cendrillon il faisait de sa mère, sa femme, une mégère capable de la trahir. Comme ce n’était pas un prince de conte de fées, dans un pays imaginaire, mais lui, son père, qui choisissait Cendrillon pour sa bien-aimée, ces récits nocturnes fixaient la petite fille dans sa situation œdipienne vis-à-vis de son père.

Cet homme mettait certainement tous ses espoirs en sa fille, mais d’une façon radicalement irréaliste. Il en résulta que, à mesure qu’elle grandissait, la fillette tirait tant de satisfactions de ses voyages nocturnes avec son père qu’elle ne voulut pas abandonner ses fantasmes pour prendre contact avec la réalité. Pour cette raison, et d’autres qui lui étaient liées, elle ne se comporta pas en accord avec son âge. Un psychiatre l’examina et diagnostiqua qu’elle avait perdu tout contact avec la réalité. En fait, elle n’avait pas « perdu » contact avec la réalité, mais avait refusé de l’établir, pour protéger son monde imaginaire. Elle n’avait aucune envie d’entrer en rapport avec le monde quotidien, puisque le comportement de son père lui indiquait qu’il ne le désirait pas et que, de son côté, elle n’en avait pas besoin. À force de vivre à longueur de journée avec ses fantasmes, elle sombra dans la schizophrénie.

Son histoire illustre la différence qui existe entre le fantasme situé dans un pays imaginaire et les prédictions, fondées sur des bases fausses, concernant ce qui est censé se passer un jour dans la réalité quotidienne. Les promesses des contes de fées sont une chose ; les espoirs que nous entretenons pour nos enfants en sont une autre, et nous devons les laisser enracinés dans la réalité. Il faut savoir que les frustrations de l’enfant, les difficultés qu’il doit vaincre ne sont pas plus redoutables que ce que nous devons tous affronter dans des circonstances normales. Mais parce que, dans l’esprit de l’enfant, ces difficultés sont les plus grandes que l’on puisse imaginer, il a besoin d’être encouragé par des fantasmes où le héros, avec lequel il peut s’identifier, parvient à sortir avec succès de situations incroyablement difficiles.