« Jack et la perche à haricots »
Les difficultés pubertaires de l'enfant de sexe masculin
Les contes de fées abordent sous une forme littéraire les problèmes fondamentaux de la vie et particulièrement ceux qui se rattachent à la lutte de l’enfant pour atteindre la maturité. Ils mettent en garde contre les conséquences destructives qui menacent celui qui ne développe pas sa personnalité à un plus haut niveau de responsabilité, en se servant d’exemples, comme les frères aînés des « Trois Plumes », les demi-sœurs de « Cendrillon » ou le loup du « Petit Chaperon Rouge ». Ces contes indiquent subtilement à l’enfant pourquoi il doit lutter pour parvenir à une intégration supérieure et ce que cela implique.
Ces mêmes histoires font également comprendre aux parents qu’ils doivent être conscients des risques qu’implique le développement de leur enfant, afin qu’ils puissent les déceler et mettre au besoin l’enfant à l’abri d’une catastrophe ; et pour pouvoir aider et encourager le développement de la personnalité et de la sexualité de leur enfant chaque fois qu’il est nécessaire.
Les contes du cycle de « Jack » sont d’origine britannique et se sont ensuite répandus dans l’ensemble du monde anglophone60. L’histoire la plus connue et la plus intéressante de ce cycle est certainement « Jack et la perche à haricots ». Certains éléments importants de ce conte apparaissent dans le folklore d’autres cultures, un peu partout dans le monde : un troc apparemment stupide qui procure un pouvoir magique ; la graine miraculeuse d’où sort un arbre dont la cime finit par atteindre le ciel ; l’ogre cannibale, berné et volé par le héros ; la poule aux œufs d’or ou l’oie d’or ; les instruments de musique qui parlent. Mais leur combinaison dans une seule histoire qui affirme le caractère désirable de l’affirmation de l’enfant pubertaire de sexe masculin sur le plan social et sexuel, et la sottise de la mère qui n’en tient pas compte, tout cela fait de « Jack et la perche à haricots » un conte de fées hautement significatif.
L’une des histoires les plus anciennes du cycle de « Jack » est « Jack fait des affaires ». Dans ce conte, le conflit qui se trouve au point de départ ne se situe pas entre un enfant et sa mère qui le tient pour un simple d’esprit, mais entre l’enfant et son père qui se battent pour la dominance. Cette histoire présente certains problèmes du développement socio-sexuel du garçon plus clairement que ne le fait « Jack et la perche à haricots » et le message que sous-entend ce dernier conte peut être plus facilement compris à la lumière de l’autre.
Dans « Jack fait des affaires », on nous raconte que Jack était un petit garçon indiscipliné qui ne faisait rien pour aider son père. C’était d’autant plus regrettable que le père traversait une période difficile et était criblé de dettes. C’est ainsi qu’il envoya un jour Jack
1 à la foire voisine pour tirer le maximum d’argent de l’une de leurs sept vaches. En chemin, Jack rencontra un homme qui lui demanda où il allait. Jack le lui dit, et l’homme lui proposa d’échanger la vache contre un bâton merveilleux : il suffisait que son propriétaire dise : « Debout, et frappe ! » pour que le bâton roue de coups n’importe quel ennemi. Jack accepta l’échange. De retour à la maison, son père, qui attendait de l’argent, est pris d’une telle colère qu’il va chercher un bâton pour rosser son fils. Jack, pour se défendre, fait appel à son bâton qui frappe le père jusqu’à ce qu’il crie merci. Cela permet à Jack de prendre de l’ascendant sur son père à la maison mais l’argent fait toujours défaut. Quand vient la foire suivante, Jack part donc vendre une autre vache. Il rencontre le même homme et troque la vache contre une abeille qui chante merveilleusement. Le besoin d’argent s’accroissant, Jack est envoyé à la foire avec une troisième vache. Il rencontre encore l’homme qui prend la vache en échange d’un violon qui joue tout seul des airs merveilleux.
Changement de scène. Le roi qui règne sur ce coin du monde a une fille qui ne rit jamais. Il promet de donner la princesse en mariage à l’homme qui réussira à la faire rire. Des princes, de riches marchands essayent en vain d’amuser la jeune fille. Jack, dans ses vêtements en lambeaux, l’emporte sur tous les prétendants mieux nés, parce que la princesse se met à sourire quand elle entend chanter l’abeille et jouer le violon. Et elle rit de plus belle quand le bâton
magique rosse ses puissants prétendants. Jack va donc l’épouser.
Avant que n’ait lieu le mariage, les deux fiancés passent une nuit dans le même lit. Jack, immobile comme une statue, ne fait pas le moindre mouvement vers la princesse. Elle en est fort offensée, ainsi que son père ; mais le roi console sa fille et lui dit que Jack a sans doute eu peur d’elle et de la situation toute nouvelle où il se trouve. Un deuxième essai est donc tenté la nuit suivante et tout se passe comme la première fois. Et la troisième fois, comme Jack s’entête à ne pas faire le moindre geste vers la princesse, le roi le fait jeter dans une fosse pleine de lions et de tigres. Le bâton enchanté met les fauves aux pieds de Jack, et la princesse émerveillée déclare que Jack est bien l’homme qu’il lui faut. Ils se marient donc et « ont des enfants à pouvoir en remplir des paniers ».
L’histoire n’est pas tout à fait complète. Par exemple, alors que le nombre trois est sans cesse mis en valeur — trois rencontres avec l’homme, trois vaches échangées contre un objet magique, trois nuits avec la princesse sans que Jack se « tourne vers elle » —on ne nous dit pas pourquoi il est question de sept vaches au début du conte, ni ce que sont devenues les quatre vaches qui restaient. On peut noter ensuite que dans d’autres contes de fées où le héros reste sans réaction devant la femme qu’il aime pendant trois nuits ou trois jours consécutifs, ce comportement est habituellement expliqué d’une façon ou d’une autre 29 ; à cet égard, le comportement de Jack reste inexpliqué et nous devons compter sur notre imagination pour le comprendre.'
La formule magique « Debout et frappe » évoque des associations phalliques, de même que le fait que Jack, grâce à sa nouvelle acquisition, peut tenir tête à son père qui, jusqu’alors, le dominait. C’est ce bâton qui lui permet de vaincre tous les prétendants (la compétition a un caractère sexuel, puisque le vainqueur pourra épouser la princesse). Et c’est encore grâce au bâton que Jack peut parvenir à la possession sexuelle de la princesse après avoir dompté les fauves. Tan-
dis que l’abeille et le violon font sourire la princesse, c’est le bâton qui la fait rire, en rossant les prétendants pleins de prétentions qui, ridiculisés, perdent aussitôt leur superbe virile 30.
Mais si cette histoire se résumait à ces connotations sexuelles, elle ne serait plus un conte de fées, ou en serait un qui aurait perdu l’essentiel de sa signification. Pour atteindre sa signification profonde, nous devons considérer les autres objets magiques et les nuits au cours desquelles Jack est resté immobile auprès de la princesse, comme s’il était lui-même de bois.
L’histoire sous-entend que la puissance phallique ne suffit pas. En elle-même, elle ne donne pas accès à des choses meilleures et supérieures et ne tient pas lieu de maturité sexuelle. L’abeille — symbole de travail et de douceur nous donnant le miel, évoqué ici par les chants délicieux — représente le travail, et le plaisir qu’on peut en tirer. Le travail constructif qu’elle symbolise contraste fortement avec l’indiscipline et la paresse originelles de Jack. Après sa puberté, le garçon doit se trouver des buts constructifs et œuvrer pour les atteindre afin de devenir un être utile à la société. C’est pourquoi Jack reçoit d’abord le bâton (symbole de la puberté) puis l’abeille et le violon. Le dernier cadeau, le violon, symbolise l’accomplissement artistique et, avec lui, l’accession au plus haut niveau humain. Pour gagner la princesse, le pouvoir du bâton, et ce qu’il symbolise, ne suffit pas. Ce pouvoir (la performance sexuelle) doit être contrôlé comme le suggèrent les trois nuits que Jack passe au lit sans faire un geste. En se comportant ainsi, il prouve sa maîtrise de soi ; il cesse d’exhiber sa virilité phallique ; il ne désire pas posséder sa princesse en s’imposant à elle. En domptant les animaux sauvages, Jack montre qu’il est capable d’utiliser sa force pour dominer ses tendances inférieures — la férocité des lions et des tigres, son indiscipline et son irresponsabilité qui ont forcé son père à s’endetter — et, en même temps, il montre qu’il est devenu digne de la princesse et du royaume. La princesse se rend compte de tout cela. Jack commence par la faire rire ; mais à la fin du conte, quand il a fait la preuve non seulement de sa puissance (sexuelle), mais aussi de sa maîtrise de soi (sexuelle) la jeune fille reconnaît qu’il est bien l’homme avec lequel elle peut vivre heureuse et avoir beaucoup d’enfants31.
« Jack fait des affaires » commence avec l’affirmation de soi phallique de l’adolescence (« Debout et frappe ! > ») et se termine par la maturité personnelle et sociale, quand le héros a atteint la maîtrise de soi et une juste estimation des choses qui comptent dans la vie. Le conte beaucoup mieux connu de « Jack et la perche à haricots » commence et finit à une époque beaucoup plus précoce du développement sexuel du garçon. Alors que la perte du plaisir infantile est à peine indiquée dans le premier conte (le besoin de vendre la vache), elle est le sujet principal du second. On nous dit que la bonne vache « Blanche comme lait », qui, jusque-là, a nourri la mère et l’enfant, cesse brusquement d’avoir du lait. Ainsi commence l’expulsion du paradis infantile ; elle se poursuit quand la mère se moque de Jack qui croit au pouvoir magique des graines qu’on lui a données. La perche phallique qui naît des graines permet à Jack d’entrer en conflit œdipien avec l’ogre (le père), conflit auquel il survit et où il finit même par triompher, grâce à sa mère qui, influencée par son œdipe, prend son parti contre l’ogre (son propre mari). Jack cesse de croire au pouvoir de l’affirmation de soi phallique quand il coupe la perche et l’abat ; et ce faisant, il s’ouvre la route du développement de la virilité mûre. Ainsi, les deux versions de l’histoire de Jack couvrent ensemble la totalité du développement de la virilité.
La première enfance cesse quand l’enfant se rend compte que son espoir de recevoir éternellement amour et nourriture n’est qu’un fantasme irréaliste. L’enfance commence avec un espoir tout aussi irréaliste qui fait croire à l’enfant que son corps en général, et particulièrement l’un de ses aspects — ses attributs sexuels qu’il vient de découvrir—, pourra subvenir à tous ses besoins. Tandis que, pendant la première enfance, le sein maternel était le symbole de tout ce que l’enfant attendait de la vie, et semblait recevoir d’elle, c’est son corps, maintenant, y compris ses parties génitales, qui rempliront le même rôle, ou du moins, c’est ce que l’enfant désire croire. C’est aussi vrai pour les garçons que pour les filles ; et c’est pourquoi « Jack et la perche à haricots » est également apprécié des enfants des deux sexes. La fin de l’enfance, comme je l’ai dit plus haut, est atteinte quand sont abandonnés ces rêves enfantins de gloire et quand l’affirmation de soi, même contre les parents, passe à l’ordre du jour.
N’importe quel enfant peut saisir la signification inconsciente du drame qui se produit quand la bonne vache « Blanche comme lait », qui fournissait tout le nécessaire, cesse brusquement de donner du lait. Ce drame réveille des souvenirs confus de l’époque tragique où le lait maternel, coupé par le sevrage, cessa de couler abondamment pour l’enfant. C’est l’époque où la mère exige de l’enfant qu’il commence à apprendre à se satisfaire de ce que peut lui offrir le monde extérieur. C’est ce que symbolise la mère quand elle envoie Jack chercher dans le monde extérieur quelque chose qui leur permettra de survivre (l’argent qu’il est censé tirer de la vente de la vache). Mais Jack, qui croit aux nourritures magiques, ne s’est pas préparé à affronter le monde de façon réaliste.
Si la mère (la vache, selon la métaphore du conte), qui a assuré jusqu’alors le nécessaire, cesse maintenant de le faire, l’enfant se tournera naturellement vers son père (représenté dans l’histoire par l’homme qu’il rencontre en chemin) en espérant qu’il lui fournira tout ce dont il a besoin. Privé du ravitaillement magique qui, pour lui, était un droit absolu, Jack est tout à fait prêt à échanger la vache contre n’importe quelle promesse d’une solution magique qui lui permettrait de sortir de l’impasse où s’est engagée sa vie.
La mère demande donc à Jack d’aller vendre la vache ; mais Jack, de lui-même, a envie de se débarrasser de cette vache qui n’est plus bonne à rien et qui le déçoit tant. Comme la mère, sous la forme de « Blanche comme lait », le frustre et exige que les choses soient changées, Jack va donc troquer l’animal non pas contre ce que désire la mère, mais contre ce qu’il désire lui-même.
Dans les contes de fées, le fait d’aller à la découverte du monde signifie la fin de la première enfance. L’enfant doit alors entreprendre le voyage long et difficile qui fera de lui un adulte. Les premiers pas consistent à ne plus compter sur les solutions orales pour résoudre les problèmes de la vie. La dépendance orale doit être remplacée par ce que peut faire l’enfant de lui-même, de sa propre initiative. Dans « Jack fait des affaires », le héros reçoit en cadeau les trois objets magiques et ne peut gagner son indépendance que grâce à eux. Sa seule contribution, qui montre sa maîtrise de soi, est plutôt passive : il ne fait rien tant qu’il est au lit avec la princesse. Quand il est jeté dans la fosse aux fauves, il n’est pas sauvé par son courage ni par son intelligence, mais par le pouvoir magique de son bâton.
Les choses sont très différentes dans « Jack et la perche à haricots ». L’histoire raconte que la croyance en la magie peut nous aider à découvrir tout seuls le monde, mais qu’en dernière analyse nous devons prendre les initiatives et accepter de courir les risques qui sont inévitables si on veut maîtriser sa vie. Quand Jack, après avoir reçu les graines magiques, grimpe à la perche de sa propre initiative, il se sert adroitement de sa force et risque sa vie trois fois avant de s’emparer des objets magiques. À la fin de l’histoire, il abat la perche et, de cette façon, s’assure la possession de ces objets qu’il s’est procurés par ses propres ruses.
L’enfant ne peut accepter de renoncer à sa dépendance orale que s’il peut trouver la sécurité dans la croyance réaliste (extrêmement exagérée) que son corps et ses organes prendront la relève. Mais l’enfant voit dans la sexualité non pas quelque chose qui serait fondé sur la relation homme-femme, mais comme quelque chose qu’il peut accomplir tout seul. Déçu par sa mère, le petit garçon n’est pas prêt à accepter l’idée que pour affirmer sa virilité il a besoin d’une femme. Sans cette conviction (irréaliste) l’enfant serait incapable d’explorer le monde. L’histoire raconte que Jack chercha du travail et n’en trouva point ; il n’est pas encore capable de se comporter de façon réaliste ; c’est ce que comprend l’homme qui lui donne les graines magiques, et c’est ce que sa mère ne comprend pas. Seule la confiance en ce que son propre corps — ou plus précisément sa sexualité naissante — peut accomplir pour lui peut permettre à l’enfant de cesser de compter sur les satisfactions orales ; c’est également pour cette raison qu’il est prêt à troquer la vache contre les graines.
Si sa mère acceptait son désir de croire que ses graines et ce qu’elles finiront par produire sont maintenant aussi appréciables que l’était le lait de la vache dans le passé, Jack aurait moins besoin de recourir aux satisfactions de ses fantasmes, comme il le fait en croyant aux pouvoirs magiques et phalliques symbolisés par la perche gigantesque. Au lieu d’approuver le premier acte d’indépendance et la première initiative de Jack, sa mère tourne son troc en ridicule, se met en colère contre lui, le bat et, ce qui est pire, exerce à nouveau son pouvoir de frustration orale : pour le punir d’avoir montré de l’initiative, elle l’envoie au lit sans manger.
Une fois qu’il est dans son lit, Jack, déçu par la réalité, cherche satisfaction dans les fantasmes. On constatera une fois de plus la finesse psychologique des contes de fées qui savent donner à ce qu’ils racontent l’accent de la vérité : c’est dans la nuit que les graines donnent naissance à une perche gigantesque. Aucun enfant normal ne pourrait pendant le jour exagérer d’une façon si fantastique les espoirs qu’éveille en lui la découverte récente de sa masculinité. Mais pendant la nuit, dans ses rêves, elle lui apparaît sous la forme d’images extra-vàgantes, comme la perche à laquelle Jack grimpe jusqu’aux portes du ciel. L’histoire raconte que quand Jack se réveille, sa chambre est à peine éclairée, la perche interceptant la lumière du jour. C’est une façon de sous-entendre que tout ce qui se passe — l’escalade de Jack, sa rencontre avec l’ogre quand il parvient au sommet de la perche — n’est que rêves, des rêves qui donnent au garçon de l’espoir pour toutes les grandes choses qu’il accomplira un jour.
La croissance fantastique des graines (humbles mais magiques) est interprétée par les enfants comme le symbole du pouvoir miraculeux du développement sexuel de Jack et des satisfactions qu’il pourra en tirer : la perche a remplacé « Blanche comme lait ». Sur cette perche, l’enfant grimpera jusqu’au ciel pour atteindre une existence supérieure.
Mais l’histoire prévient l’auditeur : tout cela ne va pas sans danger. En s’accrochant à la phase phallique, l’enfant ne dépasse guère la fixation à la phase orale. Il n’accomplira de véritables progrès humains que quand il se servira de son indépendance relative, acquise grâce à son nouveau développement social et culturel, pour résoudre ses vieux problèmes œdipiens. C’est pourquoi Jack fait de dangereuses rencontres avec l’ogre qui représente le père œdipien. Mais Jack, par ailleurs, a la vie sauve grâce à la femme de l’ogre. Pour montrer combien Jack est peu sûr de sa force masculine acquise de fraîche date, le conte le fait régresser vers l’oralité chaque fois qu’il se sent menacé : il se cache deux fois dans le four de l’ogre, et finalement dans un chaudron qui sert à faire la cuisine. Son immaturité est encore mieux suggérée lorsqu’il vole les objets magiques qui appartiennent à l’ogre et avec lesquels il s’enfuit en profitant du sommeil de son bourreau32. Et il demande à manger à la femme de l’ogre, parce qu’il a très faim.
D’une façon qui est bien dans la manière des contes de fées, l’histoire dépeint les phases de développement que doit traverser le petit garçon pour devenir un être humain indépendant et montre que ce progrès est possible, très bénéfique, et que l’on peut même en tirer du plaisir, malgré tous les dangers. Pour résoudre les problèmes de la vie, il ne suffit pas de renoncer aux satisfactions orales — ou plutôt d’en être privé de force en raison des circonstances — et de les remplacer par des plaisirs phalliques : il faut aussi ajouter, aux valeurs déjà acquises, d’autres valeurs plus élevées. Avant que cela soit possible, il faut traverser la situation oedipienne qui commence avec la profonde déception provoquée par la mère et qui implique jalousie et compétition vis-à-vis du père. Le garçon n’a pas encore assez confiance en son père pour se mettre ouvertement en relation avec lui. Pour venir à bout des difficultés de cette période, l’enfant a besoin de l’aide compréhensive de sa mère : Jack ne peut acquérir les pouvoirs de l’ogre-père que parce que la femme de l’ogre le protège et le cache.
À son premier voyage, Jack vole un sac rempli d’or. Sa mère et lui ont ainsi les moyens de s’acheter le nécessaire, mais, à la longue, ils se trouvent à court d’argent. Aussi Jack recommence-t-il son excursion, bien qu’il sache maintenant qu’il y risque sa vie 33.
Jack ramène de son second voyage la poule aux œufs d’or : il a appris que les choses viennent à manquer si on ne les produit pas ou si on ne les fait pas produire par d’autres. Avec sa poule, Jack devrait être satisfait ; il est sûr que sa famille ne mourra pas de faim. Ce n’est donc pas par nécessité qu’il entreprend son troisième voyage, mais par défi, par goût de l’aventure, et il a envie de trouver quelque chose de mieux que des biens matériels. Il s’empare de la harpe d’or qui symbolise la beauté, l’art, toutes les choses supérieures de la vie. Vient ensuite la dernière expérience de croissance, où Jack apprend qu’il ne devra plus compter sur la magie pour résoudre les problèmes de la vie...
Il redescend par la perche, poursuivi par l’ogre. Tout en continuant de descendre, il crie à sa mère d’aller chercher une hache et de couper la perche. La mère obéit, mais quand elle voit les jambes du géant, elle reste figée sur place, au lieu de couper la perche ; les objets phalliques la laissent désemparée. Sur un plan différent, le fait que la mère reste immobile signifie qu’elle peut protéger son fils contre les dangers de sa croissance vers l’âge d’homme — comme l’a fait la femme de l’ogre en cachant Jack —, mais qu’elle est incapable de lui donner sa maturité ; lui seul peut se la procurer. Jack saisit la hache, coupe la perche, et l’ogre fait une chute mortelle. En agissant ainsi, Jack se débarrasse du père expérimenté au niveau oral : un ogre jaloux qui veut le dévorer.
En coupant la perche, Jack ne se contente pas de se libérer de cet aspect du père ; il cesse également de croire au pouvoir magique du phallus comme moyen de se procurer toutes les bonnes choses de la vie. En frappant la perche de la hache, il abjure les solutions magiques ; il affirme son indépendance d’homme. Il ne prendra plus ce qui appartient aux autres, il n’éprouvera plus cette peur mortelle des ogres et il ne comptera plus sur la mère, ou sur une image maternelle, pour le cacher dans un four (retour à l’oralité).
Quand le conte se termine, Jack est prêt à abandonner ses fantasmes phalliques et œdipiens et, au contraire, à vivre dans la réalité, dans la mesure où peut le faire un garçon de son âge. Par la suite, on peut imaginer qu’il n’essayera plus de profiter du sommeil du père pour le voler, qu’il ne souhaitera plus qu’une figure maternelle trahisse son mari à son propre bénéfice ; on le voit prêt à lutter ouvertement pour affirmer son ascendant social et sexuel. Et c’est là que l’autre conte, « Jack fait des affaires », prend la relève, en montrant comment le héros parvient à cette maturité.
Ce conte de fées, comme tant d’autres, peut apprendre aux parents beaucoup de choses sur la croissance de leurs enfants. Il dit aux mères ce dont les petits garçons ont besoin pour pouvoir résoudre leurs problèmes œdipiens : la mère doit se ranger du côté du garçon qui essaye d’affirmer son audace masculine aussi subreptice que soit encore cette tendance et elle doit le protéger contre les dangers qui peuvent accompagner l’affirmation de sa masculinité, surtout si elle est dirigée contre le père.
Dans « Jack fait des affaires », la mère n’agit pas comme elle devrait le faire quand, au lieu de l’aider à développer sa masculinité, elle refuse d’en reconnaître la valeur. Le père, de son côté, devrait encourager l’enfant à développer sa sexualité pubertaire et, tout particulièrement, à se choisir des objectifs dans le monde extérieur et à les réaliser. La mère de Jack, qui trouve stupides les « affaires » qu’il a conclues à la foire, se montre elle-même stupide quand elle refuse de voir que son fils est en train de passer de l’enfance à l’adolescence. Si elle avait eu gain de cause, Jack serait resté un enfant immature et sa mère et lui n’auraient pas pu échapper à leur misère. Jack, motivé par sa virilité naissante, sans se laisser décourager par la piètre opinion que sa mère a de lui, obtient une grande fortune grâce à ses actions courageuses. Cette histoire enseigne — comme le font beaucoup d’autres contes de fées, comme « Les Trois Langages » — que la principale erreur des parents est de ne pas réagir de façon sensible et appropriée aux différents problèmes que rencontre l’enfant qui s’achemine vers sa maturité personnelle, sociale et sexuelle.
Dans ce conte, le conflit œdipien est habilement matérialisé par deux personnages qui existent quelque part, très loin, dans un château situé dans le ciel : l’ogre et sa femme. L’enfant ressent souvent, quand le père est absent (comme l’est l’ogre du conte) qu’il peut passer de merveilleux moments avec sa mère — comme Jack avec la femme de l’ogre. Tout se gâte quand le père rentre à la maison ; il ne pense qu’à se mettre à table et ne prête guère attention à son enfant. Si on ne lui donne pas le sentiment que son père est heureux de le trouver à son retour, l'enfant aura peur de ce qu’il imaginait en son absence en se créant un monde dont il était exclu. Comme l’enfant désire prendre au père ce qu’il possède de plus précieux, il est tout naturel qu’il ait peur d’être détruit par vengeance.
En dehors des dangers de la régression à Poralité, l’histoire de Jack comporte un autre message : il n’était pas tellement mauvais que « Blanche comme lait » cessât de donner du lait. Si cela ne s’était pas produit, Jack n’aurait pas eu les graines d’où jaillit la perche à haricots. L’oralité, quand l’enfant s’y accroche trop longtemps, l’empêche de se développer ; et elle peut même devenir destructive, comme celle de l’ogre à laquelle il est resté fixé. L’oralité peut être abandonnée en toute quiétude en faveur de la virilité si la mère approuve l’évolution de son fils et continue de le protéger. La femme de l’ogre cache Jack dans un lieu confiné où il se trouve en sécurité, de même que le ventre de sa mère le protégeait de tous les dangers. Cette brève régression à un stade antérieur de développement procure la sécurité et la force dont l’enfant a besoin pour s’avancer vers l’indépendance et l’affirmation de soi. Elle permet au petit garçon de jouir pleinement des avantages du développement phallique où il s’engage. Et si le sac d’or et, plus encore, la poule aux œufs d’or représentent des idées anales de possession, l’histoire affirme que l’enfant ne restera pas fixé à un stade anal de développement : il comprendra bientôt qu’il doit sublimer des perspectives aussi primitives et ne plus s’en contenter. Il se tournera alors vers rien de moins que la harpe d’or et ce qu’elle symbolise.
29 Dans « Le Corbeau », par exemple, un conte des frères Grimm, une princesse changée en corbeau ne peut être délivrée de son enchantement que si le héros l’attend le lendemain sans s’abandonner au sommeil. Le corbeau lui dit que pour ne pas s’endormir il ne doit rien boire et ne rien manger de ce qu’une vieille femme lui offrira. Il le promet, mais, pendant trois jours consécutifs, il se laisse tenter par la vieille, consomme ce qu’elle lui apporte et s’endort au moment où la princesse-corbeau vient à lui. Dans ce conte, c’est la jalousie d’une vieille femme et l’avidité d’un jeune homme égoïste qui expliquent qu’il s’endorme au lieu de rester éveillé pour accueillir sa bien-aimée.
30 Il existe de nombreux contes de fées où une princesse qui est incapable de se dérider est donnée à l’homme qui réussit à la faire rire, c’est-à-dire à la libérer sur le plan affectif. Le héros y réussit le plus souvent en ridiculisant des personnages qui commandent le respect. Par exemple, dans le conte des frères Grimm « L’Oie d’or », le plus jeune des trois frères, Le Bêta, reçoit une oie aux plumes d’or d’un vieux gnome envers lequel il s’était montré charitable. Par cupidité, certaines personnes essayent d’arracher une plume et, aussitôt, restent attachées à l’oie ou les unes aux autres. Finalement, le curé et le sacristain s’agglutinent au groupe, eux aussi, et doivent suivre en courant le Bêta et son oie. Ils paraissent si ridicules qu’en voyant cette procession la princesse éclate de rire.
31 « Le Corbeau » peut servir de terme de comparaison pour appuyer l’idée que le contrôle de soi qui pourrait permettre par trois fois au héros de vaincre ses tendances instinctives serait la preuve de sa maturité sexuelle, alors que l’absence de contrôle qu’il manifeste montre une immaturité qui l’empêche de posséder la femme qu’il aime. Contrairement à Jack, le héros du « Corbeau », au lieu de contrôler son envie de manger et de boire, ce qui lui permettrait de se tenir éveillé, succombe trois fois à la tentation en croyant la vieille femme qui lui dit : « Une fois n’est pas coutume » — autrement dit, « ça ne compte pas » — et prouve ainsi son immaturité morale. Ainsi, il perd la princesse. Il finira par l’obtenir après avoir fait ses preuves au cours de nombreuses pérégrinations.
32 Combien différent est le comportement du héros de « Jack fait des affaires » qui fait confiance en sa force nouvellement acquise. Il ne se cache pas et ne s’empare pas des choses par la ruse ; au contraire, quand il se trouve dans une situation critique, que ce soit avec son père, ses rivaux ou les fauves, il utilise ouvertement, pour gagner sa cause, le pouvoir de son bâton.
33 Sur un certain plan, le fait de grimper à la perche ne symbolise pas seulement le pouvoir « magique » qui permet au phallus de se dresser, mais aussi les sentiments qu’éprouve le petit garçon à l’égard de la masturbation. L’enfant qui se masturbe craint, s’il est découvert, de subir de terribles châtiments, ce qui est symbolisé dans le conte par l’ogre qui est prêt à tuer Jack lorsqu’il découvre qu’il est monté jusqu’à lui. Mais l’enfant a également l’impression qu’en se masturbant il « vole » une partie des pouvoirs de son père. L'enfant qui, au niveau de l’inconscient, saisit cette signification de l’histoire est rassuré de savoir que les angoisses qu’il éprouve au sujet de la masturbation sont injustifiées. Son incursion « phallique » dans le monde des ogres-géants adultes, loin de le conduire à sa destruction, lui vaut des avantages durables.
Un autre exemple montre comment le conte de fées permet à l’enfant de comprendre et d’être aidé à un niveau inconscient lorsqu’il écoute l’histoire. Le conte de fées traduit en images ce qui se passe dans le préconscient et dans l’inconscient de l’enfant ; sa sexualité naissante paraît être un miracle qui a lieu dans l’obscurité de la nuit ou dans ses rêves. Le fait de grimper à la perche, et ce que cela symbolise, crée le sentiment angoissant qu’à la fin de cette expérience, il sera détruit pour son audace. L’enfant craint que son désir de devenir sexuellement actif revienne à voler le pouvoir et les prérogatives paternels, et il estime qu’il doit donc le faire en se cachant, pour que les adultes ne puissent pas voir ce qui se passe. L’histoire, en donnant corps à ces angoisses, affirme à l’enfant que tout se terminera bien.