La reine jalouse de « blanche-neige » et le mythe d’œdipe

Étant donné que les contes de fées ont trait, de façon imaginaire, aux stades les plus importants du développement de l’individu, il n’est pas surprenant que tant d’entre eux soient axés d’une manière ou d’une autre sur les difficultés œdipiennes. Mais, jusqu’ici, les contes que nous avons envisagés étaient centrés sur les problèmes de l’enfant et non sur ceux des parents. Dans la réalité, la relation parent-enfant est aussi pleine de problèmes que la relation inverse, et c’est pourquoi tant de contes de fées touchent également les problèmes œdipiens des parents. Tandis que l’enfant est encouragé par les contes à croire qu’il est tout à fait capable de sortir de ses difficultés œdipiennes, les parents sont mis en garde contre les conséquences désastreuses qu’ils subiraient s’ils se laissaient prendre à ces difficultés 34.

« Jack et la perche à haricots > » met en scène une mère qui apparemment n'est pas prête à laisser son fils accéder à son indépendance. « Blanche-Neige > » nous raconte comment une mère, la reine, se détruit par jalousie à l’égard de sa fille qui devient de jour en jour plus belle qu’elle. Dans la tragédie grecque, Œdipe est finalement détruit par les complexes auxquels on a donné son nom ; sa mère, Jocaste, y laisse la vie ; mais le premier de tous, Laïos, le père d’Œdipe, craignant d’être supplanté par son fils, est à l’origine du drame qui les engloutira tous. Le mythe et le conte ont le même thème central : la jalousie du roi, pour le premier, de la reine, pour le second, envers leur enfant qui d’ailleurs, dans les deux cas, donne son nom à l’histoire. Il peut donc être

utile de commencer par analyser brièvement ce mythe célèbre qui a inspiré tant d’écrits psychanalytiques ; il est devenu maintenant la métaphore par laquelle nous désignons une constellation affective particulière qui, à l’intérieur de la famille, peut empêcher l’enfant de devenir une personne mûre et bien intégrée, mais qui peut être également à l’origine du développement d’une personnalité extrêmement riche.

En général, moins un individu a été capable de résoudre de façon constructive ses problèmes œdipiens, plus il risque d’être à nouveau assailli par eux lorsque à son tour, il devient père (ou mère). Le père qui n’a pas réussi à intégrer, dans son processus de maturation, son désir infantile de posséder sa mère et la crainte irrationnelle de son père, a toutes les chances d’être obsédé jusqu’à l’angoisse par la rivalité de son fils et, poussé par sa peur, peut même agir de façon destructive, comme le fit, nous dit-on, le roi Laïos. Par ailleurs, l’inconscient de l’enfant ne manque pas de réagir à ces sentiments s’ils font partie de la relation parents-enfant. Le conte de fées permet à l’enfant de comprendre qu’il est jaloux de ses parents, et aussi que ses parents peuvent avoir des sentiments parallèles ; cette notion peut non seulement contribuer à jeter un pont sur le fossé qui sépare parents et enfant, mais aussi permettre de dépasser de façon constructive des difficultés qui, autrement, ne pourraient être vaincues. Et, chose beaucoup plus importante, le conte de fées rassure l’enfant en lui montrant qu’il ne doit pas avoir peur de la jalousie parentale, parce qu’il réussira à survivre, malgré les complications que ces sentiments peuvent créer momentanément.

Les contes de fées ne disent pas pourquoi l’un des deux parents peut être incapable de voir avec plaisir son enfant grandir et le surpasser et peut devenir jaloux de lui. Nous ignorons pourquoi la reine de « Blanche-Neige » ne sait pas vieillir avec élégance et ne peut pas revivre sa propre jeunesse en voyant avec plaisir s’épanouir la beauté de sa fille ; mais il s’est certainement produit dans son passé quelque chose qui l’a rendue vulnérable au point de détester l’enfant qu’elle devrait aimer. Le cycle de mythes dont l’histoire d’Œdipe est la partie centrale montre très bien comment cette peur parentale de l’enfant peut être transmise de génération en génération61.

Ce cycle mythique, qui se termine par « Les Sept contre Thèbes », commence avec Tantale ; cet ami des dieux, pour mettre à l’épreuve leur omniscience, leur donne à manger les membres de son fils Pélops (La reine de « Blanche-Neige » ordonne que sa fille soit tuée et elle mange ce qu’elle croit être une partie du corps de « Blanche-Neige »). Le mythe raconte que c’est par orgueil que Tantale sacrifia son fils ; de même, c’est par orgueil que la reine commet son acte criminel. La reine, qui voulait rester à jamais la plus belle, est condamnée, en punition, à danser jusqu’à ce qu’elle meure avec des souliers de fer rougis à blanc. Tantale, qui essayait de berner les dieux en leur servant le corps de son fils, est précipité aux Enfers et sera éternellement tenté de satisfaire sa faim et sa soif avec de l’eau et des fruits qui s’éloignent chaque fois qu’il veut les saisir. Ainsi, dans le mythe comme dans le conte de fées, le châtiment s’adapte au crime.

Dans les deux histoires, également, la mort ne signifie pas forcément la fin de la vie : Pélops est ranimé par les dieux et Blanche-Neige, grâce au prince, retrouve la vie. La mort symbolise que la personne est devenue indésirable, de même que l’enfant œdipien ne désire pas voir vraiment mourir son rival parental mais veut simplement qu'il ne l’empêche pas de jouir de toute l’attention de l’autre parent. L’enfant, à un moment donné, désire voir l’un de ses parents au diable ; le moment suivant, il le veut bien vivant et tout à sa dévotion. De même, dans le conte de fées, l’un des personnages, à un moment donné, meurt ou est transformé en pierre, pour ensuite revenir à la vie.

L’attitude de Tantale, qui était prêt à sacrifier le bien-être de son fils pour satisfaire son orgueil, était aussi destructive pour lui-même que pour Pélops. Ce dernier, après avoir été traité de la sorte par son père, n’hésita pas plus tard à tuer une image de son père pour arriver à ses fins : le roi d’Elide, Œnomaos, voulait égoïstement garder pour lui seul sa fille Hippodamie, qui était d’une grande beauté ; il inventa un stratagème qui, sans dévoiler ses véritables intentions, interdirait à sa fille de le quitter. Chaque prétendant à la main d’Hippodamie devait affronter le roi dans une course de chars ; si le prétendant gagnait, il pourrait épouser la princesse ; s’il perdait, le roi pouvait le tuer, ce qu’il ne manquait jamais de faire. Pélops remplaça en secret les goupilles de cuivre du char du roi par des goupilles de cire et, grâce à cette ruse, gagna la course où le roi périt.

Jusqu’ici, le mythe indique que les conséquences sont tout aussi tragiques, que le père abuse de son fils pour réaliser ses propres desseins ou que, poussé par son attachement à sa fille, il tente de l’empêcher d’avoir une vie bien à elle et d’éliminer physiquement ses prétendants. Puis le mythe nous parle des terribles conséquences de la rivalité entre frères. Pélops a d’Hippodamie deux fils légitimes, Atrée et Thyeste. Par jalousie, Thyeste, le cadet, vole le bélier à toison d’or qui appartient à Atrée. Pour se venger, Atrée tue trois des fils de Thyeste et les lui sert dans un grand banquet.

Ce n’est pas le seul exemple de jalousie fraternelle dans la maison de Pélops. Il a aussi un fils illégitime, Chrysippe. Laïos, le père d’Œdipe, dans sa jeunesse avait trouvé asile et protection à la cour de Pélops. Malgré toutes les bontés que Pélops avait pour lui, Laïos trahit son bienfaiteur en détournant ou en ravissant Chrysippe. On peut supposer que Laïos agit ainsi par jalousie pour Chrysippe, que Pélops lui préférait. Pour le punir de s’être laissé dominer par sa jalousie, l’oracle de Delphes apprit à Laïos qu’il serait un jour tué par son fils. De même que Tantale avait supprimé ou tenté de supprimer son fils, Pélops, et de même que ce dernier avait combiné la mort de son beau-père, Œnomaos, Œdipe viendra tuer son père, Laïos. Dans le cours normal des événements, le fils remplace le père ; nous pouvons donc considérer que toutes ces histoires nous parlent du désir du fils d’agir ainsi, alors que le père essaye de l’en empêcher. Mais ce cycle mythique nous apprend que les actes œdipiens des pères précèdent ceux de leurs enfants.

Pour empêcher son fils de le tuer, Laïos, le jour de la naissance d’Œdipe, fait percer les chevilles de l’enfant pour lui attacher les pieds. Puis il ordonne à un berger d'aller abandonner Œdipe dans un désert où il sera condamné à mourir. Mais le berger, comme le chasseur de « Blanche-Neige », a pitié de l’enfant. Il confie Œdipe à un autre berger et revient en disant qu’il a abandonné l’enfant. Le deuxième berger offre Œdipe à son roi qui l’élève comme son propre fils.

Devenu jeune homme, Œdipe, au cours d’un voyage, consulte l’oracle de Delphes qui lui annonce qu’il tuera son père et épousera sa mère. Persuadé que le roi et la reine qui l’ont élevé sont ses parents naturels, Œdipe, pour échapper à son destin, ne revient pas chez eux et commence une vie errante. À un carrefour, il assassine Laïos, sans savoir qu’il est son père. Poursuivant son vagabondage, Œdipe arrive à Thèbes qu’il délivre de la tyrannie du Sphynx en devinant son énigme. En récompense, Œdipe épouse la reine, qui n’est autre que sa mère devenue veuve, Jocaste. Ainsi, le fils remplace le père comme roi et comme époux ; le fils tombe amoureux de sa mère, et la mère a des relations sexuelles avec son fils. Quand, enfin, la vérité éclate, Jocaste se suicide et Œdipe se crève les yeux pour se punir de n’avoir pas vu ce qu’il faisait.

Mais la tragique histoire n’en reste pas là. Les deux fils jumeaux d’Œdipe, Etéocle et Polynice, abandonnent leur père à son triste sort ;

seule sa fille, Antigone, a pitié de lui et le guide dans sa fuite aveugle. Le temps passe, et, au cours de la guerre des Sept Chefs contre Thèbes, Etéocle et Polynice s’entre-tuent dans une mêlée. Antigone, désobéissant aux ordres de son oncle Créon, frère de Jocaste et nouveau roi de Thèbes, ensevelit son frère bien-aimé Polynice ; pour la punir, Créon la tue. Comme l’indique le destin des deux frères, la rivalité fraternelle a des effets dévastateurs ; mais le sort d’Antigone nous montre qu’un attachement fraternel excessif est tout aussi fatal.

Résumons les différentes relations meurtrières de ces mythes : au lieu d’accepter son fils avec amour, Tantale le sacrifie à ses propres fins ; Laïos agit de même envers Œdipe ; et ces deux pères finissent par être tués. Œnomaos meurt parce qu’il essaye de garder sa fille pour lui seul, comme le fait Jocaste qui s’attache trop étroitement à son fils : l’amour sexuel pour l’enfant de l’autre sexe est aussi destructif que les actes inspirés par la crainte que l’enfant du même sexe remplace et surpasse le père ou la mère. Œdipe se détruit en supprimant son père, comme se détruisent ses fils en l’abandonnant à sa détresse. C’est par jalousie, par rivalité, que les deux fils d’Œdipe se détruisent l’un l’autre. Antigone qui n’abandonne pas son père Œdipe, mais au contraire partage sa misère, meurt de son trop grand attachement à son frère Polynice.

Mais la mort d’Antigone ne conclut pas encore l’histoire. Le roi Créon l’a fait mourir malgré les supplications de son fils, Hémon, qui aime la jeune fille. En tuant Antigone, Créon tue aussi son fils ; une fois de plus, nous avons ici un père qui ne peut pas renoncer à diriger la vie de son fils. Hémon, désespéré par la mort d’Antigone, essaye de tuer son père et, n’y parvenant pas, se suicide ; sa mère, la femme de Créon, inconsolable de la mort de son fils, se donne aussi la mort. La seule survivante de la famille d’Œdipe est Ismène, la sœur d’Antigone, qui ne s’est pas attachée trop profondément ni à ses parents ni à ses frères et sœur et qu’aucun membre de la famille immédiate n’a poursuivie de ses assiduités. À en croire le mythe, il semble qu’il n’y ait pas d’issue : quiconque, par l’effet du hasard ou par ses propres désirs, s’engage trop profondément dans une situation « œdipienne », doit être détruit.

On trouve dans ce cycle de mythes presque tous les types d’attachements incestueux, et tous ces types sont également évoqués dans les contes de fées. Mais dans ces derniers, le héros de l’histoire montre fort bien que ces relations infantiles virtuellement destructives peuvent être, et sont intégrées au cours des processus de développement. Dans le mythe, les difficultés œdipiennes sont traduites par des actes, et, en conséquence, tout se termine par une destruction totale, que les relations soient positives ou négatives. Le message est tout à fait clair : si l’un des parents ne peut pas accepter son enfant en tant que tel et s’il n’accepte pas l’idée qu’un jour il sera remplacé par lui, il ne peut en résulter que quelque chose d’affreusement tragique. Seule l’acceptation de l’enfant tel qu’il est, c’est-à-dire ni en tant que rival ni en tant qu’objet d’amour sexuel, peut permettre de bonnes relations entre les parents et leurs enfants, et entre frères et sœurs.

Le conte de fées et ce mythe classique présentent les attachements œdipiens et leurs conséquences de façons vraiment différentes ! Malgré la jalousie de sa marâtre, Blanche-Neige non seulement survit à ses malheurs, mais trouve un grand bonheur ; de même que Raiponce, que ses parents ont abandonnée pour pouvoir satisfaire leurs propres appétits, et que sa mère adoptive-sorcière a voulu garder pour elle seule trop longtemps. La Belle, dans « La Belle et la Bête » est aimée de son

* père et elle l’aime tout aussi profondément. Aucun d’eux n’est puni pour cet attachement mutuel : au contraire, la Belle sauve à la fois son père et la Bête en transférant à son amant son attachement à son père. Cen-drillon, loin d’être détruite par la jalousie de ses sœurs, comme le furent les fils d’Œdipe, finit par triompher.

Il en est de même pour tous les contes de fées. Leur message est que les complications et les difficultés œdipiennes, tout en paraissant insolubles, peuvent être combattues si on les aborde avec courage ; et que ceux qui sont affectés par ces graves problèmes peuvent connaître une vie bien meilleure que ceux qui les ignorent. Côté mythe, on ne trouve qu’une difficulté insurmontable et la défaite finale ; côté conte de fées, le péril est le même, mais il finit par être surmonté. À la fin du conte, la rétribution du héros est non pas la mort, mais une intégration supérieure, telle qu’elle est symbolisée par ses victoires sur ses ennemis et ses rivaux, et par son bonheur final. Pour en arriver là, il doit se soumettre à des épreuves de croissance qui sont analogues à celles que doit nécessairement subir l’enfant qui évolue vers la maturité. Ces épreuves encouragent l’enfant à ne pas se laisser démonter par les difficultés qu’il rencontre en luttant pour devenir lui-même.


34 Le conte de fées a parfaitement compris que l’enfant ne peut pas s’empêcher d’être exposé aux épreuves œdipiennes, et c’est pourquoi il n’est pas puni quand il agit sous leur influence. Mais les parents qui se laissent aller à reporter sur l’enfant leurs propres problèmes oedipiens en souffrent gravement.