Le cycle du fiancé-animal dans les contes de fées

Développer l’esprit de solidarité

La lutte pour la maturité

Blanche-Neige est emportée par le prince ; elle est comme morte, dans son cercueil ; c’est par hasard qu’elle recrache en toussant le morceau de pomme empoisonné qui est resté coincé dans sa gorge, et qu’elle revient à la vie. La Belle au Bois Dormant ne se réveille que parce que son prince charmant l’embrasse. La période d'avilissement de Cendrillon prend fin quand elle essaye avec succès la pantoufle. Dans chacune de ces histoires, comme dans tant d’autres, le chevalier servant prouve son amour d’une façon ou d’une autre. Mais nous restons dans le vague en ce qui concerne les sentiments de l’héroïne. Prenons la version des frères Grimm des trois contes cités plus haut : on ne nous dit absolument pas que Cendrillon est amoureuse ; nous ne pouvons que tirer des conclusions du fait qu’elle va trois fois au bal pour voir le prince. Tout ce que nous savons des sentiments de La Belle au Bois Dormant, c’est qu’en se réveillant elle a un regard « tendre »> pour le prince qui la délivre de son enchantement. On ne nous dit guère plus de Blanche-Neige quand le prince la ramène à la vie. Tout se passe comme si ces histoires évitaient délibérément de nous dire que l’héroïne est amoureuse. On a l’impression que les contes de fées eux-mêmes ne font guère confiance au coup de foudre. Au contraire, ils nous disent que, pour aimer vraiment, il ne suffit pas d’être réveillée et choisie par un prince.

Les princes libérateurs tombent amoureux de l’héroïne parce qu’elle est belle, ce qui symbolise sa perfection. Étant amoureux, donc, ils doivent prouver par leurs actions qu’ils sont dignes de la femme qu’ils aiment, attitude toute différente de celle de l'héroïne qui accepte passivement d’être aimée. Dans « Blanche-Neige », le prince déclare qu’il ne peut pas vivre sans sa belle ; il propose aux nains tout ce qu’ils veulent pour pouvoir l’emporter et, finalement, il peut partir avec elle. En s’enfonçant dans le mur d’épines pour joindre la Belle au Bois Dormant, le galant risque sa vie. Le prince de « Cendrillon » invente un stratagème pour s’emparer de l’héroïne, mais quand elle lui échappe une dernière fois, ne lui laissant qu’une pantoufle, il remue ciel et terre pour la retrouver. Toutes ces histoires montrent qu’il est facile de tomber amoureux mais qu’il en faut beaucoup plus pour aimer. Mais comme les héros masculins n’ont qu’un rôle secondaire, on ne sait rien de plus précis sur leur comportement ultérieur, sur la nature de leur engagement et sur la transformation qu’implique le fait d’« être amoureux ».

Tous les contes que nous avons étudiés jusqu’ici signifient que si on veut affirmer sa personnalité, réaliser son intégrité et assurer son identité, il faut passer par une évolution difficile : il faut accepter des épreuves, affronter des dangers et gagner des batailles. Ce n’est que de cette façon que l’on peut maîtriser son destin et gagner son propre royaume. Ce qui arrive aux héros et aux héroïnes des contes de fées peut être comparé (et l’a été) aux rites d’initiation que le novice aborde avec toute sa naïveté et son manque de formation et qu’il quitte après avoir atteint un niveau supérieur qu’il ne pouvait imaginer au début de ce voyage sacré. Ayant obtenu sa récompense et son salut, le'héros, ou l’héroïne, devient vraiment lui-même et digne d’être aimé.

Mais quelque méritoire que soit cette évolution de l’individu, et bien qu’elle puisse sauver l’esprit, elle n’est pas suffisante pour assurer le bonheur. Pour cela, il faut aller au delà de son isolement et établir un lien avec l’autre. Le moi sans le toi vit une existence solitaire quel que soit le plan supérieur qu’ait atteint son existence. C’est ce qu’annonce la conclusion heureuse des contes de fées, quand le héros s’unit au partenaire de sa vie. Mais on ignore encore ce que doit faire l’individu pour dépasser son isolement après avoir consolidé sa personnalité. Ni dans « Blanche-Neige », ni dans « Cendrillon » (je veux parler des versions des frères Grimm) on ne nous parle de la vie des héroïnes après leur mariage ; on ne nous dit même pas qu’elles vécurent heureuses avec leur partenaire. Ces deux contes, tout en conduisant l’héroïne au seuil du véritable amour, ne parlent pas du stade d’évolution personnelle qu’exige l’union avec l’aimé.

Les contes de fées n’accompliraient qu’incomplètement leur œuvre, qui est d’établir les assises de la connaissance de soi et des rapports avec les autres, s’ils ne préparaient pas l’esprit de l’enfant aux transformations exigées par l’amour et à celles qu’il entraîne. De nombreux contes de fées commencent là où finissent ceux qui ressemblent à « Cendrillon » et à « Blanche-Neige » ; et ils nous apprennent que, aussi délicieux qu’il soit d’être aimé, le bonheur n’est pas garanti, même si on est aimé par un prince. Pour s’accomplir par l’amour et en lui, il faut une autre transition. Il ne suffit pas d’être soi-même, serait-ce au prix de luttes aussi difficiles que celles qu’ont connues Blanche-Neige et Cendrillon.

On ne peut devenir un être humain complet, riche de toutes ses possibilités, que si, tout en étant soi-même, on est capable et heureux d’être soi-même avec un autre. Pour atteindre cet état, il faut mettre en jeu les couches les plus profondes de sa personnalité. Comme toute transformation qui touche notre être le plus intime, celle-ci offre des dangers qu’il faut affronter avec courage et présente des problèmes qu’il faut résoudre. Le message de ces contes de fées est que nous devons abandonner les attitudes infantiles et adopter celles de la maturité si on veut établir ce lien intime avec l’autre, qui promet un bonheur à deux durable et solide.

Les contes de fées préparent l’enfant à cette évolution d’une façon qui lui permet d’acquérir une compréhension préconsciente de sujets qui le perturberaient gravement s’ils étaient imposés à son attention consciente. Mais ces idées, semées dans son préconscient ou dans son inconscient, seront disponibles quand le moment sera venu de commencer à les comprendre. Comme tout, dans les contes de fées, est exprimé de façon symbolique, l’enfant peut écarter ce à quoi il n’est pas préparé pour ne réagir qu’à ce qu’on lui raconte en surface. Mais à mesure qu’il se prépare à le maîtriser et à en profiter, il peut également glaner brin par brin le sens qui se cache derrière le symbole.

D’une certaine manière, les contes de fées sont pour l’enfant une manière idéale de s’initier à la sexualité, selon les possibilités de son âge et la faculté de comprendre qu’il a atteinte à la suite de son évolution. Toute éducation sexuelle plus ou moins directe, même si elle est exprimée dans le langage de l’enfant et dans des termes qu’il peut comprendre, ne lui laisse aucun choix : il doit l’accepter, même s’il n’est pas prêt à la recevoir, au risque d’en être perturbé et embrouillé. Incapable de se protéger contre cette information envahissante, il ne peut maîtriser ce qu’on lui dit qu’en le déformant ou en le refoulant, ce qui entraîne des conséquences dangereuses sur le moment et pour l’avenir.

Les contes de fées disent qu’il vient un moment où nous devons apprendre ce que nous ne savions pas jusque-là ; autrement dit, en termes de psychanalyse, un moment où nous devons cesser de refouler notre sexualité. Ce que nous connaissions comme dangereux, détestable, des réalités à fuir comme la peste, doit changer d’apparence pour que nous puissions découvrir quelque chose de vraiment beau. Et c’est l’amour qui le permet. Bien que le renoncement au refoulement et ce changement d’attitude envers la sexualité soient en réalité des phénomènes concomitants, les contes de fées les abordent séparément. En général, cette évolution ne s’effectue pas brusquement ; le plus souvent, il s’agit d’un long processus au bout duquel on se rend compte que la sexualité peut être très différente de ce que l’on imaginait auparavant. Il existe donc certains contes qui nous familiarisent avec le choc brutal d’une prise de conscience heureuse, d’autres qui nous disent qu’il faut lutter longtemps pour parvenir au moment où cette révélation inattendue a lieu.

Dans de nombreux contes de fées, le héros intrépide tue des dragons, écrase des géants et des monstres, des sorcières et des ogres. Finalement, l’enfant intelligent commence à se demander ce que veulent prouver tous ces héros. S’ils n’ont que mépris pour leur propre sécurité, comment se fait-il qu’ils viennent offrir la sécurité à la belle qù’ils veulent sauver ? Qu’ont-ils fait de leurs sentiments naturels d’angoisse, et pourquoi ? Connaissant sa propre faiblesse et sa propre peur, et sachant qu’il essaye souvent de les nier, l’enfant conclut que, pour une raison ou pour une autre, ces héros tiennent à convaincre tout le monde, et eux-mêmes, qu’ils sont étrangers à toute angoisse.

Les fantasmes de gloire œdipiens prennent corps dans les contes de fées où le héros tue les dragons et sauve la demoiselle en détresse. Mais ces histoires, en même temps, sont la négation des angoisses œdipiennes, y compris celles qui sont d’ordre sexuel. En refoulant tous leurs sentiments d’angoisse pour se montrer parfaitement impavides, ces héros s’empêchent de découvrir exactement l’origine de leurs angoisses. Parfois, leurs angoisses sexuelles pointent derrière les fantasmes d’un héroïsme extravagant : dès que le héros intrépide a conquis sa princesse, il l’évite, comme s’il avait le courage de se battre et non celui d’aimer. Dans un de ces contes, « Le Corbeau », des frères Grimm, le héros, pendant trois jours consécutifs s’endort au moment où sa princesse, comme elle le lui a promis, vient le voir. Dans d’autres contes (« Les Deux Enfants du roi » et « Le Tambour », des frères Grimm également) le héros dort profondément pendant toute la nuit pendant que la princesse l’appelle du seuil de sa chambre, et elle ne parvient à l’éveiller qu’à la troisième tentative. En ce qui concerne « Jack fait des affaires », j’ai déjà avancé une interprétation de l’attitude de Jack qui reste de marbre dans le lit où il est couché avec sa femme ; sur un autre plan, sa froideur symbolise son angoisse sexuelle. Ce qui semble être une absence de sentiments est en réalité le vide laissé par le refoulement, et ce refoulement doit être dénoué pour que devienne possible la félicité conjugale, qui exige le bonheur sexuel.

Le conte de fées d'« un qui s'en alla pour apprendre le tremblement »

Certains contes de fées nous parlent de la nécessité de pouvoir avoir peur. Le héros peut vivre des aventures à vous faire dresser les cheveux sur la tête sans éprouver l’ombre d’une angoisse, mais il ne peut tirer de satisfaction de sa vie que du jour où il est de nouveau capable d’avoir peur. Dans quelques contes, le héros se rend compte dès le début que son manque de peur est une déficience. C’est le cas du conte des frères Grimm « Histoire d’un qui s’en alla pour apprendre le tremblement ». Un jour, son père lui dit que, comme son aîné, il doit apprendre à faire quelque chose pour gagner son pain. Il répond : « Oh, mon père, je ne demande pas mieux que d’apprendre quelque chose... Ce que je voudrais bien apprendre, c’est à trembler. Je n’en sais rien du tout et ne comprends même pas ce que cela peut être. » Pour y parvenir, le héros se lance dans des aventures terrifiantes. Mais il ne ressent rien. Avec une énergie surhumaine, et un courage surhumain s’il connaissait la peur, le héros lève l’enchantement maléfique qui pesait sur le château du roi. Celui-ci lui dit qu’en récompense il lui accorde sa fille. « Tout cela est bel et bon, répond le héros, mais je ne sais toujours pas ce que c’est que le tremblement. » En répondant ainsi, il avoue que tant qu’il est incapable d’avoir peur, il n’est pas prêt pour le mariage. Le conte insiste sur ce point en disant que tout amoureux qu’il fût de sa princesse, le héros continuait de soupirer : « Si seulement je savais trembler, si seulement je pouvais trembler ! » Finalement, c’est

dans le lit conjugal qu’il apprend à trembler, quand sa femme, exaspérée par son antienne, rejette les couvertures et verse sur lui un seau d’eau froide où frétillent des goujons. Il se réveille en sursaut et s’écrie : « Oh, ma chère femme, je tremble, je tremble tellement ! Ah ! je sais à présent ce que c’est que le tremblement. »

Grâce à sa femme, dans le lit conjugal, le héros de cette histoire découvre ce qui manquait à sa vie. Pour l’enfant, plus encore que pour l'adulte, il semble clair qu’on ne peut trouver quelque chose que si on a commencé par le perdre... À un niveau subconscient, l'histoire suggère que le héros a perdu sa faculté de trembler pour ne pas avoir à affronter les sentiments qui l’assaillent dans le lit conjugal, c’est-à-dire ses émotions sexuelles. Mais sans ces émotions, comme il ne cesse de le répéter, il n’est pas une personne à part entière ; il ne veut même pas se marier tant qu’il n’est pas capable de trembler.

Le héros de ce conte ne pouvait pas trembler à cause du refoulement de tous ses sentiments sexuels, comme le montre le fait que, une fois retrouvée la peur sexuelle, il peut enfin être heureux. Il existe, dans cette histoire, une subtilité qui peut facilement échapper au conscient, mais qui ne manque pas de marquer l’inconscient de son empreinte. Le titre du conte nous dit que le héros « s’en alla pour apprendre le tremblement ». Tout au long de l’histoire on nous parle de la peur. C’est un art, dit le héros, qui échappe à sa compréhension. L’angoisse sexuelle est ressentie le plus souvent sous la forme d’une répulsion ; l’acte sexuel fait trembler la personne qui est angoissée à son sujet, mais, d’habitude, n’éveille pas une peur active.

Que l’auditeur de cette histoire se rende compte ou non que c’est l’angoisse sexuelle qui empêche le héros de trembler, l’incident qui, finalement, le fait trembler évoque la nature irrationnelle de certaines de nos angoisses les plus pénétrantes. Le fait que sa femme soit seule à le guérir de sa peur pendant la nuit, quand ils sont au lit, indique assez clairement la nature sous-jacente de l’angoisse.

Pour l’enfant, qui connaît surtout la peur quand il est dans son lit, la nuit, mais qui finit par comprendre combien ses angoisses pouvaient être irrationnelles, ce conte, à un niveau apparent, avance l’idée que derrière l’absence d’angoisse (souvent affectée par bravade) peuvent se cacher des peurs très immatures, et même enfantines, qui sont empêchées d’accéder au conscient.

Quelle que soit la façon dont l’histoire est ressentie, elle dit que le bonheur conjuguai exige que l’individu prenne conscience de sentiments qui, jusqu’au mariage, étaient inaccessibles. Elle dit aussi que c’est la femme qui, finalement, apporte l’humanité à l’homme, parce que avoir peur est humain, et le contraire inhumain. Cette histoire révèle, à la façon des contes de fées, que dans la dernière transition qui précède l’accession à l’humanité adulte, les refoulements doivent être dénoués.

Le fiancé-animal

Certains contes, beaucoup plus nombreux et populaires, sans faire aucune allusion au refoulement qui provoque une attitude négative vis-à-vis du sexe, enseignent simplement que, pour qu’il y ait amour, il faut changer radicalement cette attitude. Ce changement est exprimé, comme toujours dans les contes de fées, à l’aide d’images frappantes : une bête se transforme en une personne d’une grande beauté. Ces histoires, très différentes les unes des autres, ont cependant un trait commun : le partenaire sexuel se présente d’abord sous l’aspect d’un animal ; c’est pourquoi les commentateurs des contes de fées ont appelé ce cycle « le fiancé (ou le mari)-animal » (ou « la fiancée-animal », pour les contes, moins connus actuellement, où la future partenaire est d’abord un animal55). Celui de ces contes que l’on connaît le mieux aujourd’hui est « La Belle et la Bête » 105. Ce thème

est si populaire dans le monde entier qu’aucun autre conte n’a eu autant de variantes que lui106.

Les contes qui appartiennent à ce cycle ont trois caractéristiques principales. D’abord ils ne nous disent pas pour quelle raison le fiancé a été changé en animal, alors que d’autres contes ne nous le cachent pas. Ensuite, la métamorphose est le fait d’une sorcière ; mais elle n’en est pas punie. Enfin, c’est son père qui favorise la rencontre de l’héroïne et de la Bête ; elle se joint à lui par amour ou pour obéir à son père ; apparemment, la mère ne joue aucun rôle important.

Si on applique à ces trois aspects les principes de la psychologie des profondeurs, on commence à apercevoir la signification subtile de ce qui apparaît de prime abord comme de graves lacunes. Nous ignorons donc pourquoi le fiancé a été contraint de revêtir l’apparence d’un animal repoussant et pourquoi ce méfait dont il a été victime est resté impuni. Cela nous laisse penser que la perte de l’apparence « naturelle », ou agréable, se situe dans un passé insondable, à une époque où nous ne comprenons rien à ce qui nous arrive, même si les conséquences ont une longue portée. Irons-nous jusqu’à dire que le refoulement de la sexualité survient si précocement que nous sommes incapables de nous en souvenir ? Personne ne peut se rappeler à quel moment de sa vie la sexualité a commencé à prendre la forme de quelque chose d’animal, quelque chose qui fait peur, qu’il faut cacher et fuir comme la peste : le tabou survient généralement beaucoup trop tôt pour qu’on puisse se souvenir de son apparition. Il n’y a pas si longtemps, dans la bourgeoisie, les parents disaient à leurs enfants qu’ils pouvaient bien attendre leur mariage pour être initiés aux choses de la sexualité. Pourquoi s’étonner dans ces conditions que, dans « La Belle et la Bête », le fiancé, ayant repris forme humaine, dise à sa belle qu’une méchante fée l’avait condamné à être un animal jusqu’au moment où une jeune vierge consentirait à l’épouser ? Seul le mariage donnait accès à la sexualité, transformait son aspect bestial en un lien sanctifié par le sacrement du mariage.

Comme les mères — ou les bonnes d’enfant — étaient les premières éducatrices, il est vraisemblable qu’elles sont responsables, de quelque manière, des premiers tabous sexuels ; c’est donc une femme — la sorcière — qui transforme le futur fiancé en animal. Dans un conte, au

> moins, de ce cycle, on nous dit que c’est la méchanceté de l’enfant qui est la cause de sa métamorphose, et que c’est sa mère qui en est l’auteur. Il s’agit d’une histoire des frères Grimm, « Le Corbeau » où, dès

les premières lignes, nous apprenons qu’une reine avait une fille si petite que, malgré ses quelques années, elle avait l’air d’être un bébé quand elle était dans ses bras. Un jour, l’enfant était si insupportable que sa mère formula un vœu, en sachant très bien qu’il serait exaucé. Des corbeaux volaient autour du château. Elle ouvrit une fenêtre, et exaspérée de voir que sa fille ne la laissait pas une seconde tranquille, elle cria : « Je voudrais que tu sois un corbeau et que tu t’envoles loin d’ici ! » L’enfant fut immédiatement transformée en corbeau... On peut penser, sans trop se hasarder, qu’il s’agissait de la part de l’enfant d’un comportement sexuel innommable, inacceptable et instinctuel, si troublant pour la mére que, dans son subconscient, elle sentit que son enfant se conduisait comme un animal et pouvait donc aller rejoindre d'autres animaux. Si l’enfant n'avait fait que pleurer ou crier, l’histoire nous l’aurait dit et la mère aurait été moins prompte à abandonner l’enfant.

Dans les contes mettant en scène le fiancé-animal, la mère est .absente, mais elle est remplacée par la sorcière qui est responsable de ce que l’enfant voit dans le sexe quelque chose d’animal. Presque tous les parents imposent des tabous sur la sexualité ; cette pratique est si universelle et, à certain degré, si inévitable dans l’éducation de l'enfant, qu'il n'y a aucune raison de punir la personne qui a fait apparaître à l’enfant l’aspect animal de la sexualité. C’est pourquoi la sorcière n’est pas châtiée à la fin du conte.

C’est l'affection et le dévouement de l'héroïne qui transforme la bête en prince charmant. Il ne sera libéré de son sortilège que si elle l’aime vraiment. Pour que la jeune fille puisse aimer totalement son partenaire, elle doit être à même de transférer sur lui son attachement infantile au père. Elle peut y arriver facilement si le père, malgré ses hésitations, est d’accord : le père de « La Belle et la Bête » ne veut pas au début que sa fille aille rejoindre la Bête, mais ii finit par se laisser persuader que c’est bien ce qu’elle doit faire. Et la jeune fille peut transférer (et transformer) plus heureusement et plus librement cet amour œdipien pour son père si, par une sublimation, ce transfert semble offrir l’accomplissement tardif de son amour infantile pour son père ; en même temps, elle peut laisser s'épanouir son amour mûr pour un partenaire d’un âge accordé au sien.

La Belle rejoint la Bête à partir de l’amour qu'elle éprouve pour son père, mais à mesure que son amour mûrit, il change d'objet principal, non sans difficulté, comme nous le montre l’histoire. À la fin, grâce à son amour, son père et son mari reviennent à la vie. Un détail vient corroborer cette interprétation de l’histoire : la Belle demande à son père de lui apporter une rose, et il satisfait son désir au péril de sa vie. Ce désir d’une rose, le fait que le père l'offre et que la fille l'accepte symbolisent que la Belle continue d’aimer son père et que son père continue de l’aimer. C’est parce qu’il n’a jamais cessé de s’épanouir que cet amour se transfère si facilement sur la Bête.

Les contes de fées s’adressent à notre inconscient, et nous ressentons qu’ils ont quelque chose d’important à nous dire, quels que soient notre sexe et celui des héros. Il faut remarquer cependant que dans la plupart des contes de fées occidentaux la Bête est de sexe masculin et ne peut être délivrée de son sortilège que par l’amour d’une femme. La nature de la Bête varie selon la situation géographique du conte. Par exemple, dans un conte bantou (kaffir) un crocodile ne reprend forme humaine que lorsqu’une fille vierge lui lèche le museau107. Dans d’autres contes, la Bête se présente sous la forme d’un porc, d’un lion, d’un ours, d’un âne, d’une grenouille, d’un serpent, etc., qui reprennent leur forme première dans les mêmes conditions 56. Il faut supposer que les inventeurs de ces contes croyaient que pour que l’union soit heureuse, c’était la femme qui devait surmonter son dégoût du sexe et de sa nature animale. Il existe également des contes de fées occidentaux où un sortilège change une femme en animal et où elle est désensorcelée par l’amour et le courage résolu d’un homme. Mais dans pratiquement tous les cas, leur forme animale n’a rien de répugnant ni 'de dangereux. J’ai déjà parlé de la fille changée en corbeau. Dans un autre conte des frères Grimm, « Le Tambour », l’héroïne est changée en cygne. Il semble donc que dans la tradition occidentale, tout au moins, le sexe sans amour ni dévouement ait un aspect animal, mais que celui-ci, en ce qui concerne la femme, n’ait rien de menaçant, et qu’il soit même séduisant ; seul le côté masculin de la sexualité est bestial.

« Blanche-Neige et Rose-Rouge »

Alors que le fiancé-animal est presque toujours une bête répugnante ou féroce, dans quelques histoires il est un animal apprivoisé, malgré sa nature sauvage. Cela est vrai pour le conte des frères Grimm, « Blanche-Neige et Rose-Rouge » où il est un ours ni répugnant ni effrayant. Mais ces deux caractéristiques animales ne sont pas absentes du conte : on les retrouve chez le nain grossier qui a changé le prince en ours. Dans cette histoire, les deux protagonistes ont leur double : deux jeunes filles se portent au secours du prince métamorphosé, et il y a l’ours sympathique et le nain antipathique. Les deux jeunes filles, encouragées par leur mère, deviennent les amies de l’ours ; et, malgré sa méchanceté, elles aident le nain quand il est en danger. Elles le sauvent deux fois en coupant une partie de sa barbe, et, une troisième fois, en déchirant son manteau. Les jeunes filles, dans ce conte, doivent sauver trois fois le nain avant que l’ours ne le tue et retrouve forme humaine. Ainsi, tandis que le fiancé-animal est gentil et apprivoisé, l’héroïne et son double doivent exorciser sa nature méchante sous la forme du nain pour transformer la relation animale en relation humaine. L’histoire implique que notre nature a un aspect aimable et un aspect repoussant et que si nous parvenons à nous débarrasser de ce dernier, nous pouvons connaître un bonheur sans mélange. À la fin de l’histoire, chacune des deux protagonistes retrouve son individualité : Blanche-Neige épouse le prince, et Rose-Rouge son frère.

Les contes du cycle de l’animal-fiancé nous disent que c’est surtout la femme qui doit modifier son attitude envers la sexualité, en l’acceptant au lieu de la repousser ; tant que les choses sexuelles lui paraissent laides et animales, elles gardent leur nature animale chez l’homme ; c’est-à-dire qu’il n’est pas désensorcelé. Tant que l’un des deux partenaires déteste le sexe, l’autre ne peut pas en tirer plaisir ;

tant que l’un des deux partenaires le considère comme étant de nature animale, l’autre reste en partie un animal pour lui-même et pour son (ou sa) partenaire.

« Le Roi-Grenouille »

Certains contes de fées insistent sur l’évolution lente et difficile qui permet de contrôler ce qui, en nous, semble être de nature animale ; par ailleurs, d’autres contes se concentrent sur la prise de conscience brutale qui survient quand ce qui nous paraissait animal nous apparaît comme la source du bonheur humain. Le conte des frères Grimm, « Le Roi-Grenouille », appartient à cette dernière catégorie 57.

Sans être aussi ancienne que certains contes du cycle du fiancé-animal, une version du « Roi-Grenouille » est signalée dès le xiie siècle. Dans « Complaynt of Scotland », en 1549, un conte similaire apparaît sous ce titre : « Le Puits du bout du monde1U. » Une première version du « Roi-Grenouille », qui commence avec trois sœurs, est publiée par les frères Grimm en 1815. Les deux aînées sont hautaines et insensibles ; seule la plus jeune est disposée à écouter les suppliques de la grenouille. Dans la version des mêmes auteurs qui est actuellement la plus connue, l’héroïne est également la cadette, mais on ne nous précise pas le nombre de ses sœurs.

Au début du conte, la jeune princesse joue avec une boule d’or à côté d’un puits. La boule y tombe et la jeune fille en a le cœur brisé. Apparaît une grenouille, qui demande à la princesse la raison de ses pleurs, et qui veut bien aller chercher la boule au fond du puits si elle l’accepte comme compagnon : « J’aimerais m’asseoir à côté de toi à table et manger dans ta petite assiette d’or, boire dans ton petit gobelet, dormir dans ton petit lit... » Elle promet tout, en se disant qu’une grenouille n’est vraiment pas faite pour tenir compagnie à un être humain... La grenouille plonge dans le puits et rapporte la boule d’or ;

la princesse s’enfuit avec son jouet et oublie bientôt l’incident.

Mais le lendemain, alors que le roi, sa famille et les courtisans sont à table, la grenouille vient frapper à la porte. La princesse va ouvrir et lui claque la porte au nez. Le roi, voyant la détresse de sa fille, lui demande de s’expliquer. Elle lui raconte ce qui s’est passé la veille et il lui dit qu’elle doit tenir sa promesse. Elle fait donc entrer la grenouille mais répugne à la poser sur la table. De nouveau, le roi lui donne l’ordre de respecter sa promesse. La grenouille, après avoir bien mangé, dit à la princesse : « Je commence à sentir la fatigue : emporte-moi dans ta chambrette et prépare ton petit lit de soie, que nous allions nous coucher. » La jeune fille renâcle une fois de plus, mais le roi se fâche et lui dit : « Celui qui t’aide dans le besoin, tu ne dois pas le dédaigner ensuite. » Quand la grenouille se glisse près d’elle dans le lit, la princesse est si dégoûtée qu’elle jette de toutes ses forces l’animal contre le mur. « Mais ce qui retomba, dit le conte, ne fut pas une grenouille, non ! c’était un prince aux beaux yeux pleins de tendresse, que son pére lui donna comme compagnon charmant et comme époux. » Dans de nombreuses versions différentes, la métamorphose ne se produit que lorsque la grenouille a passé trois nuits dans le lit de la princesse. Une version originale est encore plus explicite : la princesse doit embrasser la grenouille quand elle est près d’elle dans le lit ; et elles doivent dormir ensemble pendant trois semaines avant que le prince ne retrouve forme humaine m.

Dans cette histoire, le processus de maturation est très accéléré. Au début, la princesse est une jolie petite fille insouciante qui joue à la balle (« elle était si belle que le soleil, qui a pourtant vu tant de choses, s’émerveillait aussi souvent qu’il lui éclairait le visage »). Tout arrive à cause de la balle, qui est doublement le symbole de la perfection : parce qu’elle est une sphère et qu’elle est en or. Cette boule d’or représente une psyché narcissique pas encore développée ; elle est riche de toutes ses possibilités. Quand la boule tombe dans le puits obscur et profond, la naïveté est perdue et la boîte de Pandore est ouverte. La princesse pleure la perte de son innocence d’enfant tout autant que celle de sa balle. Seule la vilaine grenouille peut lui rendre sa perfection (la balle) en plongeant dans le puits sombre où a disparu le symbole de sa psyché. La vie, en montrant son côté sombre, apparaît à la princesse comme laide et compliquée.

Toujours animée par le principe de plaisir, la jeune fille, sans songer aux conséquences, promet n’importe quoi pour obtenir ce qu’elle

désire. Mais la réalité s’impose. Elle tente de l’éviter en claquant la porte au nez de la grenouille. Mais alors le surmoi, représenté par le roi, entre en jeu : plus la princesse tente de contrer les exigences de la grenouille, plus le roi insiste pour qu’elle tienne sa promesse jusqu’au bout. Ce qui n’était qu’un jeu au début devient très sérieux : en respectant l’engagement qu’elle a pris, la princesse est contrainte de mûrir.

Les étapes qui conduisent à l’intimité avec 1’ « autre » sont clairement indiquées : la jeune fille, d’abord, joue à la balle toute seule ; la grenouille engage la conversation en lui demandant pourquoi elle pleure ; elle lui rapporte la balle et s’apprête à jouer avec elle ; puis elle lui rend visite, s’installe près d’elle, mange avec elle, l’accompagne dans sa chambre et, finalement, entre dans son lit. Plus la grenouille s’approche physiquement de la jeune fille, plus celle-ci est dégoûtée et angoissée, surtout quand elle doit toucher la grenouille. L’éveil sexuel ne se fait pas sans dégoût, sans angoisse, ni même sans colère. L’angoisse se transforme en colère et en haine quand la princesse jette l’animal sur le mur. En même temps, elle s’affirme et prend des risques, ce qui contraste avec ses attitudes précédentes, quand elle essayait de se dérober et quand elle se contentait d’obéir à son père. Elle transcende son angoisse, et sa haine se change en amour.

D'une certaine façon, l’histoire nous dit que pour pouvoir aimer, il faut être capable d’éprouver des sentiments ; des sentiments négatifs valent mieux que l’absence de sentiments. Au début, la princesse ne s’intéresse qu’à elle-même et à sa balle. Elle n’éprouve aucun sentiment quand elle décide de ne pas tenir sa promesse ; elle ne songe même pas à l’importance que sa promesse peut avoir pour la grenouille. Plus celle-ci s'approche d’elle physiquement et personnellement, plus ses sentiments se développent, et en même temps elle s'affirme de plus en plus en tant que personne. Pendant un moment, au cours de son évolution, elle obéit à son père, et, par réaction, ses sentiments sont renforcés. Puis, finalement, elle affirme son indépendance en lui désobéissant. Elle devient elle-même et la grenouille en fait autant : elle se transforme en prince.

Sur un autre plan, l'histoire nous dit que les premiers contacts érotiques ne peuvent pas être agréables : ils sont trop difficiles et trop chargés d’angoisse. Mais si nous insistons, malgré une répulsion passagère, et si nous nous abandonnons à l’intimité de l’autre, il vient un moment, quand la proximité étroite révèle la vraie beauté de la sexualité, où nous éprouvons le choc d’une prise de conscience heureuse. Dans l’une des versions du « Roi-Grenouille » on nous dit que la princesse « se réveilla un matin en voyant près d’elle, dans son lit, le plus beau des seigneurs 113 » ; ainsi, la nuit qu’ils ont passée ensemble (et il est facile d’imaginer ce qui est arrivé pendant cette nuit) change radicalement l’opinion que la princesse avait de son compagnon. Ce conte et d’autres, où les événements durent jusqu’à trois semaines, conseillent la patience : il faut du temps pour que l’intimité devienne amour.

Dans ce conte, comme dans de nombreuses histoires du même cycle, c’est le père qui rapproche sa fille de son futur mari. L’heureuse union des deux jeunes gens n’aurait pu se faire sans son insistance. En guidant sa fille, le père favorise la formation de son surmoi — elle doit tenir ses promesses, aussi inconsidérées qu’elles puissent être — et elle devient ainsi plus responsable. Sans cette évolution vers la maturité, l’union sexuelle manquerait de sérieux et de solidité.

Mais qu’en est-il de la grenouille ? Elle aussi doit mûrir avant que >son union avec la princesse devienne possible. Ce qui lui arrive montre que la relation de dépendance à l’égard d’une figure maternelle préconditionne l’accession à l’humanité. Comme tout enfant, la grenouille a le vif désir d’une existence totalement symbiotique. Quel est l’enfant qui n’a pas désiré s’asseoir sur les genoux de sa mère, manger dans son assiette, boire dans son verre, et qui n’a pas grimpé dans le lit de sa mère avec l’espoir de passer la nuit avec elle ? Mais après un certain temps, l’enfant doit renoncer à vivre en symbiose avec sa mère ; sans ce sevrage, il ne pourrait jamais devenir une personne à part entière. Il vient un moment où la mère doit « jeter » son enfant à bas de son lit. Cette pénible expérience est inévitable si l’enfant veut acquérir son indépendance. Dès qu’il a été forcé de renoncer à cette symbiose, l’enfant peut commencer à devenir lui-même, comme la grenouille qui a pu rompre les liens de son existence immature dès le moment où la princesse l’a chassée de son lit.

L’enfant sait que, comme la grenouille, il a dû (et doit encore) passer d’un stade inférieur à un stade supérieur d’évolution. Ce processus est tout à fait normal ; l’enfant sait que sa propre situation n’est pas due à un méfait ou à quelque puissance maléfique : elle est dans l’ordre naturel des choses. La grenouille, comme l’enfant, prend vie dans l’eau. Sur le plan historique, on peut dire que les contes de fées ont eu des siècles d’avance sur l’embryologie moderne qui nous apprend que le fœtus, avant la naissance, subit différents stades de

développement, comparables aux métamorphoses de la grenouille.

Mais pourquoi la grenouille, parmi tous les animaux (et le crapaud, comme dans « Les Trois Plumes »), est-elle le symbole des relations sexuelles ? C’est une grenouille, par exemple, qui prédit la conception de la Belle au Bois Dormant. Par comparaison avec le lion ou d’autres bêtes féroces, la grenouille (ou le crapaud) ne fait pas peur ; elle n’a rien de menaçant. Si elle est ressentie négativement, c’est un sentiment de dégoût qu’elle éveille, comme dans « Le Roi-Grenouille ». Il serait difficile d’imaginer une meilleure façon de faire comprendre à l’enfant qu’il ne doit pas avoir peur des aspects repoussants (pour lui) de la sexualité et que ses réactions ne doivent pas aller plus loin que celles de la princesse de ce conte. L’histoire de la grenouille (son comportement, ce qui arrive à la princesse à cause d’elle et le sort final des deux héros) confirme le bien-fondé du dégoût quand on n’est pas encore prêt à vivre des expériences sexuelles, et prépare l’enfant à les trouver désirables quand le moment sera venu.

Selon la psychanalyse, nos pulsions sexuelles influencent nos actions et notre comportement depuis le début de notre vie ; mais il y a une différence énorme entre les manifestations de ces pulsions chez l’enfant et chez l’adulte. En se servant d’une grenouille comme symbole du sexe (un animal qui est d’abord têtard et qui prend une forme tout à fait différente quand il est adulte) le conte s’adresse à l’inconscient de l’enfant et l’aide à accepter la forme de sexualité qui convient à son âge, tout en le rendant sensible à l’idée que, à mesure qu’il grandira, sa sexualité devra elle aussi, dans son propre intérêt, subir une métamorphose.

D’autres associations entre le sexe et la grenouille demeurent elles aussi inconscientes. L’enfant, préconsciemment, établit un rapport entre les sensations froides, humides et visqueuses qui sont évoquées par la grenouille (ou le crapaud) et celles qu’éveillent en lui les organes sexuels. Le fait que la grenouille se gonfle quand elle est excitée est comparé inconsciemment au pénis en érection 58. Aussi repoussante que soit la grenouille telle que nous la présente de façon vivante « Le Roi-Grenouille », l’histoire nous montre qu’elle peut devenir quelque chose de très beau, pourvu que tout se passe bien et en temps voulu.

Les enfants ont une affinité naturelle pour les animaux et se sentent souvent plus près d’eux que des adultes ; ils voudraient pouvoir partager leur façon instinctive de vivre qui leur semble facile, libre et pleine de plaisirs. Mais en même temps qu’il ressent cette affinité, l’enfant est angoissé à l’idée qu’il est peut-être moins humain qu’il ne devrait être. Ces contes de fées neutralisent cette crainte en faisant de cette vie animale une chrysalide d’où jaillit une personne très séduisante.

Le fait de considérer notre sexualité comme étant de nature animale a des conséquences très nocives, à tel point que certains individus ne parviennent jamais à débarrasser leurs expériences sexuelles (et celles des autres) de ce rapprochement. Il faut donc faire savoir à l’enfant que les choses du sexe peuvent d’abord apparaître comme repoussantes mais qu’elles deviennent belles quand on a découvert la façon convenable de les aborder. À ce point de vue, le conte de fées, qui ne fait pas même allusion aux expériences sexuelles en tant que telles, est, psychologiquement, plus judicieux que l’éducation sexuelle qui s’adresse au conscient. On enseigne aujourd’hui que le sexe est normal, agréable, et même beau, et certainement nécessaire à la survie de l’homme. Mais comme cet enseignement ignore au départ que l’enfant puisse trouver la sexualité repoussante, et que cette optique a une fonction protectrice très importante, il est incapable de se concilier l’adhésion de l’enfant. Le conte de fées, en partageant avec l’enfant ce dégoût de la grenouille (ou de tout autre animal), devient crédible, et l’enfant, grâce à lui, peut croire avec confiance que le jour viendra où la grenouille repoussante se transformera en un partenaire plein de séduction. Et ce message est transmis sans même que soit mentionné le moindre fait sexuel.

« Cupidon et Psyché »

Dans la version la plus connue du « Roi-Grenouille », la métamorphose provoquée par l’amour survient à un moment d’intense affirmation de soi due à un revirement qui éveille de profonds sentiments. Quand ils sont vivement excités, ces sentiments se tournent brusquement dans la direction opposée. D’autres versions de l’histoire racontent qu’il a fallu trois nuits ou trois semaines pour que l’amour accomplisse son prodige. Dans de nombreux contes du cycle du fiancé-animal, l’accomplissement du véritable amour demande des années de travail incessant. Contrairement aux résultats instantanés qui sont obtenus dans « Le Roi-Grenouille », ces histoires nous préviennent qu’en essayant de précipiter les choses en matière d’amour et de sexualité — en essayant de découvrir trop vite, ou par la ruse, ce que sont une certaine personne et l’amour — on risque d’obtenir des résultats désastreux.

La tradition occidentale de ce cycle commence avec l’histoire de Cupidon et de Psyché écrite par Apulée au 11e siècle avant Jésus-Christ, et Apulée lui-même a puisé à des sources encore plus anciennes115. Ce conte fait partie d’un ouvrage plus important, « Les métamorphoses », qui, comme son titre l’indique, concerne des initiations qui causent ces transformations physiques. Bien que Cupidon soit un dieu, l’histoire a d’importants traits communs avec les contes du cycle du fiancé-animal. Il reste invisible pour Psyché. Trompée par ses deux sœurs aînées, celle-ci croit que l’homme qu’elle aime, et, avec lui, le sexe, est repoussant ; il est un immense serpent « aux milliers d’anneaux ». Cupidon est une déité, et Psyché en devient une ; la déesse Aphrodite, par jalousie, provoque tous les événements. De nos jours, « Cupidon et Psyché » n’est pas connu en tant que conte de fées, mais en tant que mythe. Mais comme il a inspiré une multitude de contes occidentaux du cycle du fiancé-animal, il mérite d’être étudié dans le cadre de ce livre.

Dans cette histoire, un roi a trois filles. La plus jeune, Psyché, est d’une beauté si extraordinaire qu’elle éveille la jalousie d’Aphrodite (Vénus pour les Latins) qui ordonne à son fils Éros (Cupidon) de la punir en la rendant amoureuse du plus abominable des hommes. Les parents de Psyché, inquiets de voir que leur fille n’a pas encore trouvé de mari, consultent l’oracle d’Apollon. L’oracle dit que Psyché doit être conduite au bord d’une falaise où elle sera la proie d’un serpent monstrueux. Comme on la croit condamnée à mourir, une procession funèbre l’accompagne à l’endroit désigné. Mais un vent doux s’empare de Psyché, lui fait descendre la falaise et la dépose délicatement dans un palais désert où tous ses désirs sont satisfaits. Éros (Cupidon) désobéit à sa mère et cache dans le palais Psyché dont il est tombé amoureux. À la faveur de l’obscurité de la nuit, déguisé en personnage mystérieux, Éros se glisse dans le lit de la jeune fille et devient son amant.

Malgré tout le confort dont elle dispose, Psyché souffre d’être seule pendant le jour. Ému par ses plaintes, Éros s’arrange pour que ses sœurs jalouses viennent la voir. Les deux sœurs, poussées par l’envie, persuadent leur sœur que l’être avec lequel elle couche et dont elle est enceinte est un énorme serpent « aux milliers d’anneaux » ; il est bien le monstre qu’avait prédit l’oracle. Elles lui disent de couper la tête du serpent avec un couteau. Psyché se laisse convaincre et, malgré l’ordre qu’Éros lui a donné de ne jamais essayer de le voir, elle profite de son sommeil pour prendre une lampe et un couteau. Elle éclaire le visage d’Éros et découvre qu’il est un jeune homme admirablement beau. Dans son trouble, la main qui tient la lampe se met à trembler et une goutte d’huile bouillante tombe sur Éros. La douleur le réveille et il s’enfuit. Psyché, le cœur brisé, tente de se donner la mort, mais elle est sauvée. Poursuivie par la colère et la jalousie d’Aphrodite, elle doit subir une série d’épreuves terribles, y compris une descente aux enfers. Entre-temps, les méchantes sœurs essayent de remplacer Psyché dans le cœur d’Éros ; elles sautent du bord de la falaise, en espérant que le vent les emportera vers lui, et elles se tuent. Finalement, Éros, guéri de sa brûlure, est touché par le repentir de Psyché et persuade Jupiter de lui conférer l’immortalité. Ils se marient à l’Olympe, et leur enfant a nom « Plaisir ».

Les flèches d’Éros éveillent des désirs sexuels irrépressibles. Psyché est le mot grec qui désigne l’âme. Dans « Cupidon et Psyché », le néo-platonicien Apulée a probablement transformé l’histoire d’un ancien Grec, qui parlait d’une jeune fille très belle mariée à un serpent monstrueux, en une allégorie qui, selon Robert Graves, symbolise l’évolution de l’esprit rationnel vers un amour intellectuel U6. Cette interprétation, que je tiens pour exacte, a le défautde négliger d’autres richesses de l’histoire.

Et d’abord, l’oracle qui prédit que Psyché sera emportée par un horrible serpent fait apparaître les angoisses sexuelles informes de la jeune fille inexpérimentée. Le cortège funèbre qui conduit Psyché à sa destinée symbolise la perte de la virginité, qui n’est pas facilement admise. La promptitude avec laquelle Psyché se laisse persuader qu’il faut tuer Éros, avec qui elle vit, montre les puissants sentiments négatifs que peut éprouver la jeune femme à l’égard de celui qui lui a pris sa virginité. L’homme qui a tué en elle la jeune fille innocente mérite d’être privé de sa virilité, comme elle l’a été de sa virginité, ce qui est symbolisé par le dessein de Psyché de couper la tête d’Éros.

La vie agréable mais ennuyeuse que mène Psyché dans le palais où elle a été déposée par le vent et où tous ses désirs sont comblés évoque une existence essentiellement narcissique et le fait que Psyché, malgré son nom, n’a pas encore accédé à la conscience. Le plaisir sexuel candide est très différent de l’amour adulte fondé sur la connaissance, l’expérience et même la souffrance. La sagesse, dit l’histoire, ne s’acquiert pas par une vie de plaisirs faciles. Psyché tente d’atteindre la connaissance quand, malgré les ordres qu’elle a reçus, elle fait tomber la lumière sur Éros. L’histoire dit aussi que si l’on tente de parvenir à la conscience sans être mûr pour elle, ou par des moyens détournés, on risque d’en subir tôt ou tard les conséquences ; on ne devient pas conscient d’un seul coup. En hâtant les choses on met sa vie en jeu, comme le montre Psyché quand elle tente de se tuer de désespoir. Les épreuves incroyables qu’elle doit traverser évoquent les difficultés que l’homme doit rencontrer quand les plus hautes qualités psychiques (Psyché) doivent s’unir à la sexualité (Éros-Cupidon). Ce n’est pas l’homme physique, mais l’homme spirituel qui doit renaître pour que cette union puisse avoir lieu, ce qui est symbolisé par le voyage de Psyché aux enfers et son retour sur la terre. Le mariage de ces deux aspects de l’homme, la sexualité et la sagesse, exige une renaissance.

Il convient de souligner ici l’un des aspects les plus significatifs de l’histoire. Aphrodite ne se contente pas de charger son fils de son sombre travail : elle le séduit sexuellement pour le décider à agir. Et sa jalousie atteint le summum quand elle apprend qu’Éros lui a désobéi et surtout qu’il est devenu amoureux de Psyché. Les dieux, nous dit l’histoire, ne sont pas à l’abri des problèmes œdipiens ; nous avons ici l’amour œdipien et possessif d’une mère pour son fils. Mais Éros doit évoluer s’il veut épouser Psyché. Avant de la connaître, il est le plus endiablé et le moins responsable des petits dieux de l’Olympe. Il commence à lutter pour son indépendance quand il va à l’encontre des ordres de sa mère. Il n’atteint un haut degré de conscience que quand il est blessé par Psyché et quand il est ému par ses épreuves.

« Cupidon et Psyché », comme je l’ai déjà dit, est un mythe et non pas un conte de fées, bien qu’il en ait certaines caractéristiques. L’un des deux héros est un dieu dès le début de l’histoire et l’autre accède finalement à l’immortalité ; dans les contes de fées, les héros ne sont jamais des dieux. Tout au long de l’histoire, les dieux participent aux événements, quand, par exemple, Psyché veut se tuer et qu’ils l’en empêchent, ou quand ils lui imposent des épreuves et l’aident à leur survivre. Contrairement à ses équivalents dans les contes du cycle du fiancé-animal, Éros n’est jamais rien d’autre que lui-même. Seule Psyché, trompée par l’oracle et par ses méchantes sœurs — ou par ses angoisses sexuelles — croit qu’il est un animal.

Pourtant, ce mythe a influencé tous les contes de ce cycle dans le monde occidental. Nous y trouvons pour la première fois le thème des deux sœurs aînées qui deviennent méchantes par jalousie pour leur petite sœur, plus belle et plus vertueuse qu’elles. Elles essayent de tuer Psyché qui finit par triompher d’elles après avoir subi de dures épreuves. En outre, les péripéties tragiques sont les conséquences du comportement d’une épouse qui, ignorant les avertissements de son mari qui ne veut pas qu’elle le connaisse (elle ne doit pas le voir, ne doit pas éclairer son visage), lui désobéit et doit errer de par le monde pour le reconquérir.

Un autre thème, beaucoup plus important, du cycle du fiancé-animal, apparaît ici pour la première fois : le fiancé est absent pendant la journée et n’apparaît qu’à la faveur de la nuit. Il est considéré comme un animal pendant la journée et ne redevient humain que lorsqu’il est au lit. En bref, son existence diurne et son existence nocturne sont distinctes. D’après ce qui se passe dans l’histoire, il n’est pas difficile de conclure qu’il veut tenir sa vie sexuelle à l’écart de toutes ses autres occupations. La femme éprouve le vide de sa vie de plaisirs. Elle ne veut pas accepter que les aspects purement sexuels de la vie soient isolés des autres et veut imposer leur unification. Mais elle ne sait pas qu’elle ne peut y parvenir qu’au prix d’efforts physiques et moraux durs et soutenus. Mais dès qu’elle entreprend d’unifier les aspects du sexe, de l’amour et de la vie, elle ne fléchit pas et finit par gagner.

Bien que leur origine soit fort ancienne, il faut reconnaître que les contes de ce cycle contiennent un message très actuel : malgré tous les avertissements qu’elle reçoit à propos des pénibles conséquences qui l’attendent si elle essaye de connaître les réalités du sexe et de la vie, la jeune fille n’accepte pas volontiers de rester ignorante.

Aussi confortable que puisse être la vie que lui permet sa candeur relative, elle en refuse le vide. Malgré les épreuves qu’elle doit traverser pour renaître à une conscience et à une humanité pleines, c’est bien ce qu’elle doit faire, et les contes ne laissent aucun doute sur ce sujet. Autrement, il n’y aurait pas d’histoire.

Dès que la jeune fille a surmonté son dégoût pour l’aspect animal de la sexualité, elle refuse de n’être qu’un objet sexuel ou d’être reléguée à une vie de loisirs et d’ignorance relative. Pour que les deux partenaires soient heureux, ils doivent avoir une vie pleine dans le monde et se considérer comme des égaux. Ces contes nous disent que tout cela est très difficile, mais inévitable. Tel est le message caché de nombreux contes du cycle du « fiancé-animal » et qui apparaît plus clairement que dans les autres dans « La Belle et la Bête ».

« Le Cochon enchanté »

« Le Cochon enchanté » est un conte de fées roumain très peu connun7. Un roi a trois filles. Avant de partir pour la guerre, il recommande à ses filles de bien se conduire et de veiller à l’entretien du château ; mais elles ne doivent pas pénétrer dans une certaine pièce, sinon il leur arrivera des malheurs. Après son départ, tout se passe bien jusqu’au moment où l’aînée propose d’entrer dans la chambre défendue. La cadette proteste, mais la seconde se joint à l’aînée qui ouvre la porte. La pièce est vide, sauf une grande table où est posé un livre ouvert. L’aînée est la première à lire ce qui est écrit sur le livre : elle épousera un prince de l’Est. Sa sœur tourne la page et lit qu’elle épousera un prince de l’Ouest. La plus jeune ne veut pas désobéir à son père, mais ses sœurs l’obligent à lire à son tour son destin. Elle apprend qu’elle épousera un cochon du Nord...

Le roi revient chez lui et, peu après, les deux aînées se marient selon la prédiction. Puis un énorme cochon arrive du Nord et demande la cadette en mariage. Le roi doit céder et conseille à sa fille d’accepter ce qui est ordonné, ce qu’elle fait. Après le mariage, sur le chemin du retour, le cochon tombe dans une fondrière et en sort couvert de boue. Il demande alors à sa femme de l’embrasser ; pour obéir à son père, elle s’exécute mais après avoir pris soin d’essuyer le groin avec son mouchoir. La nuit, quand ils sont ensemble au lit, son mari se change en homme, mais dès le matin, il redevient cochon.

La jeune femme demande à une sorcière qui vient à passer par là ce qu’elle doit faire pour empêcher son mari de reprendre l’apparence d’un cochon. La femme lui dit d’attacher un fil autour de la jambe de son mari pendant la nuit, grâce à quoi il restera un homme. Elle suit ce conseil, mais son mari se réveille et lui dit qu’elle a eu tort de vouloir hâter les choses, qu’il doit en conséquence la quitter et qu’elle ne le reverra que lorsqu' « elle aura usé trois paires de souliers de fer et émoussé la pointe d’une canne ferrée » pendant qu’elle voyagera à sa recherche. Il disparaît, et la quête de la jeune femme l'entraîne sur la lune, sur le soleil et chez le vent. À chacun de ces endroits, on lui donne un poulet à manger et on lui dit de garder soigneusement les os ; on lui dit aussi où elle doit se rendre ensuite. Finalement, après avoir usé les trois paires de souliers de fer et la pointe du bâton, elle arrive au pied d'un lieu escarpé ; on lui dit que c’est là que demeure son mari. Étant incapable d’y accéder, l’idée lui vient soudain que les os du poulet qu’elle a soigneusement gardés pourraient peut-être l’aider. Elle met deux os bout à bout et constate qu'ils demeurent fixés l’un à l’autre. Elle fabrique ainsi deux longues perches, met entre elles des barreaux et, grâce à cette échelle, monte vers son mari. Mais comme il lui manque un os pour former le dernier barreau, elle prend un couteau et se coupe le petit doigt. Elle peut alors entrer dans la maison de son mari qui, entre-temps, a été délivré de son enchantement et a repris définitivement forme humaine. Ils héritent du royaume du père et « ils gouvernent comme seuls les rois qui ont beaucoup souffert savent gouverner ».

Le fait de contraindre le mari à abandonner sa nature animale en l’attachant avec un fil à son humanité est un détail que l’on trouve rarement dans ce type de contes de fées. On trouve beaucoup plus souvent le thème de la femme à qui il est interdit d’éclairer son mari et de dévoiler ses secrets. Dans « Cupidon et Psyché », c’est une lampe à huile qui répand la lumière sur ce qui est défendu. Dans le conte de fées norvégien « À l’est du soleil et à l’ouest de la lune », c’est à la lumière d'une chandelle que la femme découvre que son mari n’est pas l’ours blanc qui lui apparaît en plein jour, mais un beau et jeune prince qui est alors obligé de la quitter118. Le titre évoque les périples interminables que doit accomplir la jeune femme avant de retrouver son mari. Ces histoires disent clairement que le mari aurait repris forme humaine dans un proche avenir : l’ours d’« À l’est du soleil et à l’ouest de la lune » avant un an, et le cochon enchanté avant trois jours, si leur épouse avait su faire taire sa curiosité.

Quand, dans tant d’histoires, la jeune femme commet la fatale erreur d’éclairer son mari, on comprend qu’elle désire découvrir la vérité sur sa nature animale. Celle-ci n’est pas exprimée directement, mais par l’intermédiaire d’un personnage qui incite l’épouse à négliger les avertissements du mari. Dans « Cupidon et Psyché », l’oracle et les deux sœurs disent à Psyché que Cupidon est un terrible serpent ; dans « À l’est du soleil et à l’ouest de la lune », c’est la mère qui dit à sa fille que l’ours est probablement un troll, ce qui est la meilleure façon de la pousser à le vérifier. La sorcière du « Cochon enchanté », qui donne l’idée d’attacher un fil à la jambe du mari, est elle aussi une femme plus âgée que l’héroïne. L’histoire indique ainsi très subtilement que ce sont des femmes plus âgées qu’elles qui donnent aux jeunes filles l’idée que les hommes se conduisent comme des animaux ; que les angoisses sexuelles des filles ne sont pas le résultat de leurs propres expériences mais de ce que d’autres leur ont dit. Ces histoires signifient également que si les jeunes filles écoutent et croient ce qu’on leur raconte, leur bonheur conjugal sera mis en danger. L’enchantement du mari-animal est le plus souvent le fait d’une autre femme : Aphrodite, qui voulait que Psyché fût détruite par un animal monstrueux ; la marâtre qui jette un sort sur l’ours blanc ; la sorcière qui transforme le jeune homme en cochon. Ce fait répète le thème : ce sont des femmes plus âgées qui font apparaître l’homme comme une bête aux yeux des jeunes filles.

Cependant, si le « mari-animal » est le symbole des angoisses sexuelles de la jeune fille, que ces angoisses viennent d’elle-même ou de ce que lui ont dit des femmes plus âgées qu’elle, on devrait s’attendre que le mari soit un animal la nuit, quand il est au lit, et non pas en plein jour. Que veulent signifier ces contes en exposant tout le contraire ?

Je pense qu’ils révèlent des vues psychologiques profondes. Nombreuses sont les femmes qui, consciemment ou inconsciemment, ressentent le sexe comme quelque chose d’« animal » et en veulent au mâle qui les a privées de leur virginité, mais qui pensent tout différemment quand, la nuit, elles sont dans les bras de l’homme qu’elles aiment. Mais dès que l’homme les a quittées, les vieilles angoisses, les vieux ressentiments, y compris la jalousie de leur sexe vis-à-vis de l’autre, reprennent tous leurs droits. Ce qui paraissait très désirable pendant la nuit devient très différent au grand jour, surtout quand l’environnement, par son attitude critique envers la sexualité (la mère qui dit à sa fille qu'il pourrait bien s’agir d’un troll) reprend le dessus. De même, de nombreux hommes jugent d’une certaine façon leurs expériences sexuelles tant qu’elles durent et changent d’avis le lendemain quand les angoisses et les ressentiments archaïques ne sont plus étouffés par le plaisir du moment.

Les contes qui ont trait au fiancé-animal enseignent à l’enfant qu’il est loin d’être seul à avoir peur de l’aspect animal du sexe ; beaucoup d'adultes éprouvent la même chose. Mais l’enfant constatera, en même temps que les personnages du conte, que son angoisse est mal fondée et que le partenaire sexuel peut ne pas être une épouvantable créature mais au contraire un être très séduisant. Au niveau préconscient, ces contes disent à l’enfant que la plus grande partie de son angoisse lui vient de ce qu’on lui a raconté ; et que tout peut être différent s’il voit les choses directement, comme de l’extérieur.

Sur un autre plan, ces contes semblent dire qu’il ne suffit pas de mettre en lumière les choses de la sexualité pour résoudre les problèmes, bien que l’angoisse puisse en être soulagée. Il faut savoir prendre son temps (si on tente de le faire prématurément, on ne réussit qu'à tout différer) et, surtout, il s’agit d’un travail difficile. Avant de pouvoir surmonter les angoisses sexuelles, il faut évoluer en tant que personne, et, malheureusement, cette évolution ne peut se réaliser que par la souffrance.

Ces histoires délivrent un message qui peut paraître moins important aujourd’hui que du temps où le fiancé devait faire sa cour : le cochon enchanté fait sa cour de loin avant d’obtenir la main de l’héroïne, et le grand ours blanc doit commencer par faire toutes sortes de promesses. L’histoire raconte que tout cela ne suffit pas à rendre le mariage heureux. La jeune fille doit faire autant d’efforts que son fiancé ; elle doit le poursuivre tout autant qu’il le fait de son côté et même peut-être davantage.

D’autres subtilités psychologiques de ces histoires peuvent échapper à l’auditeur, mais il peut les enregistrer dans son subconscient et, ainsi, se sensibiliser aux difficultés typiques qui, si elles ne sont pas comprises, peuvent compliquer les relations humaines. Par exemple, quand le cochon enchanté se vautre volontairement dans la fange et demande à sa fiancée de l’embrasser, ce comportement est typique de l’individu qui craint de ne pas être accepté et qui, à titre d’expérience, se fait pire qu’il n’est ; il ne peut se sentir en sécurité que s’il est accepté sous sa forme la plus défavorable. Dans les contes du cycle du fiancé-animal, l’angoisse qu’éprouve l’homme à l’idée que sa grossièreté détourne de lui sa fiancée est mise en parallèle avec l’angoisse de la femme vis-à-vis de la nature bestiale de la sexualité.

Un détail du conte est tout différent : c’est celui qui permet à la fiancée de retrouver le cochon enchanté. Pour franchir le dernier pas, elle est obligée de se couper un doigt. C’est son dernier sacrifice, et le plus personnel ; c’est la clé de son bonheur. Comme rien, dans l’histoire, n’indique que sa main soit restée infirme ni qu’elle ait saigné, son sacrifice est nettement symbolique et suggère que, dans un mariage réussi, la relation est encore plus importante que l’intégrité du corps 119.

Ces commentaires ont laissé à l’écart la signification de la chambre secrète dont l’accès est interdit sous peine des pires calamités. J’ai estimé qu’il était préférable d’aborder ce sujet en relation avec les conséquences beaucoup plus tragiques qui, dans d’autres histoires, suivent ce genre de désobéissance.

« Barbe-Bleue »

Barbe-Bleue est le plus monstrueux, le plus bestial des époux' des contes de fées. À vrai dire, cette histoire n’est pas un véritable conte de fées : à part la tache indélébile qui macule la clé et qui prouve à Barbe-Bleue que sa femme a pénétré dans la chambre défendue, on n’y trouve rien de magique ni de surnaturel. Chose beaucoup plus importante, aucun des personnages n’évolue ; le méchant est puni à la fin de l’histoire, mais il n’est question ni de guérison ni de réconfort. « La Barbe-Bleue » est une histoire inventée par Perrault ; à notre connaissance, elle n’a aucun antécédent dans les contes de fées 12°.

Il existe de nombreux contes de fées dont le thème principal est une chambre interdite où sont conservés les corps de femmes qui ont été assassinées. Dans certains contes russes et scandinaves de ce type, c’est un mari-animal qui condamne la chambre, ce qui montre qu’il existe sans doute une relation entre les histoires du fiancé-animal et celles du type de « Barbe-Bleue ». Parmi les plus connus de ces contes, on peut citer Mr Fox, de tradition anglaise, et « L’Oiseau d’Ourdi », des frères Grimm m.

Dans « L’Oiseau d’Ourdi » (Fitschers Vogel), un maître sorcier ravit l’aînée de trois filles. Il lui dit qu’elle peut entrer dans toutes les pièces de sa maison à l’exception d’une seule, qu’on ne peut ouvrir qu’avec la plus petite clé du trousseau. Si elle désobéit, elle mourra. Le sorcier confie à la jeune fille un oeuf qu’elle doit toujours conserver sur elle, « car s’il venait à se perdre, cela provoquerait un énorme malheur ». La jeune fille pénètre dans la pièce défendue et voit qu’elle est pleine de sang et de cadavres. Dans sa frayeur, elle laisse tomber l’œuf dans un bac rempli de sang. Elle a beau frotter l’œuf, le sang réapparaît toujours. L’œuf la trahit quand le sorcier revient, et celui-ci tue la jeune fille. La deuxième des trois sœurs est alors enlevée à son tour et subit le même sort.

Finalement, le sorcier s’empare de la cadette. Elle le berne en prenant soin de ne pas emporter l’œuf quand elle entre dans la pièce interdite. Elle rassemble les membres épars de ses sœurs et leur rend la vie. À son retour de voyage, le sorcier constate que l’œuf est intact. « Tu as subi l’épreuve, dit-il, tu seras donc mon épouse. » Elle le berne une seconde fois en rendant ses deux sœurs à ses parents et en faisant porter chez eux des sacs remplis d’or. Puis elle s’enduit de miel, se roule dans des plumes et prend l’apparence d’un oiseau étrange (d’où le titre du conte). Ainsi déguisée, elle se sauve. À la fin du conte, le sorcier et tous ses amis périssent dans les flammes. Dans les contes de fées de ce type, les victimes obtiennent une guérison totale et le méchant n’est pas un être humain.

« Barbe-Bleue » et « L’Oiseau d’Ourdi » sont pris ici en considération parce qu’ils représentent, sous sa forme la plus extrême, le thème de la femme qui est soumise à une épreuve tendant à montrer qu’elle n’essaye pas de percer les secrets masculins. Poussée par sa curiosité, elle transgresse l’interdit et en est punie cruellement. « Le Cochon enchanté » a ce trait en commun avec les histoires du type de « Barbe-Bleue » et c’est pourquoi nous étudierons globalement ces histoires, ce qui nous permettra de tirer au clair la signification du thème de la chambre interdite.

Dans « Le Cochon enchanté », la connaissance du mariage est découverte dans le livre qui est ouvert dans la pièce où les trois sœurs n’ont pas le droit d’entrer. Le fait que l’information interdite ait trait au mariage suggère que c’est la connaissance charnelle que leur père veut les empêcher d’acquérir ; de même, de nos jours, les jeunes n’ont pas accès à certains livres contenant des informations sexuelles.

Qu’il s’agisse de Barbe-Bleue, ou du sorcier de « L’Oiseau d’Ourdi », il apparaît clairement que quand l’homme remet à la femme la clé d’une chambre en lui donnant l’ordre de ne pas s’en servir, il met à l’épreuve son obéissance et, dans un sens plus large, sa loyauté à son égard. Ensuite, le mari prétexte un voyage urgent pour s’absenter et tester la fidélité de sa partenaire. À son retour inopiné, il constate qu’il a été trahi. Le châtiment indique la nature de la trahison : c’est la peine de mort. Dans certaines parties du monde, autrefois, seule l’infidélité conjugale, parmi les manquements possibles de la femme, autorisait le mari à la tuer.

Sans perdre de vue cette idée, considérons ce qui dénonce la femme. Dans « L’Oiseau d’Ourdi », c’est un œuf, dans « Barbe-Bleue », une clé. Dans ces deux histoires, ce sont des objets magiques en ce sens qu’une fois qu’ils ont été en contact avec le sang, celui-ci ne peut être enlevé. Le thème du sang indélébile est très ancien. Partout où on le trouve, c’est le signe qu’un forfait, souvent un meurtre, a été commis 59. L’œuf est le symbole de la sexualité féminine que, semble-t-il, la fiancée de « L’Oiseau d’Ourdi » tient à garder intacte. La clé qui ouvre la porte de la chambre interdite évoque des associations avec l’organe sexuel mâle, particulièrement lors de la défloration, qui s’accompagne d’un saignement. Si tel est, parmi d’autres, le sens caché de l’histoire, on comprend que le sang ne puisse être lavé : la défloration est un acte irréversible.

Dans « L’Oiseau d’Ourdi », la fidélité des jeunes filles est mise à l’épreuve avant leur mariage. Le sorcier décide d’épouser la plus jeune des sœurs parce qu’elle a été capable de lui faire croire qu’elle ne lui avait pas désobéi. Dans « La Barbe-Bleue », Perrault raconte qu’une grande fête eut lieu dès que le triste héros eut tourné le dos. Il est facile d’imaginer ce qui se passa entre la femme et ses invités en l’absence de Barbe-Bleue : l’histoire dit nettement que tout le monde prit du bon temps. Le sang sur l’œuf et sur la clé symbolise que les héroïnes ont eu des relations sexuelles. On comprendra donc le fantasme d’angoisse qui leur montre le cadavre des femmes qui ont été tuées en raison de leur infidélité.

À l'écoute de ces histoires, on est frappé par le fait que l’héroïne est fortement tentée de faire ce qui lui est interdit. Pour mettre quelqu’un à l'épreuve, rien de tel que de lui dire : « Je m'en vais ; pendant mon absence, vous pouvez visiter toutes les pièces de la maison, sauf une. Voici la clé de la pièce interdite. Il vous est interdit de vous en servir ! » Ainsi, sur un plan qui est facilement obscurci par les détails macabres de l'histoire, « Barbe-Bleue » est un conte relatif à la tentation sexuelle.

Sur un autre plan, beaucoup plus évident, « Barbe-Bleue » montre les aspects destructifs du sexe. Mais si on prend le temps de se pencher sur les péripéties de l’histoire, d’étranges contradictions apparaissent. Par exemple, dans le conte de Perrault, la femme de Barbe-Bleue, après sa macabre découverte, n’appelle pas au secours ses nombreux invités qui, apparemment, sont encore là. Elle ne se confie pas à sa sœur, Anne, et ne sollicite pas son aide ; tout ce qu’elle lui demande, c’est de surveiller l’arrivée de leurs frères qui doivent venir au château ce jour-là. Finalement, la femme de Barbe-Bleue n’agit pas comme, logiquement, elle aurait dû le faire : elle ne fuit pas le danger, elle ne se cache pas, ne se déguise pas. C’est au contraire ce qui arrive dans « L’Oiseau d’Ourdi » et dans un conte de fées analogue des frères Grimm, « Le Fiancé brigand » où l’héroïne commence par se cacher, puis s’enfuit et revient à l’insu des voleurs meurtriers au cours d’une fête où ils sont finalement démasqués. Le comportement de la femme de Barbe-Bleue suggère deux possibilités : que ce qu’elle voit dans le cabinet interdit n’est que la création de ses fantasmes d’angoisse ; ou qu’elle a trompé son mari et espère qu’il n’en saura rien.

Que ces interprétations soient justes ou non, il n’en reste pas moins que « Barbe-Bleue » est une histoire qui donne corps à deux sentiments qui ne sont pas nécessairement étrangers l’un à l’autre et qui sont certainement familiers à l’enfant : l’amour jaloux, d’abord, qui fait que l’on est prêt à détruire ceux qu’on aime, pour ne pas les voir devenir infidèles, tant on désire les garder éternellement ; et, ensuite, les sentiments sexuels, qui peuvent être terriblement tentants, fascinants, et également très dangereux.

Il est facile d’attribuer la popularité de « Barbe-Bleue » à son mélange de crime et de sexualité, ou à la fascination qu’exercent les crimes passionnels. En ce qui concerne l’enfant, je suis persuadé qu’il aime cette histoire parce qu’elle le confirme dans l’idée que les adultes ont de terribles secrets sexuels. Elle affirme également quelque chose que l’enfant ne connaît que trop bien de par sa propre expérience :

que la découverte des secrets sexuels est si tentante que les adultes eux-mêmes n’hésitent pas à prendre les plus grands risques que l’on puisse imaginer. En outre, la personne qui tente ainsi les autres mérite un châtiment bien calculé.

Je crois qu’à un niveau préconscient l’enfant comprend, d’après le sang indélébile sur la clé et d’autres détails, que la femme de Barbe-Bleue a commis un écart sexuel. L’histoire raconte que, bien qu’un mari jaloux puisse croire que sa femme mérite d’être sévèrement punie et même tuée pour son infidélité, il a parfaitement tort d’entretenir de telles pensées. Rien de plus humain, dit l’histoire, que de succomber à la tentation. Et le jaloux qui croit pouvoir se faire justice mérite d’être supprimé. L’infidélité conjugale, symboliquement exprimée par le sang sur l’œuf ou sur la clé, doit être pardonnée. Si le partenaire ne comprend pas cela, c’est lui-même qui en souffrira.

Cette analyse montre que « Barbe-Bleue », malgré son caractère macabre, nous enseigne comme tous les contes de fées (tout en n’entrant pas vraiment, nous l’avons dit, dans cette catégorie) une morale et une humanité supérieures. L’individu qui cherche à se venger cruellement de l’infidélité est mis hors d’état de nuire, comme il le mérite, tout comme celui qui ne voit dans le sexe que son aspect destructif. Cette moralité supérieure qui comprend et pardonne les infractions sexuelles apparaît comme étant l’aspect le plus significatif de cette histoire, quand Perrault nous dit dans sa seconde « moralité » :

On voit bientôt que cette histoire Est un conte du temps passé ;

Il n’est plus d’époux si terrible,

Ni qui demande l'impossible,

Fût-il malcontent et jaloux.

Près de sa femme on le voit filer doux...

Quelle que soit la façon dont on interprète « Barbe-Bleue », il s’agit d’un conte de mise en garde qui nous dit : Femmes, ne cédez pas à votre curiosité sexuelle ; et vous les hommes, ne vous laissez pas emporter par votre colère lorsque vous êtes sexuellement trahis. Rien de subtil dans tout cela ; et surtout, on ne distingue aucune évolution vers une humanité supérieure. À la fin de l’histoire, Barbe-Bleue et sa femme sont exactement tels qu’ils étaient au début. Des événements catastrophiques ont eu lieu, mais personne ne s’en trouve mieux, sauf peut-être la société qui est débarrassée d’un Barbe-Bleue.

Une autre histoire des frères Grimm, « L’Enfant de Marie », nous montre comment un véritable conte de fées peut développer le thème de la chambre interdite. Quand l’héroïne atteint l’âge de quinze ans (qui est celui de la maturation sexuelle) on lui remet un trousseau de clés qui ouvrent toutes les pièces, mais on lui dit que l’une d’entre elles lui est interdite. Poussée par la curiosité, elle ouvre la porte condamnée. Plus tard, elle nie l’avoir fait, bien qu’elle soit questionnée avec insistance. En punition, elle est rendue muette, parce qu’elle s’est servie de sa langue pour mentir. Elle subit des épreuves très pénibles et, finalement, reconnaît qu’elle a menti. Elle retrouve aussitôt la parole et sera heureuse pour tout le reste de son existence parce que « à qui avoue et regrette son péché, il lui est pardonné ».

« La Belle et la Bête »

« Barbe-Bleue » est une histoire qui a trait aux penchants dangereux du sexe, à ses rapports avec des sentiments violents et destructifs et, en bref, aux sombres aspects de la sexualité qui pourraient bien être cachés derrière une porte verrouillée en permanence et étroitement surveillée. Ce qui se passe dans « Barbe-Bleue » n’a absolument rien à voir avec l’amour. Barbe-Bleue ne veut en faire qu’à sa tête et ne pense qu’à une chose : posséder sa partenaire ; il ne peut aimer que lui-même.

Malgré son titre, il n’y a rien d’aussi « bestial » dans « La Belle et la Bête ». Le père de la Belle est menacé par la Bête, mais tout le monde sait, dès le début, qu’il s'agit d’une menace gratuite qui ne vise qu’à obtenir la compagnie et l’amour de la Belle et la disparition de l’apparence animale du héros. Dans cette histoire, tout se passe en douceur, et il n’y a qu’amour et dévouement entre les trois personnages principaux : la Belle, son père et la Bête. Tandis que dans l’histoire qui a donné naissance à tout ce cycle de contes l’amour œdipien d’Aphrodite pour son fils est cruel et destructif, l’amour œdipien de la Belle pour son père, dès qu’il est transféré à son futur mari, a de merveilleuses vertus curatives. Avec « La Belle et la Bête », le cycle se termine en apothéose.

Le résumé qui va suivre se fonde sur la version de Mme Leprince de Beaumont (1757) qui puise elle-même dans une autre version du même thème écrite précédemment par Mme de Villeneuve. C’est le texte de la première nommée qui est actuellement le plus connu 60.

À la différence de la plupart des autres versions de « La Belle et la Bête », celle de Mme Leprince de Beaumont met en scène un riche marchand qui n’a pas seulement les trois filles traditionnelles, mais aussi trois fils qui ne jouent qu’un petit rôle dans le conte. Toutes les filles sont très belles, en particulier la plus jeune, qui a été surnommée « la Petite Beauté », ce qui rend ses sœurs très jalouses. Les deux aînées sont suffisantes et égoïstes, à l’opposé de la Belle qui est modeste, charmante et gentille avec tout le monde. Un jour, leur père est ruiné et la famille est réduite à une existence misérable que les deux aînées supportent très mal, alors que l’heureux caractère de la Belle ne fait que rayonner davantage dans ces circonstances difficiles.

Le père doit partir en voyage ; il demande à ses filles ce qu’elles souhaiteraient avoir à son retour. Espérant que leur père rétablira une partie de sa richesse à l’occasion de ce voyage, les deux aînées lui demandent des parures ruineuses ; quant à la Belle, elle ne demande rien. Son père insiste, et elle se contente de solliciter une rose. Malgré ses espoirs, le père doit s’en retourner aussi pauvre qu’avant. Il se perd dans une grande forêt et désespère de retrouver son chemin. Soudain, il découvre un palais ; il y trouve le vivre et le couvert, mais il n’y a pas âme qui vive. Le lendemain matin, avant de partir, il aperçoit des roses magnifiques et, se souvenant de la requête de la Belle, il en cueille un bouquet. Il est surpris par une bête effroyable qui lui reproche de lui voler des roses après avoir reçu dans son palais un aussi bon accueil. En punition, il doit mourir. Le père le supplie de lui laisser la vie sauve et lui dit que les roses étaient destinées à sa fille. La Bête lui répond qu'elle est d'accord pour le laisser partir s’il lui promet de lui envoyer une de ses filles, qui subira le sort qui lui était destiné. Mais si les trois filles refusent, le marchand devra revenir dans trois mois pour mourir. Avant de le laisser aller, la Bête donne au père un coffre rempli d’or. Le marchand a bien l’intention de ne pas sacrifier une de ses filles, mais il accepte le délai de trois mois qui lui permettra de les revoir et de leur apporter le trésor.

Revenu chez lui, il donne les roses à la Belle et ne peut s’empêcher de lui raconter ce qui lui est arrivé. Les trois frères proposent d’aller tuer la Bête, mais leur père ne le permet pas : ce serait un pur suicide. La Belle insiste pour prendre la place de leur père. Tous les arguments qu'il peut trouver ne la font pas changer d’avis. Elle partira. Les deux sœurs, grâce à l’or, font un beau mariage. Quand les trois mois sont sur le point de s’écouler, le père, accompagné malgré lui par la Belle, se met en route vers le palais de la Bête. Celle-ci demande à la Belle si elle est venue de sa propre volonté ; « Oui », dit-elle, et le père peut alors s’en aller, le cœur gros. La Bête traite royalement la Belle dans son palais. Tous ses désirs sont exaucés comme par enchantement. Chaque soir, pendant le repas, la Bête vient passer un moment avec la Belle. Chaque fois, la jeune fille attend ce moment avec impatience, tant elle trouve les journées longues. La seule chose qui l’ennuie, c’est qu’à la fin de chacune de ses visites, la Bête lui demande d’être sa femme ; elle l’éconduit avec douceur, et la Bête s’en va très triste. Trois mois se passent ainsi. La Belle refuse une fois de plus le mariage, et la Bête lui fait promettre tout au moins de ne jamais l’abandonner. Elle le promet et demande la permission d’aller voir son père : elle a vu dans un miroir ce qui se passe dans son ancienne maison ; son père se languit d’elle. Elle obtient une semaine pour faire le voyage, mais elle sait que la Bête mourra si elle ne revient pas.

Le lendemain matin, elle retrouve son père qui est transporté de joie. Ses frères sont partis servir dans l’armée. Ses sœurs, qui ont fait un mariage malheureux, décident par jalousie de retenir la Belle au delà de la semaine accordée, en espérant que la Bête viendra la tuer. La Belle accepte de prolonger son séjour d’une semaine. Au cours de la dixième nuit passée chez elle, elle voit en rêve la Bête qui lui reproche d’une voix mourante de ne pas avoir tenu sa promesse. Elle souhaite vivement d’être auprès de la Bête et se trouve aussitôt transportée au palais, où la Bête se meurt. Au cours de son séjour chez son pére, la Belle a compris combien elle s’était attachée à la Bête ; la voyant si désespérée, elle se rend compte qu’elle l’aime et lui dit qu’elle ne peut vivre sans elle et qu’elle veut l’épouser. Au même moment, la Bête se transforme en prince. Le père, fou de joie, et le reste de la famille viennent les rejoindre. Les méchantes sœurs sont transformées en statues. Elles resteront dans cet état jusqu’au moment où elles reconnaîtront leurs fautes.

Dans ce conte, l’aspect de la Bête est laissé à notre imagination. Dans un groupe de contes de fées découverts dans plusieurs pays occidentaux, la Bête, comme dans « Cupidon et Psyché », a le corps d’un serpent. Pour le reste, les péripéties de ces histoires sont analogues à celles qui viennent d’être relatées, à une exception près ; quand le héros reprend forme humaine, il raconte pourquoi il a été voué à une existence de serpent : c’était pour le punir d’avoir séduit une orpheline. Après avoir satisfait son appétit sexuel aux dépens d’une victime innocente, il ne pouvait se racheter que par un amour désintéressé et en se montrant prêt à se sacrifier pour l’aimée. Le serpent, dont le prince a pris l’apparence, est un animal phallique, symbole de la jouissance sexuelle obtenue en dehors de toute relation humaine ; le serpent, également, ne se sert de ses victimes que dans son propre intérêt, comme le fit celui du paradis terrestre ; en cédant à ses manœuvres de séduction, nous avons perdu notre état d’innocence.

Dans toutes ces histoires, les événements fatidiques sont provoqués par un père qui vole des roses pour les apporter à sa fille bien-aimée. Ce geste symbolise l’amour qu’il éprouve pour elle et aussi une anticipation de la perte de sa virginité ; la fleur brisée — la rose 6n particulier — est le symbole de la défloration. Cette dernière apparaît, au père comme à la fille, comme un acte « bestial ». Mais l’histoire dit que leurs appréhensions étaient injustifiées. Ce qui était redouté comme un acte bestial devient une expérience de profonde humanité et d’amour.

Si on compare « Barbe-Bleue » à « La Belle et la Bête », on peut dire que la première histoire présente les aspects primitifs, agressifs et égoïstement destructifs du sexe, qu’il faut dépasser pour que l’amour puisse s’épanouir, tandis que la seconde raconte ce qu’est le véritable amour. Le comportement de Barbe-Bleue correspond à son apparence menaçante ; la Bête, malgré son aspect, est une personne aussi belle que la Belle. Ce conte, contrairement à ce que peuvent être les craintes de l’enfant, affirme à l’auditeur que, malgré leur apparence différente, l’homme et la femme peuvent réaliser une union parfaite si leurs personnalités se conviennent et s’ils sont liés l’un à l’autre par l’amour.

Alors que « Barbe-Bleue » correspond aux pires craintes de l’enfant en ce qui concerne la sexualité, « La Belle et la Bête » lui donne la force de comprendre que ses peurs sont l’œuvre de ses fantasmes d’angoisse sexuelle ; et que, bien que le sexe puisse d’abord apparaître sous un aspect animal, l’amour entre l’homme et la femme est en réalité le plus satisfaisant de tous les sentiments, et le seul qui puisse assurer un bonheur permanent.

À différents endroits, dans ce livre, j’ai dit que les contes de fées aident l’enfant à comprendre la nature de ses difficultés œdipiennes et lui donnent l’espoir qu’il parviendra à les maîtriser. « Cendrillon » expose magistralement la nature destructive de la jalousie œdipienne non résolue et violemment exprimée de l’un des parents à l’égard de son enfant. « La Belle et la Bête », mieux que tout autre conte de fées bien connu, exprime avec évidence que l’attachement œdipien de l’enfant est naturel, désirable, et qu’il a les conséquences les plus positives si, durant le processus de maturation, il est transféré et transformé en se détachant du père (ou de la mère) pour se fixer sur le partenaire sexuel. Nos attachements œdipiens, loin d’être la source de nos plus grandes difficultés affectives (qu’ils peuvent être s’ils n’évoluent pas convenablement au cours de la croissance), sont le terrain où croît le bonheur permanent à condition que l’évolution se passe bien et vienne à bout de ces sentiments infantiles.

Ce conte évoque l’attachement œdipien de la Belle pour son père non seulement en nous disant qu’elle lui demande une rose, mais aussi en nous racontant en détail que les deux sœurs allaient faire la fête avec leurs galants pendant que la Belle restait à la maison et écartait ses prétendants alléguant qu’elle était trop jeune pour se marier et qu’elle désirait rester avec son père pendant quelques années encore. Comme elle ne rejoint la Bête que par amour pour son père, elle ne veut avoir avec elle que des rapports non sexuels.

Le palais de la Bête où les moindres désirs de la Belle sont immédiatement comblés (thème que nous avons déjà trouvé dans « Cupidon et Psyché ») est un fantasme narcissique qui est typiquement propre aux enfants. Rares sont en effet les enfants qui, à un moment ou à un autre, n’ont pas désiré une existence où on n’exigerait rien d’eux et où il leur suffirait d’exprimer un désir pour le voir aussitôt satisfait. Le conte dit que cette vie rêvée, loin d’être satisfaisante, devient vite ennuyeuse et vide, à tel point que la Belle attend impatiemment les visites nocturnes de la Bête qu’auparavant elle redoutait.

Si rien ne venait interrompre ce rêve narcissique, il n’y aurait pas d’histoire ; le conte de fées enseigne que le narcissisme, malgré son aspect séduisant, n’apporte pas une vie riche en satisfactions, et qu’il est même la négation de la vie. La Belle se réveille à la vie quand elle apprend que son père a besoin d’elle. Dans certaines versions du conte, il est tombé très malade ; dans d’autres il se languit d’elle ou se trouve plongé dans une immense tristesse. Sachant cela, le narcissisme de la Belle vole en éclats ; elle commence à agir et reprend vie en même temps que l’histoire.

Précipitée dans un conflit qui oppose son amour pour son père aux besoins de la Bête, la Belle abandonne la Bête pour s’occuper de son père. Mais elle comprend alors combien elle aime la Bête, ce qui montre symboliquement que les liens qui l’unissaient à son père se sont relâchés et qu’elle a transféré son amour. Dés que la Belle a décidé de quitter la maison paternelle pour vivre avec la Bête (autrement dit, après avoir résolu son conflit œdipien) la sexualité, autrefois repoussante, devient belle à ses yeux.

Ce conte anticipe de plusieurs siècles l’idée freudienne que le sexe doit être expérimenté par l’enfant comme quelque chose de repoussant tant que ses désirs sexuels sont reliés à ses parents ; seule cette attitude négative vis-à-vis de la sexualité peut assurer le respect du tabou de l’inceste, et avec lui, la stabilité de la famille humaine. Mais quand le jeune se détache de ses parents et se tourne vers un partenaire de la même classe d’âge, les désirs sexuels, au cours d’une évolution normale, perdent leur aspect animal et, au contraire, sont expérimentés comme quelque chose de beau.

« La Belle et la Bête », en illustrant les aspects positifs de l’attachement œdipien de l’enfant et en montrant comment il doit évoluer, mérite pleinement les louanges que lui décernent Iona et Peter Opie dans leur étude sur les contes de fées classiques. Ils l’appellent « le plus symbolique des contes de fées, après « Cendrillon », et le plus satisfaisant ».

« La Belle et la Bête » s’ouvre sur une perspective immature qui attribue à l’homme une existence dédoublée, comme animal et comme esprit (symbolisé par la Belle). Au cours du processus de maturation, cette dualité artificielle doit être unifiée ; cela seul permet d’atteindre un accomplissement humain total. Dans ce conte, il n’y a plus de ces secrets sexuels qui doivent rester inconnus et, qui, pour être enfin découverts, nécessitent un voyage long et difficile qui aboutit à la découverte de soi avant que la happy end puisse avoir lieu. Au contraire, dans « La Belle et la Bête », il est hautement désirable que la vraie nature de la Bête soit révélée. La découverte de ce qu’elle est réellement, ou, plus précisément, de la personne bonne et aimante qu’elle est en réalité, conduit tout droit à la conclusion heureuse. L’essence de l’histoire n’est pas seulement les progrès de l’amour de la Belle pour la Bête, ni même le transfert de son attachement à son père, mais sa propre évolution au cours du processus. En constatant qu’elle doit choisir entre son amour pour son père et son amour pour la Bête, elle se rend compte peu à peu que l’idée d’opposer ces deux amours est un point de vue immature. En transférant sur son futur mari l’amour œdipien originel qu’elle éprouvait pour son père, la Belle peut donner à celui-ci le genre d’affection qui sera pour lui le plus bénéfique : une affection qui rétablit sa santé chancelante et lui procure une vie heureuse à proximité de sa fille bien-aimée. En même temps, la Belle rend à la Bête son aspect humain et les deux héros pourront connaître une vie conjugale sans nuages.

Le mariage de la Belle et de l’ex-Bête est l’expression symbolique de la cicatrisation de la coupure qui sépare l’aspect animal de l’homme et son aspect supérieur ; cette scission est décrite comme une maladie : dès qu’ils sont séparés de la Belle et de ce qu’elle symbolise, le père puis la Bête manquent de mourir. C’est aussi le point final d’une évolution qui va d’une sexualité égoïste, immature (phallique-agressive-destructive) à une sexualité qui trouve son accomplissement dans le dénouement d’une relation humaine profonde : la Bête est moribonde parce qu’elle est séparée de la Belle qui est à la fois la femme aimée et Psyché, notre âme. Au terme de son évolution, la Belle doit s’engager librement dans leur relation amoureuse. C’est pourquoi la Bête, au début du conte, accepte qu’elle remplace son père dès qu’elle lui affirme qu’elle le fait de son plein gré ; c’est pourquoi, lui demandant avec insistance de l’épouser, la Bête essuie ses refus sans protester ; c’est pourquoi la Bête ne fait pas un geste vers elle avant qu’elle déclare spontanément son amour.

Pour traduire l’expression poétique du conte de fées dans le langage terre à terre de la psychanalyse, le mariage de la Belle et de la Bête est l’humanisation et la socialisation du ça par le surmoi. De même que l’union de Cupidon et de Psyché donne naissance à un enfant nommé « Plaisir », ou « Joie », le moi peut nous procurer les satisfactions indispensables à une vie heureuse. Le conte de fées, contrairement

au mythe, n’a pas besoin de s’étendre sur les avantages que les deux partenaires tirent de leur union. Il se sert d’une image plus impressionnante : un monde où le bon vit heureux et où les méchants (les sœurs) ont une possibilité de rachat.

Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu'exige notre passage de l’immaturité à la maturité. Pour ceux qui se plongent dans ce que le conte de fées a à communiquer, il devient un lac paisible qui semble d’abord refléter notre image ; mais derrière cette image, nous découvrons bientôt le tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur, ce qui nous récompense de nos efforts.

Le choix des histoires que j’ai prises en considération a été arbitraire, quoique je me sois laissé guider dans une certaine mesure par leur popularité. Chaque histoire reflète un aspect de l’évolution interne de l’homme ; la seconde partie du livre s’ouvre par des contes où l’enfant lutte pour son indépendance : il le fait à regret, seulement quand ses parents l’obligent à agir contre sa volonté, comme dans « Jeannot et Margot », ou plus spontanément, comme dans « Jack et la perche à haricots ». Le Petit Chaperon Rouge dans le ventre du loup, et la Belle au Bois Dormant qui, dans son château, se pique au fuseau, se sont prématurément exposées à des expériences pour lesquelles elles n’étaient pas prêtes ; elles apprennent qu’elles doivent attendre d’avoir mûri et-comment elles doivent s’y prendre. Dans « Blanche-Neige » et « Cendrillon », l’enfant ne peut devenir lui-même que lorsque la mère est vaincue. Si le livre s’était achevé sur l’une de ces deux histoires, il aurait pu sembler qu’il n’existât pas de solution heureuse au conflit des générations qui — ces contes nous le montrent — sont vieux comme le monde. Mais ils disent aussi que là où ce conflit existe, ce sont les parents qui en sont responsables, en raison de leur repliement sur eux-mêmes et de leur manque de sensibilité à l’égard des besoins légitimes de l’enfant. En tant que père, j’ai préféré terminer avec un conte de fées qui nous dit que l’amour des parents pour leur enfant est, lui aussi, vieux comme le monde, de même que l’amour de l’enfant pour ses parents. C’est cette tendre affection qui permet l’épanouissement d’un amour différent qui liera l’enfant mûri à l’être qu’il aime. Quelle que soit la réalité, l’enfant qui écoute des contes de fées en vient à croire que, par amour pour lui, son père est prêt à risquer sa vie pour lui

rapporter le cadeau qu’il désire par-dessus tout. Le même enfant croit en même temps qu’il est digne de ce dévouement, parce qu’il serait prêt à sacrifier lui-même sa vie par amour pour son père. Ainsi, l’enfant grandira pour apporter paix et bonheur même à ceux qui ont le malheur de ressembler à des bêtes. En se comportant ainsi, l’enfant, plus tard, assurera son propre bonheur et celui du partenaire de sa vie, ainsi que celui de ses parents. Il sera en paix avec lui-même et avec le monde.

Telle est l’une des innombrables vérités contenues dans les contes de fées et qui peuvent nous servir de guides ; une vérité aussi valable aujourd’hui que du temps où « les bêtes parlaient ».


55 Dans ces contes de fées, le fiancé-animal est le plus souvent sauvé par l’amour d’une femme, et la fiancée-animal échappe à son sortilège grâce à l’amour d’un homme, ce qui montre une fois de plus que le même thème peut s’appliquer indifféremment aux deux sexes. Dans les langues dont la structure le permet, les noms des personnages principaux sont ambigus, de telle sorte que l’auditeur peut se les représenter à son gré.

Dans les contes de Perrault, les noms des personnages principaux sont de cet ordre. Par exemple, le vrai titre de « Barbe-Bleue » est « La Barbe Bleue » ; le nom d’un personnage nettement masculin est construit avec l’article féminin. « Cendrillon » a une désinence masculine ; la forme féminine aurait pu être « Cendrillette » ou « Cendril-lonnette ». Le Petit Chaperon Rouge porte ce nom non seulement parce que le « chaperon » est un vêtement du genre masculin, mais parce que, à cause de cela, le nom de l’héroïne exige l’article masculin. La Belle au Bois Dormant porte un article féminin, mais « dormant » est une forme qui s’applique aussi bien aux hommes qu’aux femmes (Soriano, op. cit.).

En allemand, la plupart des personnages principaux sont du genre neutre, comme l’est lui-même le mot enfant (Das Kind). Nous avons ainsi Das Schneewittchen (Blanche-Neige), Das Dornrôschen (La Belle au Bois Dormant), Das Rotkàppchen (Le Petit Chaperon Rouge) et Das Aschenputtel (Cendrillon).

56 Les nombreuses histoires du type du « fiancé-animal » des cultures qui ne connaissaient pas l’écriture nous montrent que le fait de vivre en contact étroit avec la nature ne change rien à l’idée que la sexualité est de nature animale et que seul l’amour peut la transformer en relation humaine ; il ne change pas davantage le fait que le mâle est le plus souvent ressenti inconsciemment comme le partenaire le plus bestial, en raison du rôle plus agressif qu’il joue dans les rapports sexuels ; et ne change pas non plus la notion préconsciente que, bien que le rôle sexuel de la femme soit plus passif-réceptif, elle doit, elle aussi, se montrer active dans l’acte sexuel et que, si elle veut que l’amour vienne enrichir un lien purement charnel, elle doit accomplir quelque chose de très difficile et même de très grossier, comme lécher un museau de crocodile...

Dans les sociétés d’avant l’écriture, les histoires de fiancés ou de fiancées animaux ont des caractéristiques non seulement communes aux contes de fées, mais également totémiques. Par exemple, chez les Lalangs de Java, la tradition veut qu’une princesse ait pris un chien pour mari et que le fils issu de cette union soit l’ancêtre de la tribu108. Dans un conte de fées joruba109, une tortue de mer épouse une jeune fille et, de cette façon, instaure les rapports sexuels sur la terre, ce qui montre l’étroite relation qui existe entre l’idée du fiancé-animal et l’acte charnel.

57 Le titre complet de ce conte est « Le Roi-Grenouille ou Henri le Ferré », mais le Ferré n’apparaît pas dans la plupart des versions de l’histoire. Sa grande loyauté est surajoutée à la fin de l’histoire pour contraster avec la déloyauté initiale de la prin cesse. Ce personnage n'ajoute pratiquement rien à la signification de l’histoire et je n’en tiendrai donc pas compte. (Iona et Peter Opie avaient de bonnes raisons d’éliminer Henri le Ferré du titre et du texte de leur version no.)

58 Avec l’intuition de l’inconscient qui est propre aux artistes et avec sa liberté poétique, Anne Sexton a écrit dans son poème « Le Prince Grenouille », inspiré par le conte des frères Grimm :

Au contact de la grenouille la balsamine éclate

comme foudroyée par une décharge électrique. et encore :

La grenouille est le membre viril de mon père114.

59 Dans la Gesta Romanorum, qui date de l’an 1300 environ, une matricide garde sur les mains des traces de sang indélébile. Personne ne peut voir le sang qui couvre les mains de lady Macbeth, mais elle sait qu’il existe.

60 « Riquet à la houppe » de Perrault précède ces deux contes et son remaniement original du vieux thème ne connaît pas de précédent. La bête devient un homme, Riquet, laid et contrefait, mais très intelligent. Une princesse stupide, qui devient amoureuse de lui en raison de son caractère et de son brillant, devient aveugle à sa laideur et aux difformités de son corps. Et, parce qu’elle l’aime, elle cesse d’être stupide et apparaît comme très intelligente. Telle est la transformation magique accomplie par l’amour ; l’amour adulte et l’acceptation de la sexualité rendent ce qui paraissait auparavant repoussant ou stupide, beau et spirituel. Comme le souligne Perrault, la morale de l’histoire est que la beauté, que ce soit celle de l’apparence physique ou de l’esprit, n’existe que dans les yeux du spectateur. Mais parce que l’histoire de Perrault a une intention morale, elle s’affaiblit en tant que conte de fées. Alors que l’amour change tout, aucun conflit ne demande à être résolu et aucune lutte n’élève les protagonistes à un niveau supérieur d’humanité.