Aux sources de l’expérience
1.
1. Désigner une action du nom de la personne dont cette action est censée être typique, parler par exemple d’un spoonerism* comme si c’était une fonction de la personnalité d’un individu nommé Spooner, est assez usité dans le langage courant. Je m’appuierai sur cet usage pour en dériver une théorie des fonctions qui se pliera à un emploi plus rigoureux que celui en vigueur dans l’expression courante. Je supposerai qu’il existe des facteurs de la personnalité qui se combinent pour produire des entités stables que j’appelle fonctions de la personnalité. La signification que j’attache aux termes de « facteurs » et de « fonctions » et l’utilisation que je compte en faire apparaîtront bientôt mais une explication préliminaire n’est peut-être pas superflue.
2. L’énoncé : « Un facteur de la personnalité de X dont il nous faut tenir compte est l’envie qu’il éprouve envers ses associés », est à la portée de n’importe quel profane et il peut recevoir une signification plus ou moins grande ; sa valeur dépend de l’appréciation que nous portons sur la personne qui le produit et du poids qu’elle-même accorde à ses propres mots. Mais la force de l’énoncé n’est plus la même si je confère au terme d’« envie » le poids et la signification dont l’a doté Mélanie Klein.
3. Supposons maintenant un autre énoncé : « La relation que X entretient avec ses associés est typique d’une personnalité dont un des facteurs est l’envie. » Cet énoncé traduit l’observation d’une fonction dont les facteurs sont le transfert et l’envie. Ce qui est observé n’est pas le transfert ou l’envie mais quelque chose qui est une fonction du transfert ou de l’envie. À mesure que l’analyse progresse, il est nécessaire de déduire de nouveaux facteurs à partir des changements observés dans la fonction et de distinguer différentes fonctions.
4. La « fonction » désigne une activité mentale propre à un certain nombre de facteurs opérant de concert. Le « facteur » désigne une activité mentale opérant de concert avec d’autres activités mentales pour constituer une fonction. Les facteurs sont déduits de l’observation des fonctions dont ils participent de concert les uns avec les autres. Ces facteurs peuvent être des théories ou les réalités que ces théories représentent. Ils peuvent apparaître comme des lieux communs d’une compréhension intuitive (insight) ordinaire ; ils ne le sont pas parce que le mot utilisé pour désigner le facteur est employé scientifiquement, donc plus rigoureusement que dans le langage courant. Les facteurs ne sont pas déduits directement mais à partir de l’observation des fonctions.
5. La théorie des fonctions permet d’associer plus facilement la réalisation1 au système déductif2 qui la représente. De plus, son utilisation assure une certaine flexibilité à une théorie analytique susceptible d’être utilisée dans une grande variété de situations analytiques, sans compromettre la permanence de la structure dont fait partie cette théorie. D’autre part, grâce à la théorie des fonctions, les systèmes déductifs possédant un haut degré de généralisation sont susceptibles de représenter des observations tirées de l’analyse de tel ou tel patient. Si l’analyste observe des fonctions et en déduit les facteurs s’y rapportant, l’écart entre la théorie et l’observation peut être comblé sans qu’il soit besoin d’élaborer de nouvelles théories éventuellement erronées.
6. La fonction que j’entends examiner à présent pour son importance intrinsèque servira aussi à illustrer l’usage qui peut être fait de la théorie des fonctions. J’appelle cette fonction une fonction-alpha de manière à pouvoir en parler sans être limité, comme je le serais si j’utilisais un terme plus chargé de sens, par une pénombre d’associations déjà existantes. À l’inverse, la signification des théories susceptibles d’être des facteurs doit être préservée et employée aussi rigoureusement que possible. Je suppose que leur signification a été suffisamment mise en lumière par leurs auteurs et tous ceux qui ont examiné ces théories avec un intérêt critique. La liberté que laisse le terme de fonction-alpha, la condensation de l’expression, la précision de son emploi pour tout ce qui touche aux facteurs lui assurent une plus grande flexibilité sans endommager la structure d’ensemble. L’usage que je fais d’une théorie existante apparaîtra peut-être comme une déformation de ce que son auteur a voulu dire ; lorsque cela me semble être le cas, je ne me fais pas faute de l’indiquer, mais autrement on doit supposer que je pense interpréter correctement la théorie de l’auteur.
7. Le terme de fonction-alpha est intentionnellement dépourvu de signification. Avant d’indiquer le domaine d’investigation où je me propose de l’employer, il me fait examiner un des problèmes relatifs à cette investigation. Dans la mesure où ce terme dépourvu de signification a pour objet de fournir à l’investigation psychanalytique l’équivalent de la variable du mathématicien, une inconnue que l’on peut doter d’une valeur une fois que son utilisation a permis de déterminer ce qu’est cette valeur, il est important qu’il ne soit pas prématurément porteur de significations, parce que ces significations prématurées peuvent être celles-là mêmes qu’il est essentiel d’exclure. Et pourtant, le simple fait que le terme de fonction-alpha soit employé dans une investigation particulière a pour conséquence inévitable de le charger à nouveau des significations dérivées des investigations conduites dans ce champ3. Il faut donc exercer une vigilance constante pour contrecarrer cette tendance, sous peine d’invalider dès le départ notre instrument. Le domaine d’investigation est approximativement couvert par les écrits indiqués dans le chapitre suivant.
2.
1. Freud écrit à propos de l’institution du principe de réalité : « L’importance accrue de la réalité extérieure augmente elle-même l’importance des organes des sens tournés vers le monde extérieur et de la conscience qui y est rattachée ; celle-ci apprend à comprendre, au-delà des seules qualités de plaisir et de déplaisir, jusqu’ici seules intéressantes, les qualités sensorielles. » Je souligne : « celle-ci apprend à comprendre » ; Freud entend vraisemblablement par « celle-ci » la conscience qui est attachée aux impressions des sens4. J’examinerai plus loin l’attribution de la compréhension à la conscience. D’un intérêt plus immédiat est la fonction de compréhension elle-même ; la compréhension des impressions des sens et la compréhension des qualités de plaisir et de déplaisir sont toutes deux prises en considération dans cette discussion. Je traite les impressions des sens, le plaisir et le déplaisir comme également réels ; la distinction que Freud établit entre le « monde extérieur » et le plaisir-déplaisir ne me semble pas, en effet, se rapporter au thème de la compréhension. J’examinerai cependant l’incidence du principe de plaisir et du principe de réalité sur le choix qu’un patient est amené à faire entre la modification de la frustration et la fuite de celle-ci.
2. Attribuer à la conscience une fonction de compréhension soulève des contradictions facilement évitables si l’on accepte, pour les besoins de la théorie que je souhaite exposer, cette autre conceptualisation de Freud : « Quel rôle garde donc, dans notre conception, la conscience jadis toute-puissante et qui recouvrait et cachait tous les autres phénomènes ? Celui-là seul d’un organe des sens pour la perception des qualités psychiques »5. (Les italiques sont de Freud.)
3. Je poursuis la citation des « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique » : « Une fonction particulière est instituée qui doit prélever périodiquement des données du monde extérieur pour que celles-ci lui soient connues à l’avance quand surgit un besoin intérieur impossible à ajourner : l’attention. Cette activité va à la rencontre des impressions des sens au lieu d’attendre passivement leur apparition »6. Freud n’a pas approfondi son investigation de l’attention, mais le terme, tel qu’il l’utilise, a une signification que j’étudierai comme un facteur de la fonction-alpha.
4. Poursuivons : « Il est vraisemblable qu’en même temps un système de notation est par là introduit, qui a pour but de consigner, de mettre en réserve les résultats de cette activité périodique de la conscience ; c’est là une partie de ce que nous appelons la mémoire. » La notation et la mise en réserve des résultats de l’attention sont également des phénomènes que l’on peut étudier au moyen de la théorie de la fonction-alpha.
5. Quelques-une des théories de Mélanie Klein et de ses disciples seront prises en compte ; je les énumère ici. Ce sont : le clivage et l’identification projective7 ; le passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive et vice versa8 ; la formation de symbole et quelques-uns de mes travaux antérieurs sur le développement de la pensée verbale9. Je ne les examinerai ici qu’en tant que facteurs pouvant être modifiés du fait même de leur combinaison dans une fonction. Voilà pour les travaux existants ; je donnerai à présent un exemple de l’emploi de cette théorie des fonctions dans l’investigation psychanalytique du champ couvert par les travaux indiqués dans ce chapitre10.
3.
1. L’expérience émotionnelle qui survient durant le sommeil, expérience que je choisis pour des raisons qui apparaîtront à l’instant, ne diffère pas de l’expérience émotionnelle survenant à l’état de veille parce que, dans les deux cas, les perceptions de l’expérience émotionnelle doivent être élaborées par la fonction-alpha avant de pouvoir être utilisées dans les pensées du rêve.
2. La fonction-alpha opère sur toutes les impressions des sens et sur toutes les émotions dont le patient a conscience. Lorsque la fonction-alpha est opérante, des éléments-alpha sont produits qui sont susceptibles d’être emmagasinés et de remplir les conditions des pensées du rêve. Si la fonction-alpha est perturbée, donc inopérante, les impressions des sens dont le patient a conscience et les émotions qu’il éprouve demeurent inchangées. Je les appellerai éléments-bêta. Contrairement aux éléments-alpha, les éléments-bêta ne sont pas ressentis comme des phénomènes11 mais comme des choses en soi12. Les émotions sont également des objets des sens. Nous sommes donc en présence d’un état d’esprit exactement inverse de celui du savant : celui-ci sait qu’il a affaire à des phénomènes mais ne peut pas dire avec la même certitude si ces phénomènes se doublent de choses en soi.
3. Les éléments-bêta ne sont pas à même d’être utilisés dans les pensées du rêve mais sont susceptibles d’être utilisés dans l’identification projective. Ils jouent un rôle déterminant dans la production d’un acting out. Ce sont des objets qui peuvent être évacués ou utilisés dans ce type de pensée qui repose sur la manipulation de ce que l’on ressent comme des choses en soi, comme s’il s’agissait de substituer une telle manipulation aux mots ou aux idées. Par exemple, un homme peut tuer ses parents et se sentir ainsi libre d’aimer, parce que ce sont les parents antisexuels qui sont censés avoir été évacués par cet acte. Un tel acte vise à « débarrasser la psyché d’un accroissement d’excitations ». Les éléments-bêta sont emmagasinés mais, à la différence des éléments-alpha, ce sont moins des souvenirs que des faits non digérés, alors que les éléments-alpha ont été digérés et par là même mis à la disposition de la pensée. Il est important de distinguer les souvenirs et les faits non digérés — les éléments-bêta. (L’emploi des termes « digéré » et « non digéré » sera étudié plus loin.)
4. Si le patient ne peut pas transformer son expérience émotionnelle en éléments-alpha, il ne peut pas rêver. La fonction-alpha transforme les impressions des sens en éléments-alpha qui sont semblables, et peut-être même identiques, aux images visuelles avec lesquelles les rêves nous ont familiarisés, à savoir ces éléments qui, d’après Freud, livrent leur contenu latent une fois que l’analyste les a interprétés. Freud a montré qu’une des fonctions du rêve est de préserver le sommeil. L’échec de la fonction-alpha signifie que le patient ne peut pas rêver, donc ne peut pas dormir. Comme la fonction-alpha met les impressions des sens de l’expérience émotionnelle à la disposition de la pensée consciente et de la pensée du rêve, le patient qui ne peut pas rêver ne peut ni dormir ni s’éveiller. D’où cette condition particulière que l’on observe dans la clinique quand le patient psychotique se comporte comme s’il était précisément dans cet état.
4.
1. Il nous faut à présent considérer l’expérience émotionnelle en général et non plus seulement telle qu’elle survient durant le sommeil. Je ferai valoir ce que j’ai dit précédemment en avançant une nouvelle version de la théorie populaire du cauchemar. On disait autrefois qu’un homme avait un cauchemar parce qu’il avait une indigestion — c’est pourquoi il se réveillait paniqué. Voici ma version : le patient « endormi » (the sleeping patient) est paniqué ; parce qu’il ne peut pas avoir un cauchemar, il ne peut ni s’éveiller ni s’endormir ; depuis, il n’a cessé d’avoir une indigestion mentale.
2. La formulation plus générale de cette théorie est la suivante : l’apprentissage par l’expérience suppose que la fonction-alpha puisse opérer sur la prise de conscience (awareness) de l’expérience émotionnelle ; les éléments-alpha sont produits à partir des impressions de l’expérience ; celles-ci peuvent alors être emmagasinées et mises à la disposition des pensées du rêve et de la pensée vigile inconsciente. L’enfant vivant l’expérience émotionnelle que l’on appelle apprendre à marcher est capable, grâce à la fonction alpha, d’emmagasiner cette expérience. Les pensées qui, à l’origine, devraient être conscientes deviennent inconscientes ; dorénavant, l’enfant peut exercer l’activité de pensée qui est liée à la marche sans en être conscient. La fonction-alpha est indispensable à la pensée et au raisonnement conscients, puis à la relégation de la pensée dans l’inconscient quand il devient nécessaire de décharger la conscience du fardeau de pensée que représente tout apprentissage.
3. S’il n’existe que des éléments-bêta, qui ne peuvent être rendus inconscients, il n’y a ni refoulement, ni suppression, ni apprentissage. C’est ce qui donne l’impression que le patient est incapable de discrimination. Il ne peut pas ne pas avoir conscience de la moindre excitation sensorielle ; pourtant, cette hypersensibilité ne constitue pas un contact avec la réalité.
4. Les attaques contre la fonction-alpha, suscitées par la haine ou par l’envie, détruisent toute possibilité d’un contact conscient du patient avec lui-même ou avec un autre en tant qu’objets vivants. Par conséquent, nous entendons parler d’objets inanimés, et même de lieux, là où normalement nous nous attendrions à entendre parler de personnes. Ces objets, bien qu’ils soient décrits verbalement, sont ressentis par le patient comme étant matériellement présents — ils ne sont pas seulement représentés par leur nom. Mais cet état se distingue de l’animisme en ce que les objets vivants revêtent ici des qualités mortifères.
5.
1. Il nous faut examiner à présent le clivage forcé (enforced splitting) qui est associé à une relation perturbée au sein ou à ses substituts. Le nourrisson reçoit du sein le lait et d’autres conforts matériels ; mais aussi amour, compréhension, soulagement. Supposons que l’initiative du nourrisson soit entravée par la peur de l’agressivité, la sienne propre ou celle de l’autre. Si l’émotion est suffisamment forte, elle inhibe l’impulsion du nourrisson à trouver ses moyens de subsistance.
2. L’amour du nourrisson ou de la mère, ou des deux, accentue bien plus qu’elle ne diminue cette entrave, en partie parce que l’amour est inséparable de l’envie13 envers l’objet aimé, en partie parce que l’amour est ressenti comme suscitant envie et jalousie chez un objet tiers qui se trouve exclu. Le rôle joué par l’amour risque de passer inaperçu parce qu’il est éclipsé par l’envie, la rivalité et la haine — bien que la haine n’existerait pas s’il n’y avait l’amour. La violence de l’émotion ne peut que renforcer cette entrave parce que la violence ne se distingue pas de la destructivité, et de la culpabilité et de la dépression qui s’ensuivent. C’est la peur de mourir d’inanition qui pousse le nourrisson à reprendre la tétée. Il se produit alors un clivage entre la satisfaction matérielle et la satisfaction psychique.
3. La peur de la peur, de la haine et de l’envie est si forte que des mesures sont prises pour détruire la prise de conscience de tout sentiment, même si cela équivaut à se donner la mort14. Si un sens de la réalité, trop intense pour être submergé par les émotions, peut forcer le nourrisson à s’alimenter de nouveau, l’intolérance de l’envie et de la haine, dans une situation qui stimule l’amour et la gratitude, entraîne un clivage différent de celui opéré pour prévenir la dépression. Il est différent du clivage provoqué par les pulsions sadiques en ce qu’il a pour objet et pour effet de permettre au nourrisson d’obtenir ce que l’on appellera plus tard dans la vie des conforts matériels sans être obligé de reconnaître l’existence d’un objet vivant d’où proviennent ces bénéfices. L’envie suscitée par un sein qui dispense amour, compréhension, expérience et sagesse pose un problème qui ne peut être résolu que par la destruction de la fonction alpha. À la suite de cette destruction, le sein et le nourrisson paraissent inanimés, avec la culpabilité, la peur du suicide et du meurtre, passés, présents et à venir, qui s’ensuivent. Le besoin d’amour, de compréhension et de développement mental, ne pouvant être satisfait, est alors dévoyé en une recherche de conforts matériels. Comme le désir de conforts matériels est renforcé, l’exigence d’amour demeure insatisfaite et se transforme en une avidité présomptueuse et mal employée.
4. Ce clivage forcé, provoqué par l’inanition et la peur de mourir d’inanition d’une part, par l’amour et la peur de l’envie et de la haine meurtrières qui y sont associées d’autre part, produit un état mental où le patient poursuit avec avidité toutes les formes de confort matériel ; il est tout à la fois insatiable et implacable dans sa poursuite de la satiété. Comme cet état trouve son origine dans le besoin de se débarrasser des complications émotionnelles qu’ont entraînées la prise de conscience de la vie et la relation avec des objets vivants, le patient semble incapable d’éprouver de la gratitude ou de se soucier de lui-même ou des autres. Cet état implique une destruction de son souci de vérité. Comme ces mécanismes échouent à le délivrer de ses souffrances, qu’il rattache à un manque de quelque chose, sa poursuite de la guérison prend la forme d’une recherche de l’objet perdu et aboutit à une dépendance accrue envers les conforts matériels ; la considération maîtresse n’est plus la qualité, mais la quantité. Il se sent environné d’objets bizarres15, de sorte que même les conforts matériels deviennent mauvais et incapables de satisfaire ses besoins. Mais l’appareil qui lui permettrait de comprendre ce qu’il endure, à savoir la fonction-alpha, lui fait défaut. Avidement, craintivement, le patient s’approprie élément-bêta après élément-bêta, comme s’il était incapable de concevoir une activité autre que l’introjection de nouveaux éléments-bêta. Quand on assiste à cela dans l’analyse, on se convainc que le patient ne renoncera jamais à employer des moyens dont on pensait pourtant qu’il ne manquerait pas d’en comprendre la futilité. Il trouve toutes les interprétations mauvaises sans exception, et pourtant, il lui faut en recevoir toujours davantage. Mais le patient n’a pas le sentiment de recevoir des interprétations, car cela voudrait dire qu’il est capable d’établir avec l’analyste l’équivalent d’une relation du nourrisson avec un sein dispensateur de sagesse matérielle et d’amour. En fait, il ne se sent capable d’établir que l’équivalent d’une relation où les seuls moyens de subsistance possibles proviendraient d’objets inanimés ; les interprétations analytiques qu’il peut entendre sont pour lui ou du vent (flatus) ou des contributions plus remarquables pour ce qu’elles ne sont pas que pour ce qu’elles sont. Le fait que le patient utilise un équipement adapté au contact avec l’inanimé pour entrer en contact avec lui-même explique mieux la confusion où il se trouve quand il prend conscience qu’il est bien vivant16. Bien qu’à ses yeux il n’existe rien dans son environnement qui en vaille la peine, et j’inclus dans son environnement les interprétations de l’analyste et l’absence d’un équipement lui permettant de tirer profit de l’expérience, le patient finit malgré tout par saisir une partie de la signification de ce qui lui est dit.
6.
1. Les réactions du patient au confort matériel se font jour dans ses réactions aux conforts matériels que sont le divan ou tout autre agrément du cabinet de consultation. Pourquoi lui faut-il obtenir un nombre toujours plus grand de ces « conforts » ? Une partie de la réponse réside dans le clivage qui, en opérant une séparation entre les conforts matériels et les conforts psychiques, a pour but de fuir la peur de l’envie, la sienne propre ou celle de l’autre.
2. La tentative visant à fuir l’expérience d’un contact avec des objets vivants par la destruction de la fonction-alpha laisse la personnalité dans l’incapacité d’avoir une relation avec tout aspect d’elle-même qui ne ressemble pas à un automate. L’activité inconnue qui vient remplacer la pensée n’a à sa disposition que des éléments-bêta ; or, les éléments-bêta ne peuvent qu’être évacués — et vraisemblablement par l’intermédiaire de l’identification projective. Ces éléments-bêta sont traités par un procédé d’évacuation semblable aux mouvements musculaires, aux changements de mimique, etc., qui, pour Freud, servent à décharger la personnalité d’un accroissement d’excitations — et non à introduire des changements dans l’environnement ; un mouvement musculaire, le sourire par exemple, doit être interprété autrement que le sourire de la personnalité non psychotique. Les phénomènes observés dans l’analyse des personnalités psychotiques ne correspondent pas exactement à la description freudienne d’une personnalité qui, dans la phase de domination du principe de plaisir, tend à se décharger d’un accroissement d’excitations. Cette personnalité, toutes proportions gardées, est normale ; la personnalité que je décris, au contraire, est grandement anormale. L’activité qui, sous la domination du principe de plaisir, tend à décharger la personnalité d’un accroissement d’excitations est remplacée, dans la phase de domination du principe de réalité, par l’éjection des éléments-bêta indésirables. Un sourire ou un énoncé verbal doit alors être interprété comme un mouvement musculaire d’évacuation et non comme une communication de sentiments.
Le savant, dont les investigations embrassent la substance même de la vie, se trouve dans une situation que l’on peut mettre en parallèle avec celle des patients que je décris. L’effondrement (breakdown) qui se produit dans l’équipement de pensée du patient a pour conséquence de placer ce dernier sous la domination d’une vie mentale où son univers est peuplé d’objets inanimés. L’inaptitude des êtres humains même les plus avancés à faire usage de leurs pensées, parce que la capacité de penser est rudimentaire en chacun de nous, signifie que le champ d’investigation, toute investigation étant au bout du compte scientifique, est limité, de par cette imperfection humaine, à ces phénomènes qui possèdent les caractéristiques de l’inanimé. Nous supposons que les limites du psychotique sont dues à une maladie, mais que celles du savant, elles, ne le sont pas. L’investigation de cette hypothèse met en lumière la maladie d’un côté, la méthode scientifique de l’autre. Nous constatons que notre équipement rudimentaire pour « penser » les pensées est adéquat quand les problèmes sont associés à l’inanimé, mais qu’il ne l’est plus quand l’objet de l’investigation est le phénomène même de la vie. L’analyste confronté aux complexités de l’esprit humain se doit d’être prudent même quand il s’en tient à une méthode scientifique reconnue ; la faiblesse de cette dernière pourrait se rapprocher davantage de la faiblesse de la pensée psychotique que ne le laisserait supposer un examen superficiel.
7.
1. Un homme vit une expérience émotionnelle, durant son sommeil ou à l’état de veille, et réussit à la convertir en éléments-alpha : il peut ou bien demeurer inconscient de cette expérience, ou bien en devenir conscient. L’homme qui dort vit une expérience émotionnelle, la convertit en élément-alpha et devient ainsi capable de pensées du rêve. Il a alors la possibilité de devenir conscient (c’est-à-dire de s’éveiller) et de décrire l’expérience émotionnelle au moyen d’un récit communément appelé un rêve.
2. L’homme qui parle à un ami convertit les impressions des sens de cette expérience émotionnelle en éléments-alpha et devient ainsi capable de pensées du rêve, donc d’une conscience non troublée des faits, que ceux-ci soient les événements auxquels il est en train de participer ou ses sentiments à propos de ces événements, ou les deux. Il peut demeurer « endormi » (asleep) ou inconscient de certains éléments qui ne peuvent franchir la barrière que constitue son « rêve ». Grâce au « rêve », il peut sans s’interrompre continuer d’être éveillé, c’est-à-dire éveillé au fait d’être en train de parler à un ami, mais demeurer « endormi » aux éléments qui, s’ils venaient à franchir la barrière de ses « rêves », entraîneraient la domination de son esprit par des idées et des émotions généralement inconscientes.
Le rêve érige une barrière à l’encontre des phénomènes mentaux qui pourraient envahir la conscience (awareness) qu’a le patient d’être en train de parler à un ami et, dans le même temps, il empêche cette conscience d’être en train de parler à un ami d’envahir ses fantasmes. L’effort du psychotique pour séparer ces deux plans donne lieu à une pensée rationnelle caractérisée par un manque singulier de « résonance ». Son discours est clair et articulé, mais la signification en est unidimensionnelle : elle n’a ni ancrage ni relief. Celui qui l’écoute a tendance à se dire : « Et après ? » Ce discours ne peut susciter aucune suite de pensées.
3. Le « rêve » possède plusieurs des fonctions de la censure et de la résistance. Ces fonctions ne sont pas le produit de l’inconscient mais des instruments grâce auxquels le « rêve » crée et différencie la conscience et l’inconscience.
En résumé : le « rêve », tout comme la fonction-alpha qui rend le rêve possible, joue un rôle déterminant dans le fonctionnement de la conscience et de l’inconscience, qui est au fondement d’une pensée ordonnée. La théorie fonction-alpha du « rêve » comprend les éléments de la thèse représentée par la théorie psychanalytique classique du rêve ; autrement dit, la censure et la résistance y sont représentées. Mais dans la théorie fonction-alpha, les facultés de la censure et de la résistance sont essentielles à la différenciation du conscient et de l’inconscient et contribuent à maintenir la discrimination entre les deux. Cette discrimination découle du fonctionnement du « rêve », qui est la combinaison sous la forme d’un récit des pensées du rêve, pensées qui à leur tour découlent de la combinaison des éléments-alpha. Dans cette théorie, l’aptitude à « rêver » prémunit la personnalité contre ce qui est virtuellement un état psychotique. C’est ce qui explique la ténacité avec laquelle le rêve, tel qu’il est représenté dans la théorie classique, se défend contre la tentative visant à rendre conscient l’inconscient. Une telle tentative ne peut que se confondre avec la destruction de la capacité de rêver, dans la mesure où cette capacité est liée à la différenciation du conscient et de l’inconscient17 et au maintien de la différenciation ainsi établie.
8.
1. Je reporterai à présent tout ce que j’ai dit concernant l’instauration du conscient et de l’inconscient et d’une barrière les séparant sur une entité supposée que je nommerai « barrière de contact » ; Freud a employé ce terme pour décrire l’entité neurophysiologique plus tard connue sous le nom de synapse. Mon énoncé selon lequel l’homme doit « rêver » l’expérience émotionnelle en cours, aussi bien durant son sommeil qu’à l’état de veille, sera donc reformulé comme suit : la fonction-alpha de l’homme, dans le sommeil ou à l’état de veille, transforme les impressions des sens liées à une expérience émotionnelle en éléments-alpha qui s’assemblent à mesure qu’ils prolifèrent pour former la barrière de contact. Cette barrière de contact, qui suit ainsi un processus continu de formation, marque le point de contact et de séparation entre les éléments conscients et les éléments inconscients et est à l’origine de leur distinction. La nature de la barrière de contact dépend de la nature des éléments-alpha emmagasinés et de leur mode de relation. Ils peuvent s’assembler. Ils peuvent être agglomérés. Ils peuvent être ordonnés dans une séquence de manière à revêtir l’aspect d’un récit (du moins sous la forme que prend la barrière de contact dans le rêve). Ils peuvent être ordonnés logiquement. Ils peuvent être ordonnés géométriquement.
2. Le terme « barrière de contact » entend souligner l’instauration d’un point de contact entre le conscient et l’inconscient et le passage sélectif des éléments d’un plan à l’autre. C’est la nature de la barrière de contact qui déterminera la transposition des éléments du conscient à l’inconscient et vice versa. Dans la mesure où les rêves nous donnent directement accès à son étude, ils continuent d’occuper en psychanalyse la position centrale que Freud leur assignait.
La nature de la transition du conscient à l’inconscient et vice versa, et partant la nature de la barrière de contact et des éléments qui la composent, affectent la mémoire et les caractéristiques de tel ou tel souvenir.
3. Dans la pratique, la théorie des fonctions et la théorie d’une fonction-alpha nous permettent d’avancer des interprétations qui montrent précisément comment le patient sent qu’il a des sentiments, mais ne peut en tirer profit ; qu’il a des sensations, dont certaines sont extrêmement ténues, mais ne peut davantage en tirer profit. Cette impossibilité à éprouver quoi que ce soit peut d’ailleurs très bien coexister avec une inaptitude à rejeter ou à ignorer la moindre excitation. Les impressions des sens signifient certainement quelque chose, mais le patient se sent incapable de connaître cette signification.
4. Une interprétation fondée sur ces deux théories semble opérer de réels changements dans la capacité de penser du patient, donc dans sa capacité de comprendre. Cette réponse est en soi suffisamment singulière, compte tenu du phénomène étudié, pour appeler une explication. En premier lieu, la nature même des difficultés, à supposer qu’elles aient été décrites avec exactitude, semble exclure que le patient ait pu saisir la description. Cette difficulté peut être surmontée par une élucidation des différents degrés d’incapacité. D’un point de vue technique, nous aimerions que la réponse aux interprétations fondées sur l’utilisation d’une théorie des fonctions, de la fonction-alpha et de la barrière de contact, vienne confirmer, même partiellement, l’existence d’une réalisation se rapprochant de ces concepts théoriques. D’un point de vue scientifique, la validation de la théorie reposerait alors sur la mise en corrélation de ces deux constats : l’augmentation de la capacité de penser à la suite de l’analyse et l’existence d’une réalisation correspondant à la construction théorique abstraite. En fait, il se produit un effet d’« écho » lorsqu’une interprétation vient étayer l’idée que le concept théorique de barrière de contact a une réalisation correspondante. Je laisse de côté pour l’instant cette question qui n’entre pas dans le cadre du sujet.
Dans les chapitres 3 à 8, j’ai utilisé le concept de fonction-alpha pour compléter ma connaissance lacunaire d’un état d’esprit que l’on rencontre dans la pratique analytique et que je souhaite décrire. Cela m’a permis d’avancer dans la communication sans avoir à attendre la découverte des faits manquants et sans avoir à formuler des énoncés qui laisseraient supposer une connaissance préalable de ces faits.
Il me faut maintenant montrer comment la théorie des fonctions peut servir d’outil dans le travail analytique. Je donnerai des exemples de l’arrière-plan d’expériences émotionnelles (réalisations) d’où a été abstraite la théorie et enchaînerai sur des exemples de réalisations encore inconnues au moment où la théorie a été abstraite, mais qui se sont révélées par la suite se rapprocher de la théorie. Malheureusement, le matériel ne se prête à un exposé logique qu’au prix d’une déformation trompeuse des faits. Dans le chapitre suivant, l’accent est mis sur l’arrière-plan d’expériences émotionnelles d’où a été abstraite la théorie. La description porte sur les éléments qui sont à l’origine de l’abstraction, mais ces éléments sont mêlés à tant d’autres qu’il nous est impossible de revendiquer là les qualités que l’on tient généralement pour essentielles à une production scientifique.
9.
1. Certains des patients auxquels j’ai eu affaire présentaient des symptômes évidents de troubles de la pensée. J’eus souvent l’occasion dans le cours du traitement d’avancer des interprétations de transfert orthodoxes, mais la plupart du temps le patient n’en tirait aucun profit. Le flot d’associations disjointes n’en continuait pas moins. Les interprétations fondées sur les théories de l’érotisme anal sous toutes ses formes, les théories concernant le besoin qu’a le patient de s’improviser une personnalité à partir d’éléments qu’il juge dénués d’intérêt et qu’il peut donc se permettre de perdre, les théories du clivage, de l’identification projective, de la défense contre une attaque, etc., se révélaient sans effet. Il y avait là des signes de confusion que j’avais appris à associer à l’identification projective. Je supposai donc que j’étais le dépositaire d’une partie de la personnalité du patient, de la partie saine ou non psychotique de sa personnalité. Je me persuadai rapidement que toute nouvelle interprétation fondée sur ces théories avait peu de chance d’atteindre son but. Je fis l’hypothèse que je contenais la partie non psychotique de sa personnalité et commençai à entrevoir que j’étais censé être conscient de ce qui se passait, mais que lui, le patient, ne l’était pas. J’étais (je contenais) son « conscient ». J’arrivais parfois à mieux visualiser la situation en cours : le patient était un fœtus auquel étaient communiquées les émotions de la mère, mais le ressort ou la source de ces émotions lui demeuraient inconnus (voir ci-dessous la « construction de modèles », p. 1, infra). À d’autres moments, il paraissait avoir une idée de ce qui se passait, mais n’aurait pu dire comment il se sentait. Je ne décrirai pas ici les variations possibles sur ce thème, parce qu’elles ne diffèrent pas sensiblement de celles décrites par M. Klein, H. Rosenfeld et d’autres. Le problème qui demandait à être résolu, et qui m’occupe présentement, était de savoir de quelle partie de la personnalité il s’agissait. La théorie des fonctions m’offrait la possibilité de résoudre ce problème : dans l’hypothèse où je contenais des fonctions inconnues de sa personnalité, il me fallait rechercher dans l’expérience même de la séance des indices me permettant d’identifier ces fonctions. Je supposai que j’étais sa « conscience ». La théorie freudienne que la conscience est l’organe des sens pour la perception de la qualité psychique me fit penser qu’une séparation entre la conscience et la qualité psychique avait pu se produire. Cette hypothèse s’avéra féconde, mais le temps d’une ou deux séances seulement, puis je me retrouvai sensiblement dans la même situation qu’avant. Je continuais de penser le problème en termes de théorie du transfert ou d’identification projective, c’est-à-dire de poser le problème de manière à pouvoir faire l’hypothèse que le patient se sentait surveillé par moi et par les parties de sa personnalité que j’étais censé contenir. À la lumière des théories du transfert et de l’identification projective, le matériel déversé pouvait être compris comme un lien unissant patient et analyste et interprété dans la perspective que j’ai décrite dans Attacks on Linking (Attaques contre l’activité de liaison). Les interprétations étaient entendues, mais je n’avais pas le sentiment que ce nouvel éclairage entraînait nécessairement des changements. Je m’aperçus alors qu’il faisait précisément ce que j’ai appelé plus haut « rêver » les événements immédiats de l’analyse, à savoir traduire les impressions des sens en éléments-alpha. Cette idée sembla jeter un jour nouveau sur la situation mais s’avéra véritablement dynamique lorsque je la rattachai à une fonction-alpha défectueuse, c’est-à-dire lorsqu’il me vint à l’esprit que j’étais témoin d’une inaptitude à rêver due à un manque d’éléments-alpha, donc à une inaptitude à dormir ou à s’éveiller, à être conscient ou inconscient.
2. Cela pouvait expliquer pourquoi j’étais un conscient incapable des fonctions de la conscience et lui, un inconscient incapable des fonctions de l’inconscience. (Je suppose, pour simplifier, que cette division demeurait stationnaire ; en réalité, les rôles étaient interchangeables.)
3. Or cette situation ne correspond pas au cadre théorique que j’ai suggéré : la théorie d’une barrière de contact engendrée par la prolifération d’éléments-alpha au moyen de la fonction-alpha et jouant le rôle d’une membrane qui, de par la nature de sa composition et sa perméabilité, sépare les phénomènes psychiques en deux groupes, l’un remplissant les fonctions de la conscience et l’autre les fonctions de l’inconscience.
4. La situation nouvelle se caractérise par une sorte de division, comme suspendue entre l’analyste et le patient, mais n’offrant aucune résistance au passage des éléments d’une zone à l’autre. Cette division est impropre à l’instauration d’un conscient et d’un inconscient et entraîne par conséquent un développement défectueux ou irrégulier de la capacité de remémoration et de refoulement. La différence entre ces deux états découle de la différence entre une barrière de contact composée d’éléments-alpha et une barrière de contact composée, si tel est le mot juste, d’éléments-bêta. Ces derniers, on s’en souviendra, semblent être dans l’incapacité de se lier entre eux. Dans la clinique, cet écran d’éléments-bêta ne se distingue pas à première vue d’un état confus et plus particulièrement des états confus qui ressemblent aux rêves et que l’on pourrait subdiviser comme suit : 1) Un flot d’expressions et d’images disjointes qui, si le patient dormait, nous donnerait certainement à penser qu’il est en train de rêver. 2) Un flot analogue, mais exprimé de manière à suggérer que le patient feint de rêver. 3) Un flot confus qui semble être le signe d’une hallucination. 4) Comme en 3), mais suggérant plutôt l’hallucination d’un rêve ; il ne m’a jamais été donné de supposer que le patient rêvait qu’il était halluciné. Chacun de ces quatre états est lié à la peur que la position dépressive ne précipite un surmoi meurtrier et à la nécessité où se trouve par conséquent le patient de vivre en présence de l’analyste l’expérience émotionnelle où cela risquerait de se produire. Or l’écran d’éléments-bêta dont je parle offre une ressemblance apparente avec chacune de ces quatre classes et on pourrait supposer qu’il leur est identique.
5. La comparaison de l’écran élément-bêta avec les états confus apparentés aux rêves montre que cet écran élément-bêta possède une cohérence et une finalité propres. L’interprétation selon laquelle le patient déverse un flot de matériel à seule fin de détruire la puissance de l’analyste ne serait pas déplacée. On pourrait également avancer sans trop se tromper que le patient se soucie davantage de garder pour lui l’information que de la communiquer. Une des particularités de la situation est la pléthore d’interprétations qui viendraient à l’esprit de toute personne de bon sens (common sense). Mais elles ne viennent pas à l’esprit du patient. Ces interprétations de bon sens ont un dénominateur commun : elles sont toutes accusatrices ou, au contraire, louangeuses comme si elles étaient extrapolées pour rassurer le patient quant à sa bonté, et ce contre toute évidence. Ce n’est pas fortuit ; et penser le contraire serait aller à l’encontre des faits. On ne peut qu’arriver à cette conclusion inattendue et surprenante : l’écran élément-bêta (je l’appellerai désormais, pour abréger, l’écran-bêta) a la propriété de susciter le type même de réponse que le patient désire entendre ou, à l’inverse, de susciter de la part de l’analyste une réponse comprenant une forte charge de contre-transfert. Nous aurons à examiner ce qu’impliquent ces deux possibilités.
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1. Grâce à l’écran-bêta, le patient psychotique a la capacité de susciter des émotions chez l’analyste ; ses associations sont les éléments de l’écran-bêta destinés à susciter une interprétation, ou toute autre réponse, moins liée au besoin d’une interprétation psychanalytique qu’à celui d’induire un engagement émotionnel18. La théorie du contre-transfert offre une explication à moitié satisfaisante seulement : elle ne voit dans cette manifestation qu’un symptôme des motivations inconscientes de l’analyste et laisse donc inexpliquée la contribution du patient. Premièrement, le patient auquel se réfèrent ces théories n’emploie pas un discours articulé ; il manifeste avec une évidente sincérité une inaptitude à comprendre son propre état d’esprit, quand bien même on le lui soulignerait. L’usage qu’il fait des mots relève davantage d’une action visant à « décharger la psyché d’un accroissement d’excitations » que du discours proprement dit. Deuxièmement, il ne cherche pas à manipuler l’analyste de la même manière que le névrosé. Les caractéristiques des éléments-bêta présentent une certaine consistance. Le langage qu’il me faut utiliser pour décrire une situation dynamique produit une distorsion parce qu’il appartient à une méthode scientifique conçue pour étudier l’inanimé. Cette distorsion affecte ma thèse selon laquelle certaines caractéristiques de l’écran-bêta sont consistantes. Il serait plus juste de dire qu’une situation dynamique évolue et que son évolution se signale par l’émergence d’une caractéristique particulière qui envahit un nombre croissant d’éléments et leur confère une certaine consistance. Le remplacement d’une barrière de contact par un écran-bêta est un processus vivant. Les observations de l’analyste, pour des raisons liées au passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive et vice versa, introduisent dans la situation analytique un élément qui donne à son développement l’aspect d’une transition d’une série de particules ou d’éléments discrets à une synthèse de ces mêmes éléments. Celle-ci remplace celle-là tout comme un jugement vient en remplacer un autre quand nous considérons un dessin illustrant la perspective réversible*.
2. Les changements introduits par l’analysant sont associés au remplacement de la fonction-alpha par ce que l’on pourrait décrire comme un renversement de direction de la fonction-alpha19. Le développement de la barrière de contact, qui consiste en une transformation des impressions des sens en éléments-alpha susceptibles d’être utilisés dans les pensées du rêve et la pensée vigile inconsciente, est remplacé par la destruction de la barrière de contact. Et ce au moyen d’un renversement de la fonction-alpha : la barrière de contact, ainsi que les pensées du rêve et la pensée vigile inconsciente qui forment la texture de la barrière de contact, sont transformées en éléments-alpha, dépouillées de toutes les caractéristiques qui les différencient des éléments-bêta, et ensuite projetées de manière à former l’écran-bêta20.
3. Le renversement de la fonction-alpha implique une dispersion de la barrière de contact, ce qui est tout à fait compatible avec la constitution d’objets dotés des caractéristiques que j’ai déjà attribuées aux objets bizarres. Certes, j’ai mis en garde contre le fait de tenir la barrière de contact (une fonction) et le moi (une structure) pour des termes interchangeables désignant la même chose, mais la compatibilité serait encore plus grande si nous pouvions considérer que le renversement de la fonction-alpha affecte bel et bien le moi — qu’il n’entraîne pas simplement un retour aux éléments-bêta, mais produit des objets qui, sous bien des aspects, diffèrent des éléments-bêta originels qui n’étaient en rien teintés de personnalité. L’élément-bêta diffère de l’objet bizarre en ce que l’objet bizarre est un élément-bêta auquel s’ajoutent des traces du moi et du surmoi. Le renversement de la fonction-alpha fait violence à la structure associée à la fonction-alpha.
4. Passons en revue les termes utilisés jusqu’ici : 1) Le moi est une structure qui constitue, dans les termes de Freud, un développement spécialisé du ça et qui a pour fonction d’établir un contact entre la réalité psychique et la réalité extérieure. 2) La fonction-alpha désigne une abstraction utilisée par l’analyste pour décrire une fonction dont il ignore la nature, jusqu’au moment où il pense être en mesure de la remplacer par les facteurs que l’investigation conduite au moyen de la fonction-alpha aura révélés. Elle correspond à cette fonction propre à un certain nombre de facteurs, dont la fonction du moi, qui transforme les données des sens en éléments-alpha. Les éléments-alpha comprennent des images visuelles, des schèmes auditifs, des schèmes olfactifs, et ils sont susceptibles d’être employés dans la pensée vigile inconsciente, les rêves, la barrière de contact, la mémoire. Dans la clinique, l’objet bizarre, qui est empreint des caractéristiques du surmoi, est la réalisation qui se rapproche le plus du concept d’élément-bêta. Mais le concept d’élément-bêta inclut les seules impressions des sens, l’impression des sens comme partie de la personnalité qui éprouve cette impression des sens, et l’impression des sens comme chose en soi à laquelle correspond l’impression des sens.
Notons que la fonction-alpha peut être considérée comme une structure, comme cette partie de l’appareil psychique qui produit la barrière de contact. La barrière de contact peut à son tour être considérée, ainsi que l’indique le nom que je lui ai donné, comme possédant les caractéristiques d’une structure. C’est encore une fois le problème de la différenciation du moi, de la conscience et de la fonction-alpha qui est ici posé ; il convient de réfléchir aux implications d’une des particularités de l’investigation psychanalytique, qui est d’utiliser des concepts se rapportant à des objets qu’il nous faut parfois considérer comme s’ils se rapportaient à des machines, autrement dit comme s’ils étaient inanimés, et parfois comme s’ils étaient des fonctions qui, puisque nous avons affaire à des êtres humains et non à des machines, seront certainement empreintes des caractéristiques de la vie. Dans le cas de la fonction-alpha utilisée comme inconnue en vue de correspondre à une réalisation qui d’inconnue devient connue, le nom donné à ces objets devrait permettre de déterminer si l’objet doit être observé dans son caractère propre comme une fonction, comme une structure ou comme une abstraction.
On peut s’attendre à voir la barrière de contact se manifester dans la clinique — si tant est qu’elle soit manifeste — comme quelque chose qui ressemble aux rêves. Nous l’avons vu, la barrière de contact permet d’établir une relation — et de maintenir la croyance en la réalité de cette relation — avec un événement actuel soumis aux lois de la nature, sans que cette vue réaliste soit submergée par des émotions et des fantasmes d’origine endopsychique. Réciproquement, elle empêche les émotions d’origine endopsychique d’être envahies par la vue réaliste. La barrière de contact est donc responsable du maintien de la distinction entre le conscient et l’inconscient, et de l’origine même de cette distinction. L’inconscient est par là maintenu. Il est approvisionné par la fonction-alpha en éléments-alpha qui doivent être emmagasinés, mais auxquels il est interdit de faire intrusion dans la conscience toutes les fois que leur empiétement sur l’appréhension de la situation de la réalité extérieure serait ressenti comme une incongruité ou comme une dislocation de la pensée ordonnée.
11.
1. La théorie des fonctions, et plus particulièrement la théorie de la fonction-alpha, permet d’apporter de nouvelles contributions à notre compréhension des processus de pensée. J’examinerai la nature et la fonction de l’activité de pensée dans toute situation susceptible de reproduire les premières années de la vie d’un homme ou de révéler ses origines profondes, là où il paraît possible de déceler les qualités que nous associons à la pensée. Dans « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique », Freud écrit : « La suspension, devenue nécessaire, de la décharge motrice (de l’action) est assurée par le processus de pensée qui s’est développé à partir de l’activité de représentation. La pensée est dotée de qualités qui permettent à l’appareil psychique de supporter l’accroissement de tension pendant l’ajournement du processus de décharge (discharge). Il s’agit essentiellement d’une activité expérimentale où sont déplacées de plus petites quantités d’investissement accompagnées d’une moindre dépense (décharge) de celles-ci. » Il poursuit : « Mais pour cela il faut transformer les investissements librement déplaçables en investissements liés, et cette transformation est atteinte au moyen d’une élévation du niveau de l’ensemble du processus d’investissement. » Et il ajoute : « La pensée est vraisemblablement à l’origine inconsciente, dans la mesure où elle s’élève à peine au-dessus de la simple activité de représentation et se tourne vers les relations entre les impressions des objets ; elle n’est dotée par la suite d’autres qualités perceptibles à la conscience que par sa liaison aux traces mnésiques des mots. » Ce texte de Freud montre bien le rôle de l’intolérance de la frustration dans la production d’une tension et, pour soulager celle-ci, le rôle de la pensée qui vient combler l’intervalle entre le besoin de décharger (unburden) la psyché d’un accroissement d’excitations et l’activité de décharge (unburdening) comme telle. Le lien qui unit l’intolérance de la frustration et le développement de la pensée est déterminant pour une bonne compréhension de la pensée et des troubles de la pensée. La formulation de Freud suggère que le principe de réalité est consécutif au principe de plaisir : elle demande à être modifiée si l’on veut que les deux principes coexistent. Je n’entends pas aborder immédiatement cette question, mais je ferai tout de même la réserve suivante : celle d’une éventuelle intolérance excessive de la frustration, d’un changement quantitatif qui peut revêtir un caractère exceptionnel. Supposons à présent que l’intolérance de la frustration soit liée à la faim ; supposons encore que la satisfaction de la faim soit rendue impossible par d’autres facteurs de la personnalité comme la peur, l’avidité ou l’envie, qui empêchent le sein ou son équivalent de satisfaire la personne envieuse. Une telle situation entraînerait une intensification de l’avidité et de l’intolérance de la frustration ; l’effet serait à peu près le même que si la personnalité était dotée d’une intolérance excessive de la frustration. Importe-t-il que l’intolérance de la frustration ou toute autre caractéristique dynamique soit primaire ou secondaire ? Cette distinction indique à tout le moins que tout traitement introduisant des changements au sein de la personnalité peut se limiter aux facteurs secondaires sans que les facteurs primaires s’en trouvent modifiés.
La manifestation clinique du besoin chez le petit enfant d’un soutien matériel et psychologique montre bien qu’il ne fait aucune distinction entre le matériel et le psychologique. Mais l’analyse permet toujours de déterminer si la déficience revêt une qualité physique ou psychique. Cette déficience, aussi précoce soit-elle et quelle qu’en soit la cause, sera ressentie comme réelle et appellera une solution réelle, soit une solution capable d’enrayer le mal. Le choix qui retient l’attention du psychanalyste est celui qui se fait entre les procédés visant à fuir la frustration et ceux visant à la modifier. C’est là la décision critique.
On pourrait classifier autrement le procédé adopté, en distinguant par exemple les procédés qui se révéleront appartenir en dernière instance à la classe de l’action musculaire (et du mouvement physique en général) et les procédés qui se développent de manière à être rangés en dernière instance dans le domaine de la pensée. Le fait que la décision relève de cette dernière classification est en lui-même significatif, mais je souhaite pour l’instant centrer l’attention sur les phénomènes génétiquement liés à la coexistence dans la personnalité de sentiments de frustration, d’une intolérance des sentiments de frustration, des émotions qui s’y rapportent et sur la décision engendrée par une telle concaténation d’éléments.
12.
1. L’activité que nous appelons « pensée » était à l’origine un procédé visant à décharger la psyché d’un accroissement d’excitations et son mécanisme est celui que Mélanie Klein a nommé l’identification projective. Dans ses grandes lignes, cette théorie pose qu’il existe un fantasme omnipotent selon lequel il est possible de cliver temporairement des parties non désirées, bien que parfois estimées, de la personnalité et de les déposer dans un objet. En pratique, il est possible et même souhaitable pour un traitement bénéfique d’observer et d’interpréter les faits qui étayent cette théorie et que celle-ci explique mieux que toute autre.
2. Il est également possible, et même essentiel, d’observer les faits susceptibles de démontrer qu’un patient, chez qui l’on peut reconnaître le fonctionnement de ce fantasme omnipotent, est capable d’un comportement lié à ce qui, dans la réalité, équivaut à ce fantasme. Le patient, dès le début de la vie, a suffisamment de contact avec la réalité pour agir de manière à engendrer chez sa mère des sentiments dont il ne veut pas pour lui-même, ou qu’il veut trouver chez sa mère. Pour que la théorie corresponde à ces faits cliniques, j’ai proposé une version corrigée de la théorie freudienne du principe de plaisir, où le principe de réalité opérerait de concert avec le principe de plaisir. On trouvera une illustration de cette tentative visant à faire du fantasme omnipotent une réalité, chez le patient qui éprouve le besoin d’imposer aux autres le sentiment qu’il serait capable de tuer ses parents sexuels si cela devait l’aider à vivre une relation sexuelle et amoureuse délivrée de la peur de se tuer et de tuer sa partenaire, comme il serait contraint de le faire s’il venait à observer, chez lui et chez sa partenaire, les signes d’une passion sexuelle réciproque. J’ai suggéré que, sous une forme extrême, cela peut même conduire au meurtre — comme moyen de rendre effectif dans le monde de la réalité un fantasme omnipotent d’identification projective qui, autrement, demeurerait simple fantasme omnipotent.
3. Il existe des cas beaucoup moins dramatiques qui demandent de ce fait, pour être reconnus, une certaine perspicacité de la part de l’analyste. Il est important que l’analyste les observe. C’est-à-dire, s’il doit observer et interpréter tout ce qui permet de conclure à l’existence d’un fantasme comme phénomène mental, il doit également être attentif aux signes indiquant que le patient est suffisamment ajusté à la réalité pour manipuler son environnement de manière à donner corps dans la réalité au fantasme d’identification projective.
4. Plus cette composante réaliste est évidente et peut être rendue évidente au patient, plus il est facile de juger dans quelle mesure un patient gravement malade et reconnu tel a un contact avec la réalité — même s’il s’agit d’une réalité qui n’est pas toujours familière aux individus mieux développés.
5- L’aptitude du patient à ancrer dans la réalité son fantasme omnipotent d’identification projective est directement liée à sa capacité de tolérer la frustration. Si le patient ne peut pas tolérer la frustration, le fantasme omnipotent d’identification projective trouve d’autant moins de répondant dans la réalité extérieure. Ceci contribue à l’état que Mélanie Klein appelle une identification projective excessive. Mais il nous faut examiner attentivement cet excès. L’identification projective peut sembler excessive parce que l’analyste est forcé d’en prendre conscience à la suite des mesures réalistes prises par le patient pour l’amener, lui, l’analyste, à éprouver ces émotions mêmes dont le patient ne veut pas (M. Klein). Ce type d’excès doit être clairement distingué de l’identification projective excessive qui consiste à recourir au fantasme omnipotent pour fuir la réalité et plus particulièrement les sentiments indésirables. Mais l’identification projective ne peut exister sans sa réciproque, à savoir une activité introjective destinée à produire une accumulation de bons objets internes.
6. Supposons à présent que, dans la réalité, le sein procure au nourrisson le lait mais aussi des sensations de sécurité, de chaleur, de bien-être, d’amour. Supposons encore que le nourrisson ait besoin de — c’est à dessein que je ne dis pas « désire » — s’approprier le lait comme tel et les sensations qui s’y rattachent. Nous pourrions établir au moyen d’une classification adéquate une distinction entre le lait et l’amour ou au contraire préférer souligner leurs points communs. Nous dirions alors du lait qu’il est une substance matérielle, qu’il se rapporte à l’alimentation et qu’il est traité au moyen du tube digestif. Nous définirions d’autre part l’amour comme une substance immatérielle, mais jouant un rôle comparable quant à la santé mentale21 du nourrisson. Nous le rangerions dans l’une ou plusieurs des différentes catégories que la philosophie, la religion ou d’autres disciplines mettent à notre disposition. La seule raison de limiter notre appareil classificatoire à une seule discipline est le désir d’atteindre la simplicité. Que les concepts utilisés soient philosophiques, religieux, endocrinologiques, ou encore neurophysiologiques, ils prêtent tous le flanc à la même objection : ils décrivent des états d’esprit qui nous sont familiers mais auxquels nous demandons de décrire des phénomènes (ou les réalités censées correspondre à ces phénomènes) qui, eux, ne nous sont pas familiers mais que nous croyons avoir correctement observés et correctement imputés au nourrisson. Deux adultes peuvent entendre le mot « amour » de deux manières totalement différentes, et pourtant, ce mot, il me faut l’utiliser pour décrire une partie de ce que je pense être l’expérience d’un nourrisson (et j’inclus dans cette expérience l’absence d’amour). Il apparaît donc clairement que nous sommes en présence de deux grandes sources d’erreur évidentes : l’écart sémantique qui doit être comblé entre deux adultes et la propriété scientifique qui consiste à attribuer à l’expérience d’un nourrisson une expérience modifiée mais manifestement similaire.
7. Nous pouvons avancer avec certitude que le lait est reçu et traité par le canal alimentaire ; mais cette certitude nous fait défaut lorsque nous nous demandons par quoi est reçu et traité l’amour. Cette question risque fort d’être une formulation fondée sur une manière de penser inadéquate, donc susceptible d’induire en erreur, à moins de considérer aussi la situation en fonction de la mère. Si le nourrisson reçoit et traite le lait au moyen du système alimentaire, la mère, elle, le procure au moyen du système glandulaire ; mais, nous le savons, le lait peut venir à manquer et ce manque a été attribué à des troubles émotionnels. De même, nous avons été amenés à supposer que le nourrisson souffrait de troubles digestifs qui trouvaient leur origine dans un trouble émotionnel. On aurait intérêt à supposer qu’il existe dans la réalité un sein psychosomatique et chez le nourrisson, correspondant à ce sein22, un canal alimentaire psychosomatique. Ce sein est un objet dont le nourrisson a besoin pour s’approvisionner en lait et en bons objets internes. Je n’attribue pas au nourrisson la conscience de ce besoin, mais je lui attribue en revanche la conscience d’un besoin non satisfait. Nous pouvons dire que le nourrisson se sent frustré à condition de supposer l’existence d’un appareil permettant d’éprouver la frustration. Le concept freudien de la conscience comme « organe des sens pour la perception des qualités psychiques » nous fournit un tel appareil.
8. En tant qu’analyste traitant un patient adulte, je peux être conscient de quelque chose dont le patient, lui, n’est pas conscient. De même, la mère peut discerner l’état d’esprit de son enfant avant qu’il n’en soit lui-même conscient, par exemple lorsque le bébé donne tous les signes de la faim avant même d’en être conscient. Dans cette situation fictive, le besoin d’un sein est un sentiment et ce sentiment est lui-même un mauvais sein ; le nourrisson n’éprouve pas le désir d’un bon sein mais il éprouve par contre le désir d’en évacuer un mauvais23.
Supposons que le petit enfant a été nourri ; l’assimilation (taking in) du lait, de la chaleur, de l’amour peut être ressentie comme l’assimilation d’un bon sein. Sous la domination, au départ incontestée, du mauvais sein, l’assimilation de la nourriture peut fort bien se confondre avec l’évacuation d’un mauvais sein. Le bon sein et le mauvais sein sont tous deux ressentis comme aussi réels et concrets que le lait. Tôt ou tard, le sein « désiré » est ressenti comme une « idée d’un sein manquant » et non plus comme un mauvais sein présent. Nous voyons que le mauvais sein, c’est-à-dire le sein désiré mais absent, a plus de chances d’être reconnu comme une idée que le bon sein associé, lui, à ce que le philosophe nommerait une chose en soi ou une chose en acte (a thing-in-actuality), puisque le sens d’un bon sein dépend du lait réellement ingéré par le nourrisson. Le bon sein et le mauvais sein, le premier associé au lait réel qui satisfait la faim, le second à la non-existence de ce lait, doivent comporter une différence de qualité psychique. « Les pensées sont une nuisance », disait un de mes patients, « je n’en veux pas ». Une pensée équivaut-elle à l’absence d’une chose ? S’il n’y a pas de « chose » (no « thing »), une « non-chose » (no thing)* est-elle une pensée et est-ce parce qu’il y a « non-chose » que l’on reconnaît qu’« elle » doit être pensée ? Avant d’examiner plus avant comment cette différence qualitative pourrait être établie, j’envisagerai une autre situation. Supposons que le petit enfant a été nourri mais a le sentiment de ne pas être aimé. Là encore, il a conscience du besoin d’un bon sein et là encore ce « besoin d’un bon sein » est un « mauvais sein ». Différentes situations de ce type posent des problèmes qui appellent autant de solutions différentes ; dans mon premier exemple, on pourrait supposer que le nourrisson sent que ce « besoin d’un sein » - mauvais sein pourrait être évacué s’il faisait une selle durant la tétée ; dans ce cas, il associerait un acte physique à un résultat que nous appellerions un changement dans son état d’esprit de l’insatisfaction à la satisfaction. S’il est juste de supposer que la question fondamentale repose sur la discrimination de la qualité psychique et s’il est légitime de tenir la conscience pour l’organe des sens de la qualité psychique, on voit mal comment la conscience vient à exister. De toute évidence, il ne convient pas de dire que le nourrisson est conscient de la qualité psychique et transforme cette expérience émotionnelle en éléments-alpha, puisque j’ai dit précédemment que l’existence de la conscience et de l’inconscience dépend de la production préalable d’éléments-alpha par la fonction-alpha. Nous devons supposer que le bon sein et le mauvais sein sont des expériences émotionnelles. La composante physique — le lait, l’inconfort de la satiété ou le contraire — est immédiatement accessible aux sens et nous pouvons donc accorder aux éléments-bêta une priorité chronologique sur les éléments-alpha. L’intolérance de la frustration peut être assez prononcée pour court-circuiter la fonction-alpha par une évacuation immédiate des éléments-bêta. La composante mentale — l’amour, la sécurité, l’angoisse —, qui est distincte de la composante physique, appelle un processus analogue à celui de la digestion. Ce qu’est ce processus, l’utilisation même du concept de fonction-alpha ne nous permet pas de le savoir, mais une valeur pourrait lui être conférée au moyen d’investigations psychanalytiques. Par exemple, quand la mère aime son enfant, avec quoi le fait-elle ? Si je laisse de côté les voies proprement physiques de communication, j’en arrive à penser que son amour s’exprime par la rêverie.
10. S’il est difficile de pénétrer un esprit adulte dans l’analyse, il est encore plus difficile de tenter de pénétrer l’esprit du nourrisson au moyen d’une hypothèse spéculative ; l’investigation de la rêverie chez l’adulte peut nous ouvrir une voie d’accès à ce problème. Si la rêverie est la source psychologique qui alimente les besoins d’amour et de compréhension du nourrisson, quel serait alors l’organe psychologique récepteur qui permettrait au nourrisson de profiter de la rêverie, tout comme les capacités digestives du canal alimentaire lui permettent de profiter du sein et du lait que le sein procure ? Autrement dit, si nous supposons que la fonction-alpha met à la disposition du petit enfant ce qui, sans cela, n’aurait d’autre possibilité que d’être évacué sous la forme d’éléments-bêta, quels sont les facteurs de cette fonction qui se rapportent directement à la capacité de rêverie de la mère ?
11. La capacité de rêverie de la mère est ici tenue pour inséparable du contenu parce que, de toute évidence, celui-ci dépend de celle-là. Si la mère nourricière n’est pas capable de dispenser sa rêverie ou si la rêverie dispensée ne se double pas d’un amour pour l’enfant ou pour le père, ce fait sera communiqué au nourrisson, même s’il lui demeure incompréhensible. La qualité psychique sera transmise aux canaux de communication qui forment les liens avec l’enfant. Tout dépendra ensuite de la nature de ces qualités psychiques maternelles et de leur impact sur les qualités psychiques du nourrisson, car cet impact constitue une expérience émotionnelle susceptible, par rapport au développement du couple et des individus qui le composent, d’être transformée par la fonction-alpha. Le terme de « rêverie » peut s’appliquer à n’importe quel contenu. J’entends le limiter ici à un contenu empreint d’amour ou de haine. Dans ce sens restreint, la rêverie est un état d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, un état d’esprit capable, autrement dit, d’accueillir les identifications projectives du nourrisson, qu’elles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises. Bref, la rêverie est un facteur de la fonction-alpha de la mère.
12. Revenons au nourrisson contenant24 un « besoin d’un sein » qui, comme je l’ai indiqué, est un sentiment équivalent à un mauvais sein25. Ce mauvais sein doit être échangé contre un bon sein. Le nourrisson capable de tolérer la frustration peut se permettre d’avoir un sens de la réalité, d’être dominé par le principe de réalité. Mais si son intolérance de la frustration passe un certain seuil, des mécanismes omnipotents sont mis en œuvre, et notamment l’identification projective. Ce mécanisme pourrait encore être considéré comme une mesure réaliste : il suggère en effet que l’on a saisi la valeur de la capacité de penser comme moyen d’adoucir la frustration sous la domination du principe de réalité. Mais son efficacité est subordonnée à la capacité de rêverie de la mère. Si celle-ci fait défaut, la capacité de tolérer la frustration du nourrisson reçoit un fardeau supplémentaire, car c’est sa capacité de tolérer la frustration comme telle qui est mise à l’épreuve. Je fais ici l’hypothèse que l’identification projective est une forme précoce de ce qui plus tard sera appelé une capacité de penser. Un nourrisson doté d’une forte capacité de tolérer la frustration pourrait survivre à l’épreuve d’une mère incapable de rêverie, donc incapable de pourvoir à ses besoins mentaux. À l’autre extrême, un nourrisson fondamentalement incapable de tolérer la frustration ne peut sans risque d’effondrement survivre même à l’expérience de l’identification projective avec une mère capable de rêverie ; il ne faudrait pas moins qu’une tétée ininterrompue, et cela n’est pas possible, ne serait-ce que par manque d’appétit. Nous avons donc approché une vie mentale jusque-là inexplorée par les théories élaborées en fonction de la névrose. Je n’ai pas l’intention d’approfondir ici cette investigation, à moins qu’elle ne se rapporte à la fonction-alpha.
13.
1. La fonction-alpha, en raison même de son statut d’inconnue, ne sera utilisée de manière pleinement efficace que si nous parvenons à en faire une constante. Sa flexibilité, si tant est qu’elle soit flexible, vient de ce que nous utilisons comme facteurs des variables pouvant être remplacées, ainsi que je l’ai déjà expliqué, par des théories et des concepts à valeur fixe. Les valeurs conférées aux variables (facteurs) doivent être véritablement constantes de sorte qu’une fois ces valeurs fixées la signification de la fonction-alpha soit elle-même fixée. En pratique, on ne peut atteindre une certaine précision que si le facteur a été clairement décrit, ou, s’il s’agit d’une théorie, correctement cité26.
2. J’illustrerai cette tentative pour parvenir à une formulation précise au moyen de la fonction-alpha et des deux facteurs suivants : une identification projective excessive et un excès de mauvais objets. Supposons qu’en cours d’analyse ces deux facteurs occupent suffisamment le devant de la scène pour amener l’analyste à exclure d’autres facteurs qu’il a également observés. Si la théorie psychanalytique était agencée de manière rationnelle, on devrait pouvoir désigner ces deux facteurs par des symboles appartenant à un système de référence applicable uniformément et universellement. La théorie kleinienne de l’identification projective serait désignée par des initiales et par une référence à la page et au paragraphe. De même pourrait-on remplacer le point de vue de Freud sur l’attention par une référence. On peut d’ailleurs le faire dès à présent, encore que maladroitement, au moyen d’une référence à la page et à la ligne d’une édition « standard ». Ce type d’énoncé pourrait donner lieu à une simple manipulation de symboles, plus ou moins ingénieuse, d’après des règles apparemment arbitraires. La tentative visant à concentrer l’expérience clinique actuelle de manière à pouvoir l’exprimer au moyen d’une notation abstraite oblige l’analyste à exercer la précision et la rigueur de sa pensée ; s’il ne perd pas de vue l’arrière-plan réel auquel renvoie cette notation, il ne peut que retirer des avantages d’un tel exercice. De plus, un recensement attentif de ces formalisations lui permet de repérer quelles sont les théories qu’il utilise et quelles sont celles qu’il omet d’utiliser. Ayant constaté ces omissions, il peut en conclure ou bien que son appareil psychanalytique s’appauvrit, ou bien que certaines théories psychanalytiques, dans son expérience, n’ont pas fait les preuves de leur utilité clinique. Dans l’un ou l’autre cas, l’examen ne peut être que profitable. Cette formule permet d’établir un résumé « sténographique » d’un certain nombre de séances. Il est alors possible de voir ce qui lie un résumé à un autre et par conséquent de prédire les situations analytiques susceptibles de se développer, en se reportant aux systèmes scientifiques déductifs où ces facteurs apparaissent sous la forme d’hypothèses ou de prémisses. La fonction-alpha peut être une des préoccupations majeures de l’analyste dans une séance particulière, mais cela ne veut pas dire qu’elle continuera de l’être ou, si oui, qu’elle aura la même valeur dans les semaines qui suivent. On constatera, dans un autre groupe de séances, que la croyance en l’existence d’un mauvais objet est affirmée dans le but d’exprimer un dénigrement envieux d’un bon objet. Dans ce cas, la formulation reflétera le changement des facteurs. La semaine suivante, la fonction-alpha pourra ne plus avoir la même importance, d’autres facteurs et une autre fonction l’ayant peut-être remplacée. Le principe d’application de la théorie des fonctions reste le même, quelle que soit la fonction et quels que soient les facteurs qui la constituent.
3. L’analyste soucieux de mettre au clair ses idées ferait bien d’avoir son propre recueil des théories psychanalytiques le plus souvent employées par lui, comprenant des références à la page et au paragraphe qui en rendront l’identification plus sûre.
4. La faculté de se souvenir de ce que le patient a dit devrait aller de pair avec la faculté d’oublier, de manière à ne pas masquer par un trop-plein de préconceptions ou de conceptions erronées (mis-conceptions) le fait que chaque séance est une nouvelle séance et, comme telle, une situation inconnue appelant l’investigation psychanalytique. Et pourtant, l’analyste doit compter avec la connaissance du patient et les découvertes et les travaux de ses prédécesseurs. Cela ne fait que renforcer la nécessité de disposer d’une structure solide, d’un cadre théorique de la psychanalyse, capable cependant d’une certaine flexibilité d’action. On constatera d’autant mieux que l’on s’écarte d’une théorie que cet écart amoindrit la rigidité de la structure théorique. Par exemple, l’auteur se référant au transfert au moyen d’une citation précise marque ainsi son intention d’employer le terme dans un sens déjà établi. S’il est dit qu’un des facteurs du transfert est l’angoisse consciente éprouvée à l’égard de l’analyste, il devient évident que l’auteur a en tête un autre phénomène que celui décrit par Freud dans le passage auquel il fait référence. La flexibilité vient de ce que l’on travaille avec des fonctions qui sont des variables, dont la valeur n’est constante qu’une fois ces variables remplacées par des facteurs qui sont des constantes. Pour l’instant, la simple référence à la page et à la ligne de la théorie prise comme facteur est encore ce qui se rapproche le plus d’une constante.
5. Je ne tiendrai pas compte de la détérioration de l’équipement théorique et analytique de l’analyste : une méthode de formulation suffirait à la mettre en évidence et inciterait l’analyste à prendre les mesures qu’il juge nécessaires. L’utilisation diminuée d’une théorie psychanalytique est le signe que cette théorie n’a pas survécu à l’épreuve de la pratique analytique.
6. Un enregistrement des séances indiquant de manière succincte le progrès de l’analyse en représentant les théories employées ne servirait pas simplement d’aide-mémoire à l’analyste. S’il est primordial de disposer d’un enregistrement du travail accompli, et indirectement de la méthode de travail utilisée par l’analyste, le problème fondamental demeure la nécessité d’un système de notation capable à la fois d’enregistrer les problèmes analytiques et de les élaborer.
7. Le système de notation doit permettre à l’analyste de produire un enregistrement que lui-même peut comprendre, passé un certain temps, et qui peut être communiqué aux autres sans subir une trop grande perte de sens. Le développement de la psychanalyse exige que l’on trouve une notation capable d’enregistrer le travail analytique, à l’instar de la notation mathématique qui enregistre les faits ; mais, de même que la notation mathématique enregistre les faits tout en fournissant un instrument de calcul, de même la notation psychanalytique idéale devrait fournir un instrument pour élaborer le problème que la notation a permis d’enregistrer.
14.
1. En transformant l’expérience émotionnelle en éléments-alpha, la fonction-alpha joue un rôle déterminant, parce que le sens de la réalité importe autant à l’individu que le fait de manger, de boire, de respirer ou d’éliminer les déchets. L’incapacité de manger, de boire ou de bien respirer a des conséquences désastreuses sur la vie elle-même. Mais l’incapacité d’utiliser l’expérience émotionnelle provoque un désastre de même ampleur dans le développement de la personnalité ; je compte au nombre de ces désastres les différents degrés de détérioration psychotique que l’on pourrait décrire comme une mort de la personnalité. Comme toujours, l’utilisation d’un modèle, ici le modèle du système digestif, s’expose aux dangers indiqués à la page 1, infra. Pour atténuer ces dangers et donner un tour scientifique à la discussion, nous avons besoin d’une notation capable de représenter l’expérience émotionnelle. La création d’une telle notation serait facilitée si chaque analyste composait sa propre anthologie d’une théorie psychanalytique opératoire, à partir de quelques théories de base bien comprises et capables, isolément ou combinées les unes aux autres, de couvrir l’éventail le plus large des situations susceptibles de se produire. Je tracerai à présent les grandes lignes d’après lesquelles nous pourrions, me semble-t-il, utilement progresser.
2. Les sentiments que nous nommons « amour » et « haine » sembleraient des choix évidents si nous nous donnions comme critère de sélection les émotions de base. L’envie et la gratitude, la dépression, la culpabilité et l’angoisse occupent toutes une position privilégiée dans la théorie psychanalytique et pourraient donc figurer, avec le sexe, au côté de l’amour et de la haine. En fait, je préfère isoler trois facteurs que je tiens pour intrinsèques au lien unissant deux objets considérés comme reliés entre eux. On ne peut concevoir une expérience émotionnelle isolément d’une relation. Les relations de base que je propose sont : 1) X aime Y ; 2) X hait Y ; 3) X connaît Y. Ces liens seront désignés par les signes A, H et C. Quelles réalisations pourraient correspondre à ces liens abstraits A, H et C ? Imaginons une situation que tous les analystes connaissent bien : le patient Smith parle librement, il est coopératif, amical ; dans le cours de ses associations, il dit connaître un certain psychothérapeute, Jones, un homme parfaitement stupide et qui ne sait à peu près rien de la psychanalyse. Le patient le connaît bien et il a de bonnes raisons, ajoute-t-il, de le détester. Il a déjà traité un de ses amis, M. May, et les résultats ont été consternants : le ménage de son ami était harmonieux jusqu’au moment où son ami a commencé le traitement, etc. De toute évidence, nous avons affaire ici à une communication complexe. Il existe un lien entre le patient et l’analyste ; il existe également différents liens entre le patient et le psychothérapeute, entre le patient et son ami, entre le patient et l’analyste de son ami. Pour ce qui est du lien entre le patient et l’analyste, nous avons un témoignage direct. Quant au récit que fait le patient des autres liens, le témoignage est pour la plus grande part indirect ; bien sûr, rien n’empêche, si on le désire, d’utiliser le témoignage direct que fournit la séance pour compléter les propres dires du patient. Le patient dit connaître Jones. Devons-nous enregistrer cela comme Smith « C » Jones ? Il dit détester Jones. Devons-nous comprendre : Smith « H » Jones ? Le patient parle de son « ami » May. Devons-nous entendre Smith « A » May ? Ou bien existe-t-il dans le matériel antérieur de l’analyse, ou dans le comportement ou l’intonation du patient, quelque chose qui suggérerait un lien du type Smith « A » Mme May ? Mais peut-être disposons-nous aussi d’un matériel qui suggérerait l’existence d’une relation homosexuelle entre Smith et May ? On pourrait multiplier à l’infini les questions que peut susciter un épisode fictif de ce genre ou les réponses que l’on peut apporter à chacune de ces questions. En fait, il en est presque de même dans une séance réelle. Or, ce sont les réponses que l’analyste apportera aux questions qu’il commence à se poser qui détermineront son interprétation de ce qui constitue un témoignage direct de la nature du transfert. On pourrait penser, compte tenu de la complexité de la situation analytique, qu’il n’y a aucun avantage à l’enregistrer simplement au moyen d’un de ces trois signes. En admettant même que le signe serve à traduire une partie seulement de l’expérience émotionnelle — le lien —, l’épisode fictif ne montre-t-il pas, soit que les signes A, H ou C masquent un lien complexe riche de variations infinies sous un signe d’une simplicité trompeuse, soit qu’ils définissent le lien avec une telle rigidité que leur application à une situation analytique réelle ne peut qu’aboutir à une falsification ?
3. Il n’y a pas lieu de penser que l’une ou l’autre de ces hypothèses soit fondée ; les signes sont suffisamment rattachés aux faits pour ne pas être de purs symboles dépourvus de signification et dans le même temps ils sont suffisamment abstraits pour que leur application à des situations émotionnelles réelles soit générale et non pas simplement accidentelle.
4. L’analyste doit arriver à apprécier la complexité de l’expérience émotionnelle qu’on lui demande d’élucider en limitant son choix à ces trois liens. C’est à lui de décider quels sont les objets liés entre eux et lequel, parmi ces trois liens, représente le plus exactement le lien réel entre ces objets.
Si le patient est amical, le lien peut être représenté par A. Ce n’est pas une représentation adéquate parce qu’il nous faut également enregistrer l’état du transfert. Je m’épargne le soin d’expliquer ce que j’entends par là, en enregistrant le transfert conformément au système déjà suggéré (p. 1, § 6, supra).
On verra que l’utilisation de A, H, C pour fournir à l’analyste la « clé » de la séance n’est pas la même que pour enregistrer une expérience émotionnelle ; autrement dit, le premier emploi fournit un compte rendu pour le moins incomplet de ce que l’on sait s’être produit. Mais il introduit un élément qui doit constituer une partie essentielle du système d’enregistrement pour que celui-ci soit jugé satisfaisant, à savoir un outil de travail. Résumer un épisode émotionnel au moyen de C revient à produire un enregistrement imparfait mais aussi à assurer un bon point de départ à la méditation spéculative de l’analyste. En ce sens, le système que je viens d’ébaucher, malgré son caractère naïf et grossier, comporte les rudiments de ce qui fait l’essentiel d’un système de notation : il est un enregistrement des faits et un outil de travail.
15.
1. Le choix de A, H ou C a pour but de produire un énoncé qui, autant que l’analyste puisse en juger, soit vrai. Il n’est pas nécessaire que cet énoncé représente exactement la réalisation qui lui correspond ; mais l’énoncé doit constituer, pour l’analyste, un reflet fidèle de ses sentiments : un énoncé sur lequel il pourra s’appuyer dans le but particulièrement important de se donner un critère auquel tous les autres énoncés qu’il se propose de produire pourront être référés. Dans l’hypothèse où c’est A qui est choisi, A désigne une qualité à laquelle l’analyste peut comparer d’autres qualités. A désigne aussi une quantité et, d’après cette quantité, l’analyste mesurera toutes les autres quantités. Autrement dit, s’il entend par A que les deux objets sont liés par un intense sentiment d’amour, l’analyste n’utilisera pas C aussitôt après pour désigner un lien aussi informel que celui exprimé par exemple par un « Oui, je sais » impatient. Le choix de A, H ou C n’est pas commandé par la nécessité de représenter les faits mais par la nécessité de fournir la clé de la valeur des autres éléments combinés dans l’énoncé formalisé. En psychanalyse, où un énoncé ne tire sa valeur que de son rapport aux autres énoncés, il existe un besoin pressant d’identifier cet énoncé clé. Il faut bien préciser que c’est sur un seul énoncé que l’analyste fonde la valeur de tous les autres éléments compris dans cet énoncé. En théorie, je ne vois pas pourquoi il ne choisirait pas à cette fin tout élément qui lui paraît convenir, mais en pratique tout plaide en faveur d’un élément choisi pour l’importance que les autres aspects de sa position dans l’énoncé total lui confèrent. De toute évidence, un élément qui revêt déjà une certaine importance est plus à même de remplir la tâche qui lui incombe qu’un autre élément. Le lien A, H ou C représente précisément ce type d’élément. Le signe choisi par l’analyste doit lui paraître fondé et, cela va de soi, être utilisé de manière constante. Si les autres éléments, comparés à l’élément choisi, semblent introduire une incompatibilité au sein de l’énoncé, ils doivent être harmonisés, ainsi que leurs relations — A, H ou C restant inchangés —, à moins que le choix ne se révèle mauvais ou que l’analysant n’ait évolué ; en ce cas, il faut abandonner tout l’énoncé et repartir à zéro. On voit que j’attache une grande importance au choix de A, H ou C et que, dans le choix de l’élément le plus apte à remplir le rôle que j’entends lui attribuer, j’ai une préférence pour le signe qui représente le lien ; mais je conçois sans peine qu’un analyste ait de bonnes raisons de vouloir fonder son énoncé « vrai » sur un élément différent ; je ne pense pas que le choix présente un degré de difficulté déraisonnable pour un praticien aguerri.
2. A, H ou C doivent être déterminés de telle sorte que l’analyste ait le sentiment qu’il a établi un point de référence. Ce faisant, on risque moins de produire un système d’abstractions dépourvu de tout arrière-plan et sujet à une simple manipulation ingénieuse et arbitraire.
16.
Le lien C
1. Je laisserai de côté A et H et m’attacherai à C parce qu’il a une importance particulière pour l’analyste : il a en effet directement trait à l’apprentissage par l’expérience. Je compte aborder dans le cours de la discussion d’autres points relatifs à la liaison que je n’ai pas encore eu l’occasion de traiter. Le premier point est que A ou H peuvent se rapporter à C mais que ni l’un ni l’autre n’est à lui seul capable d’engendrer C. xCy, l’analyste C l’analysant, je C Smith, autant d’énoncés qui représentent une expérience émotionnelle. Comme A et H, C représente un lien actif et donne à penser que si xCy, alors x fait quelque chose à y. C représente une relation psychanalytique. Dans le sens où j’entends l’utiliser, C n’implique pas une finalité ; autrement dit, C ne signifie pas que x est en possession d’une connaissance nommée y, mais plutôt que x est sur le point de connaître y et y sur le point d’être connu de x. L’énoncé xCy, dans la mesure où il signifie que x possède une connaissance nommée y, se range dans la double catégorie d’une relation entre la personne qui produit l’énoncé et la personne à qui l’énoncé s’adresse, et d’une relation avec x et y qui font l’objet de l’énoncé.
2. Dans la mesure où l’énoncé xCy signifie que x se préoccupe de connaître la vérité sur y, il correspond aux énoncés de relations que l’on dit informés par une perspective scientifique. Les techniques employées par ceux qui se situent dans cette perspective scientifique ont donné de meilleurs résultats quand y était un objet inanimé. La conviction que la perspective scientifique est prédominante dans la relation xCy est plus facilement maintenue si y est inanimé et si x peut lui-même se rapprocher de l’inanimé, par exemple si x utilise une machine. On accordera plus volontiers une valeur de vérité à l’enregistrement que constitue un cylindre enduit de noir de fumée* ou à l’enregistrement de la voix humaine qu’à un jugement humain qui nous est rapporté. Mais la simplicité de ce point de vue est démasquée lorsqu’il est dit par exemple qu’un enregistrement photographique est incapable de rendre ce qui n’est accessible qu’à l’œil nu.
3. Le doute sur l’aptitude de l’homme à connaître quoi que ce soit sous-tend toutes les recherches du philosophe des sciences ; de nos jours, ce doute est ravivé par la prise de conscience incontournable que la situation représentée par les termes abstraits xCy est identique à xAy ou à xHy, en ceci qu’un élément animé en fait intrinsèquement partie. Autrement dit, à mesure qu’on introduit une machinerie inanimée pour remplacer l’élément vivant, A, H ou C cessent d’exister. Le problème auquel ont été associés les philosophes des sciences revêt avec la psychanalyse une importance nouvelle et ce pour deux raisons principales : x a la force mais aussi, comme le montre bien la psychanalyse, la faiblesse dont il a toujours été soupçonné, quand il se lance dans une investigation de y qui est liée à la capacité de y d’avoir un contact avec la réalité. Je n’ai pas l’intention de m’étendre sur les problèmes philosophiques que cela pose — ils ont été développés par Kant, Hume et leurs successeurs. Je veux simplement souligner que tout ce qui a été dit sur les problèmes de la connaissance s’applique avec une force particulière à la psychanalyse et que la psychanalyse s’applique avec une force particulière à ces problèmes.
4. La question : « Comment x peut-il connaître quelque chose ? » traduit un sentiment — un sentiment apparemment douloureux et inhérent à l’expérience émotionnelle que je représente par xCy. Suivant la capacité de tolérer la frustration qu’a la personnalité, une expérience émotionnelle ressentie comme douloureuse appelle soit une tentative pour fuir la douleur, soit une tentative pour la modifier. La fuite ou la modification, conformément à ce que dit Freud dans « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique », visent à supprimer la douleur. Il y a tentative de modification quand la relation xCy est utilisée de manière à obtenir une relation où x est possesseur d’une connaissance nommée y — cette signification de xCy que j’ai déjà écartée à la page 1, supra. Il y a tentative de fuite, d’autre part, quand la signification « x est possesseur d’une connaissance nommée y » est réintroduite afin que xCy ne représente plus une expérience émotionnelle douloureuse mais une expérience supposée dépourvue de douleur.
5. Une telle manœuvre vise moins à affirmer qu’à dénier la réalité ; elle vise moins à représenter une expérience émotionnelle qu’à en donner une représentation déformée (misrepresent it) de manière à la faire apparaître comme un accomplissement plutôt que comme une recherche d’accomplissement. On pourrait donc définir la différence entre une intention de mensonge et une intention de vérité comme un changement de sens apporté à xCy et la rattacher à une intolérance de la douleur associée à des sentiments de frustration. Le problème du passage d’une « connaissance » privée dans le domaine public est le même, qu’il s’agisse d’une représentation déformée ou d’une représentation fidèle de l’expérience émotionnelle. Nous devons prêter attention dans l’analyse de certains patients à leur incapacité de fournir, même pour leur propre compte, une représentation déformée de leurs expériences émotionnelles ; notre compréhension du malade sera d’autant plus profonde que nous aurons mesuré son incapacité de substituer une représentation déformée des faits à la représentation qui correspond à la réalité et qui par conséquent la met en lumière. L’explication de cette incapacité pourrait se trouver dans l’affirmation suivante de Freud : « C’est seulement l’absence de la satisfaction attendue qui a entraîné l’abandon de l’hallucination. » Il s’avère donc nécessaire d’aborder le problème avec deux intentions différentes, l’une étant la connaissance d’une personne ou d’une chose, une intention C en fait, l’autre étant la fuite de C et de l’expérience émotionnelle que C représente. Le procédé que je suggère, et qui est propre à C, dans le but de connaître « xCy » et ce qu’il représente, implique donc une identification à la personne qui entre en analyse. Il implique également une abstraction de la réalisation en vue de produire une formulation représentant cette réalisation et pouvant alors correspondre à — donc représenter — des réalisations encore inconnues.
17.
1. Dans l’activité C — l’activité de connaissance — où je suis engagé, je dois être conscient de mon expérience émotionnelle et capable d’en abstraire un énoncé qui saura représenter adéquatement cette expérience. Cette abstraction engendre un sentiment de confiance quand elle réussit à représenter d’autres expériences encore inconnues au moment où l’abstraction a été produite. Ce sentiment de confiance est semblable à celui qui est créé lorsqu’une conviction paraît être confirmée par le sens commun. La confiance vient de ce que l’on sait qu’il existe une corrélation entre les sens (voir point 2, infra) ou que plus d’une personne dans un groupe partage ce qui semble être le même énoncé de la même représentation d’une expérience émotionnelle. La confiance envers une représentation est associée à la conviction 1) que la représentation est confirmée par le sens commun et 2) qu’elle représente non seulement l’expérience émotionnelle d’où elle a été abstraite mais d’autres réalisations encore inconnues au moment où l’abstraction a été produite. C’est ainsi qu’une formalisation abstraite employant les signes A, H et C pour évaluer une expérience émotionnelle particulière peut être évaluée à son tour s’il se révèle qu’elle peut également servir de représentation abstraite pour une expérience émotionnelle différente.
2. L’abstraction peut donc être conçue comme une étape dans la publication qui facilite la corrélation par la comparaison entre la représentation qui a été abstraite et diverses autres réalisations, toutes différentes de la réalisation d’où la représentation a été abstraite à l’origine. La concrétisation, à l’inverse, peut être conçue comme une forme de publication qui facilite la corrélation par le sens commun, c’est-à-dire en énonçant quelque chose de façon à ce qu’on le reconnaisse comme objet d’un sens, mais capable cependant d’être expérimenté comme objet d’un autre sens. Le critère qui doit s’appliquer à l’énoncé est son aptitude à faciliter une expérimentation par plus d’un sens ou par les sens de plus d’une personne. (En astronomie, bien qu’on ne dispose que du seul sens de la vue et des données tirées de celui-ci, on peut établir des corrélations, parce que l’auteur de la découverte a réussi à transformer son expérience privée en une expérience publique vérifiable par d’autres observateurs, contemporains ou posthumes. Ici, la faiblesse qui consiste à ne pouvoir mettre à contribution que le témoignage d’un sens a été compensée par l’aptitude à abstraire l’énoncé d’une expérience émotionnelle originelle en termes suffisamment rigoureux pour que d’autres réalisations de la représentation soient recherchées, trouvées ou accidentellement découvertes plusieurs années après. C’est ainsi que Kepler a pu confirmer, plusieurs centaines d’années après, l’intuition de l’héliocentricité d’Aristarque.) La formulation mathématique n’est pas encore à la portée du psychanalyste, même s’il se dessine déjà certaines possibilités.
3. Les raisons de produire un énoncé abstrait sont les suivantes : 1) L’analyste est dans l’obligation de formuler son hypothèse de base. 2) Grâce à l’enregistrement que l’abstraction met à sa disposition, l’analyste a la possibilité de déceler le moindre signe de vieillissement de l’équipement théorique sur lequel il s’appuie. 3) L’analyste est assuré de ne pas perdre de vue la provenance de son équipement théorique dans l’histoire de sa discipline scientifique. 4) Les analystes praticiens pourront plus facilement constater que certaines théories jusqu’ici tenues pour établies sont en fait devenues redondantes ou ont été discréditées par l’expérience elle-même. 5) La mise en corrélation de l’énoncé abstrait avec des réalisations dont il n’est pas dérivé est de ce fait rendue possible. 6) Enfin, il y a intérêt à se donner un critère auquel pourront être référés tous les autres énoncés. On en trouvera quelques exemples dans les pages suivantes.
Le processus de l’abstraction auquel j’ai fait consciemment appel est essentiel à l’expérience émotionnelle xCy. Ce n’est pas un procédé secondaire que l’on pourrait simplement écarter.
4. Après avoir donné la priorité au lien et décidé d’en limiter la représentation aux trois signes A, H et C, nous pouvons aborder le problème de la représentation en considérant cette fois les mesures qui doivent être prises pour établir une méthode efficace de représentation déformée (MIS-representation). Puisque le processus d’abstraction n’est pas secondaire, qu’il n’est pas de ceux que l’on peut simplement écarter, l’individu qui veut parvenir à un état d’esprit observé chez certains psychotiques, où la capacité d’abstraction a été détruite, doit agir en conséquence. La valeur du mot chien, par exemple, qui désigne une classe et non un animal spécifique, en tant que méthode pour parvenir à l’abstraction et à la généralisation, est détruite, de telle sorte que le mot n’est plus utilisé comme le nom d’une chose mais comme chose en soi : « Les mots sont des choses. » Dans un système formalisé, destiné à représenter le lien C, il est nécessaire d’introduire des éléments capables de représenter cet autre type de représentation qu’est la représentation déformée. Cela peut se faire simplement en empruntant à la géométrie algébrique le procédé par lequel un changement de signe, appliqué par exemple à une ligne AB, représente un changement de direction de cette ligne. C représente le lien que j’ai déjà défini ; – C représentera alors le lien défini par l’in-compréhension (NOT understanding), la mé-prise (MIS-understanding). On en saisira mieux les implications si l’on précise que – A n’est pas identique à H et que – H n’est pas identique à A.
5. On se contentera pour l’instant de représenter les facteurs au moyen d’une référence à la ligne et à la page de cette partie de la littérature psychanalytique qui donne la meilleure définition du facteur auquel on se réfère. Il est encore trop tôt pour se mettre à la recherche des signes qui pourraient représenter les facteurs conformément au procédé que j’ai adopté pour A, H et C : le fait de substituer un signe à un terme communément accepté produit en effet un système formalisé coupé de son arrière-plan au point de perdre tout son sens, alors qu’en s’en tenant à un système de référence « à la page et à la ligne » on ne perd jamais de vue l’arrière-plan d’où sont tirées les théories. D’autre part, la formalisation et l’abstraction ont pour effet, en supprimant le concret et le particulier, d’éliminer tout ce qui pourrait masquer l’importance de la relation entre deux éléments. L’emploi de termes spécifiques, remarquables pour leur concrétude, s’il permet de maintenir l’arrière-plan d’où ces termes ont été tirés, masque le fait que les termes concrets sont des variables qui ne tirent leur valeur que du contexte dans lequel ils sont placés. Autrement dit, il est essentiel de trouver un ensemble de signes capable de représenter adéquatement une réalisation et de révéler la relation qui unit un signe à un autre signe — son contexte.
18.
1. Dans le travail en cours (l’activité C), j’ai eu recours à l’abstraction, par opposition au processus inverse de la concrétisation où les mots cessent d’être des signes abstraits et deviennent les choses elles-mêmes. L’abstraction et la formalisation sont essentielles à la démonstration adéquate d’une relation.
2. Le problème n’est pas seulement que des mots déjà investis d’une pénombre d’associations sont utilisés dans le but de décrire une situation inédite ; il tient aussi au fait que cette pénombre d’associations a été acquise au cours d’une tentative visant à établir une relation mentale avec des objets concrets. Cette tentative, dans le développement de l’individu, est beaucoup moins éprouvante que celle visant à établir une relation mentale avec une personnalité, la sienne propre ou celle d’une autre personne. Les sens fournissent à la personnalité un matériau qui doit être élaboré pour produire ce que Freud appelle « la conscience qui leur est attachée », c’est-à-dire attachée aux données des sens. Mais il est difficile de croire que les données des sens, telles qu’on les entend d’ordinaire, puissent fournir un matériau vraiment intéressant, quand l’objet des sens est l’expérience émotionnelle d’une personnalité (quelle qu’elle soit). Certes, dans un état de peur ou de rage, les sens peuvent fournir des données touchant le rythme cardiaque ou d’autres faits similaires qui seraient comme à la périphérie d’un état émotionnel. Mais il n’existe pas de données des sens directement liées à la qualité psychique, comme il existe des données des sens directement liées à des objets concrets. Aussi pourrait-on voir dans les symptômes hypocondriaques les signes d’une tentative pour établir un contact avec la qualité psychique, en substituant une sensation physique aux données des sens inexistantes de la qualité psychique. On peut penser que c’est en fonction de cette difficulté dont il était conscient que Freud a décidé de définir la conscience comme organe des sens de la qualité psychique. Il ne fait aucun doute pour moi que la personnalité a besoin de quelque chose pour établir un contact avec la qualité psychique.
3. Appliquée aux personnalités apparemment incapables d’une véritable activité du rêve — le psychotique borderline ou les parties psychotiques de la personnalité —, la théorie de la conscience comme organe des sens de la qualité psychique n’est pas satisfaisante ; au niveau de la pratique clinique, des contradictions se font jour qui ne peuvent être résolues que si l’on aborde le problème avec une théorie différente. La faiblesse de cette théorie de la conscience est manifeste dans la situation pour laquelle j’ai proposé la théorie suivante : la fonction-alpha, par la prolifération d’éléments-alpha, produit une barrière de contact, une entité qui sépare les éléments en deux groupes, l’un étant et formant le conscient, l’autre étant et formant l’inconscient. La théorie de la conscience est faible, elle n’est pas fausse ; une fois révisée, cette théorie pose que le conscient et l’inconscient, qui sont produits simultanément, fonctionnent comme s’ils étaient binoculaires et capables par conséquent d’être mis en corrélation, de se refléter l’un l’autre. En raison de sa genèse, un enregistrement impartial de la qualité psychique du soi est rendu impossible : la « vision » d’une partie par l’autre est, pour ainsi dire, « monoculaire ». Pour cette raison, et d’autres encore qui découlent de mon expérience clinique avec ces patients chez qui la partie psychotique de la personnalité est envahissante, je trouve insatisfaisante la théorie des processus primaire et secondaire. La faiblesse de cette théorie vient de ce qu’elle nous oblige à postuler deux systèmes là où, dans ma théorie de la fonction-alpha, une expérience émotionnelle est transformée en éléments-alpha27, et rend ainsi possibles la pensée du rêve, la pensée vigile inconsciente et l’emmagasinage dans l’esprit (la mémoire). J’attribue à un échec de la fonction-alpha l’apparition des éléments-bêta, les objets bizarres qui y sont étroitement liés et les troubles graves généralement associés à un envahissement excessif par les éléments psychotiques de la personnalité.
19.
1. L’attribution d’une valeur au terme de fonction-alpha est une tâche qui relève de la psychanalyse et d’elle seule. Son statut, dans la perspective adoptée ici, est celui d’une variable inconnue utilisée pour répondre au besoin d’un système d’abstraction conforme aux exigences de la psychanalyse. En ce sens, la fonction-alpha constitue l’objet même de l’investigation ; mais elle représente également l’instrument qui permet de mener cette investigation28. Nous établirons une distinction entre le concept de fonction-alpha et la réalisation qui nous paraît se rapprocher suffisamment de la théorie où le concept est employé pour justifier l’emprunt du terme de fonction-alpha comme désignation, même temporaire, de la réalisation.
2. Nous supposerons, pour les besoins de l’investigation analytique, que la genèse de toute abstraction est un facteur de la fonction-alpha. Cette hypothèse est compatible avec l’association établie entre l’effondrement de la fonction-alpha et la prédominance d’éléments-bêta qui se signalent par leur concrétude — au point que certains patients considèrent les mots non plus comme les noms des choses mais comme des choses en soi. Nous rapprocherons cette hypothèse des expériences émotionnelles où le problème clinique consiste précisément à établir la valeur de la fonction-alpha. Il nous faut d’abord déterminer ce qui, dans la relation d’une personne avec une expérience émotionnelle, correspond à une impression des sens. Les organes des sens, la prise de conscience qui leur est attachée et leurs réalisations se rapportent à l’expérience sensuelle d’objets concrets. Quel « organe » reçoit les « impressions des sens » propres à une expérience émotionnelle ? Et comment ces impressions d’une expérience émotionnelle sont-elles ensuite transformées en éléments-alpha ? Nous supposerons29 qu’il existe des impressions des sens d’une expérience émotionnelle analogues aux impressions des sens d’objets concrets. Si ce type d’impressions des sens existe, nous devrons nous demander si les éléments-alpha qui résultent de la transformation par la fonction-alpha d’une expérience émotionnelle sont différents des éléments-alpha qui résultent de la transformation par la fonction-alpha des données sensibles d’un objet concret et, si oui, en quoi consiste cette différence. Freud avançait que le modèle des processus primaire et secondaire était l’appareil réflexe ; l’application de la théorie des fonctions exige que l’on construise d’abord le modèle, puis que l’on regarde s’il peut être représenté par cette abstraction théorique que j’ai appelée le lien et si lui-même peut représenter, et dans ce cas comment, la réalisation qui a stimulé au départ la production du modèle. La fonction-alpha représente quelque chose qui existe quand certains facteurs opèrent de concert. Nous supposons qu’il existe des facteurs opérant de concert ou au contraire, que si pour une raison ou pour une autre ils n’opèrent pas de concert, autrement dit si les facteurs disponibles n’ont pas de fonction-alpha, la personnalité se trouve alors dans l’incapacité de produire des éléments-alpha, donc dans l’incapacité d’avoir des pensées du rêve, d’être consciente ou inconsciente, de refouler ou de tirer profit de l’expérience. Cette incapacité est dramatique parce qu’en plus des inconvénients évidents qu’entraîne l’impossibilité de tirer profit de l’expérience, la prise de conscience d’une expérience émotionnelle est aussi nécessaire, aussi vitale, que la prise de conscience des objets concrets réalisée au moyen des impressions des sens : l’absence d’une telle prise de conscience implique en effet une privation de vérité et la vérité semble essentielle à la santé psychique. L’effet sur la personnalité d’une telle privation est analogue à celui produit sur l’organisme par une privation de nourriture.
3. Grâce à l’abstraction et à ses produits — la fonction-alpha et ses facteurs — il m’a été possible d’étudier des inconnues psychanalytiques. Grâce à la concrétisation, autrement dit l’utilisation de termes se rapprochant de ceux utilisés au niveau de données empiriquement vérifiables, je peux maintenant continuer de m’interroger sur la partie de l’appareil psychique originaire qui doit être détournée pour constituer l’appareil que nécessite la pensée. Définissant la pensée comme une manière d’assurer la suspension, devenue nécessaire, de la décharge motrice, Freud dit simplement qu’elle s’est développée à partir de l’activité de représentation. Dans L’Interprétation des rêves, il est frappé par l’aptitude de l’appareil réflexe à servir de modèle pour l’appareil psychique engagé dans l’activité de rêver ; et c’est à la lumière de ce modèle qu’il élabore sa théorie des systèmes primaire et secondaire30. Je suggère que l’activité de pensée est ce que les exigences de la réalité imposent à un appareil qui n’est pas adapté à cette fin et, comme le dit Freud, qu’elle apparaît en même temps que la domination du principe de réalité. De la même manière, serais-je tenté de dire, ce sont les exigences de la réalité qui ont non seulement provoqué la découverte de la psychanalyse mais encore ont détourné la pensée verbale de sa fonction originaire, qui était d’assurer la suspension de la décharge motrice, pour lui assigner une tâche de connaissance de soi, tâche à laquelle elle n’était pas adaptée et qui lui imposait de subir des changements radicaux.
4. On verra que j’ignore la nature de la fonction-alpha et préfère lui conserver son caractère abstrait ; ainsi puis-je m’en servir comme d’une inconnue qui ne recevra de valeur que dans le cours de l’investigation analytique31. Je m’attaque donc à un problème différent de celui soulevé par Freud avec ses théories de la représentation et son modèle de l’arc réflexe. Je suppose qu’il existait un appareil qui a dû, et doit encore, s’adapter aux nouvelles tâches imposées par les exigences de la réalité en développant une capacité de penser. L’appareil qui doit ainsi s’adapter est celui qui, à l’origine, recevait les impressions des sens relatives au canal alimentaire.
Dans ce système, pour autant que je puisse me l’expliquer et mettre en mots ce que je déduis, voici ce qui se passe : le bébé a conscience de l’existence au-dedans de lui d’un mauvais sein, un sein qui n’est « pas là » (not there) et qui, n’étant pas là, éveille en lui des sentiments douloureux. Cet objet est ressenti comme étant « évacué » par le système respiratoire ou par le processus qui consiste à « avaler » un sein satisfaisant. Le sein avalé ne se distingue pas d’une « pensée », mais cette « pensée » dépend de l’existence d’un objet effectivement mis dans la bouche. Dans certaines conditions, déterminées par les facteurs de la personnalité, le processus de succion et les sensations qui l’accompagnent sont mis en équation avec l’évacuation d’un mauvais sein. Le sein, la chose en soi, ne se distingue pas d’une idée dans la tête (in the mind). Réciproquement, l’idée d’un sein dans la tête ne se distingue pas de la chose en soi dans la bouche. Je m’en tiendrai pour l’instant à deux situations : l’une est l’existence d’un sein actuel, ne se distinguant pas d’une expérience émotionnelle qui est elle-même une chose en soi et une pensée, mais à l’état indifférencié ; l’autre est l’existence d’un mauvais sein « besoin d’un sein » - mauvais sein qui est lui aussi un objet composé d’expérience émotionnelle et de chose en soi non encore différenciées. Il est clair que nous avons là un objet ressemblant étroitement à un élément-bêta. La réalisation et sa représentation mentale n’ont pas encore été différenciées. Les caractéristiques de cette condition apparaîtront mieux si j’énonce quelques-unes de ses manifestations. C’est ainsi qu’un nourrisson contenant un « besoin d’un sein » - mauvais sein peut l’évacuer en tétant le sein. Cela suppose nécessairement une relation topique étroite avec le sein actuel. Le nourrisson peut également l’évacuer par le système respiratoire ; il n’est pas besoin pour cela de sensations tactiles. Il peut l’évacuer en voyant le sein actuel ; pour cela, il faut qu’un sein actuel soit en vue, c’est-à-dire dans une position où être en vue est la même chose qu’être dans l’œil de l’esprit (in the mind’s eye), ce qui à son tour est la même chose qu’être dans la bouche. Quand tous ces événements consistent en évacuations du « besoin d’un sein » - mauvais sein, il est clair que s’il ne se trouve pas de sein disponible en réalité, le « non-sein » sera ressenti non seulement comme mauvais en soi mais encore comme « empiré » parce qu’il apporte pour ainsi dire la preuve concrète que ce mauvais sein a bel et bien été évacué. Cette situation correspond à celle où le terme exact pour décrire l’objet ressenti par le nourrisson comme existant serait « objet bizarre » plutôt qu’« élément-bêta ».
20.
1. Quand l’évacuation du mauvais sein est ressentie comme devant entraîner sa présence dans le monde extérieur, et une fois cette évacuation accomplie, apparemment dans l’acte même de téter le sein réel, les suites de l’évacuation sont moins douloureuses que dans le cas de l’évacuation respiratoire ou de tout autre mode d’évacuation. Cela stimule l’interaction entre le principe de réalité et le principe de plaisir-déplaisir. Nous pouvons à présent nous attacher 1) au processus par lequel la représentation se différencie de la réalisation correspondante, processus par lequel la chose en soi se distingue de l’idée (Bradley, I, 148) ou 2) aux effets de la correspondance entre l’alimentation et la pensée. Si nous empruntons la première voie, nous sommes directement amenés à examiner l’importance de l’abstraction qui, dans ce contexte, peut être envisagée comme un aspect de la transformation, par la fonction-alpha, d’une expérience émotionnelle en éléments-alpha.
2. La théorie kleinienne selon laquelle le nourrisson sent qu’il a évacué son mauvais sein dans le sein — combinée à la théorie selon laquelle la satisfaction d’un besoin peut être ressentie comme l’évacuation d’un besoin, le besoin étant lui-même un mauvais sein (pour employer un terme concret) ou ce que j’ai appelé un élément-bêta (pour employer une abstraction) —, cette théorie représente le sentiment qu’a le nourrisson que le sein actuel (in actuality) est un objet évacué et par là même un objet ne se distinguant pas d’un élément-bêta. Quelque chose doit maintenant se produire pour que l’enfant puisse continuer de se nourrir. Tel que je viens de le décrire, le processus sous-entend que la situation ne peut pas être reconnue comme objective. S’il y a un bon sein, un objet doux, c’est parce qu’il a été évacué, produit ; et de même pour le mauvais sein, le sein désiré, le sein amer, etc. Le sein ne peut pas être perçu comme objectif et ne peut pas davantage être perçu comme subjectif. De ces objets doux, amers, aigres sont abstraites la douceur, l’amertume, l’aigreur. Une fois abstraites, elles peuvent de nouveau être appliquées ; l’abstraction produite peut ensuite être utilisée dans des situations où une réalisation, qui n’est pas la réalisation originelle d’où elle a été tirée, se rapproche de cette abstraction. Par exemple, une expérience émotionnelle est associée au sein, où le nourrisson sent qu’un objet existe indépendamment de lui, sur lequel il peut s’appuyer pour la satisfaction de ses sentiments de faim ; si nous le supposons capable d’abstraction, nous dirons que le nourrisson se sent en mesure d’isoler dans l’expérience totale un élément qui est la croyance en l’existence d’un objet capable de satisfaire ses besoins. Concrètement, nous dirions : il existe un sein sur lequel le nourrisson peut s’appuyer pour satisfaire sa faim ; et l’abstraction de cet énoncé serait : il existe quelque chose qui peut et doit lui donner ce qu’il veut quand il le veut.
3. On peut produire un nombre indéfini d’énoncés pour représenter ce que le nourrisson ressent quand, en présence d’un observateur réputé impartial, il a été nourri au sein. De cette expérience émotionnelle et de l’énoncé qui la représente, et de tous les autres énoncés dont on peut raisonnablement penser qu’ils la représentent aussi, il est possible d’abstraire une série de nouveaux énoncés. Cette possibilité de produire un nombre extraordinaire d’énoncés est importante pour la procédure scientifique, surtout si l’on se réfère au passage précédent : aussi l’étudierons-nous ultérieurement. On peut présumer que le nourrisson a également la possibilité de « produire un grand nombre d’énoncés » et que c’est la nature de ces « énoncés » qui doit en fin de compte intéresser l’analyste. Dans un premier temps, les énoncés sont singuliers, tirés d’un épisode actuel, et concrets ; par la suite, les abstractions s’éloignent de plus en plus du concret et du particulier, jusqu’à ne plus porter trace de leur origine. Les abstractions ainsi produites peuvent ensuite être appliquées de nouveau à une réalisation, s’il se trouve une réalisation qui semble se rapprocher de l’abstraction.
4. Les situations rencontrées en analyse sont : 1) un patient incapable d’abstraire s’efforce d’exister avec un appareil psychique fonctionnant sur le mode de l’introjection et de la projection d’éléments-bêta ; 2) un patient capable d’abstraire produit des systèmes théoriques très éloignés de l’arrière-plan de réalisations d’où ils ont été abstraits, mais fait proliférer ces systèmes conformément à des règles qui font que les abstractions de chacun de ces systèmes sont cohérentes entre elles ; 3) un patient capable de produire des abstractions fait proliférer des systèmes, mais ces systèmes ne semblent obéir à aucun système établi de règles. Bien que la réalisation originelle soit inconnue — en ce sens, ce type de patient se rapproche de 2) — et que soit également inconnu le système de règles qui préside à la manipulation des abstractions, il lui est encore possible de trouver des réalisations se rapprochant de ses énoncés abstraits ; 4) un patient capable d’abstraire et de former des systèmes conformément à des règles attestant que le système n’est pas incompatible avec lui-même, mais incapable de trouver une réalisation à laquelle pourraient s’appliquer les systèmes abstraits ; 5) un patient capable d’abstraire et de combiner les abstractions produites au sein de systèmes conformément à des règles (dont on peut démontrer la nature) attestant que ces systèmes ne sont pas incompatibles entre eux. On doit pouvoir remonter jusqu’à la réalisation originelle d’où a été tirée l’abstraction. On trouvera de nouvelles réalisations se rapprochant des systèmes déductifs, même si ces réalisations ultérieures n’étaient pas encore connues au moment où l’abstraction qui les représente a été esquissée pour la première fois.
5. Je laisserai 1) de côté, parce que les systèmes abstraits dérivés de cet énoncé représentent des réalisations que l’on tient généralement pour différentes des réalisations correspondant à 2), 4) et 5). 3) représente une réalisation que nous aurons à considérer plus en détail. Il a ceci de particulier que les réalisations se rapprochant de cette représentation ont une ressemblance apparente avec les réalisations se rapprochant de 1) et avec les réalisations se rapprochant des représentations dérivées de 1).
6. Tout au long de la discussion de 1), 2), 3), 4) et 5), on aura intérêt à étudier l’abstraction en tant que facteur de la fonction-alpha. Nous devons maintenant nous attaquer aux deux tâches suivantes : la première est l’élucidation des réalisations originelles de l’abstraction, la seconde l’élucidation de la relation entre le modèle (au sens que Freud donne à ce terme quand il définit l’appareil réflexe comme le modèle de l’appareil occupé à rêver) et la réalisation d’où l’abstraction et les systèmes théoriques déductifs ont été tirés : dans quelle mesure et dans quelles circonstances cette réalisation originelle peut-elle constituer un modèle ou être utilisée comme modèle de l’abstraction qui en dérive ? En fait, on peut très bien l’utiliser comme modèle à son propre insu. J’ai dit, par exemple, que certaines locutions démontraient moins l’existence d’un souvenir que celle de « faits non digérés » (p. 1, supra) — expression qui sous-entend l’utilisation du système alimentaire comme modèle des processus de pensée. Nous avons des raisons de croire que c’est à partir des expériences émotionnelles associées à l’alimentation que l’individu a abstrait puis intégré différents éléments pour former des systèmes théoriques déductifs qui sont ensuite utilisés comme représentations des réalisations de pensée. L’utilisation du système alimentaire comme modèle, dans le but de démontrer et de comprendre les processus à l’œuvre dans la pensée, est donc justifiable. Aucune objection ne peut être élevée, sinon pour des raisons d’inefficacité, contre le procédé par lequel la réalisation originelle et l’expérience émotionnelle qu’elle a engendrée sont transformées pour fournir des représentations aux réalisations qui semblent s’en rapprocher. De plus, l’image concrète de la réalisation originelle peut servir de modèle pour une réalisation ultérieure. Une distinction importante doit être maintenue pour éviter toute confusion : la distinction entre la représentation formée d’éléments-alpha pour produire un système déductif théorique abstrait et le modèle formé d’images concrètes combinées suivant les relations qui sont censées unir les composantes de la réalisation originelle. Mais que dire de l’utilisation de notre connaissance du système alimentaire pour former un modèle non plus des processus mis en œuvre dans la pensée, mais des processus mis en œuvre dans la pensée sur la pensée ?
7. Les problèmes associés aux troubles de la pensée nous obligent à penser la pensée — ce qui soulève une question théorique : comment devons-nous penser la pensée ? quelle est la méthode la plus sûre ? Il est clair que nous pouvons utiliser à notre insu notre connaissance du canal alimentaire lorsque nous nous soucions d’élucider les troubles de la pensée, donc les phénomènes liés, et à l’attitude du patient face à l’activité de penser la pensée, et à sa capacité de penser la pensée. L’importance de cette question vient de ce que certains patients agissent comme s’ils croyaient digérer des pensées et comme si cela devait entraîner des conséquences similaires au fait de digérer des aliments. Autrement dit, quand ces patients s’efforcent de faire ce que nous appelons généralement méditer une idée, ils croient que les pensées ainsi traitées subissent un changement analogue à celui subi par les aliments qui sont transformés en fèces : certaines idées ou leurs représentations verbales survivent et, si elles sont exprimées, apparaissent non pas comme la preuve qu’ils possèdent une idée mais comme la preuve, noyée dans une mer de charabia (in a matrix of gibberish), que leurs pensées ont été détruites et dépouillées de toute signification, de même que l’on peut voir dans les fèces et leurs particules non digérées des aliments qui ont été détruits et dépouillés de leur valeur d’aliment32. Les interprétations adressées à ce type de patient doivent être formulées de manière à éviter les mots où le modèle du système alimentaire serait sous-entendu. Dans la pratique, une fois cette difficulté reconnue par l’analyste, des mesures peuvent être prises pour empêcher que la confusion ne s’aggrave. Mais ce problème donne à penser que l’emploi inconscient de ce modèle pourrait créer des difficultés non seulement pour le psychotique mais aussi pour le philosophe des sciences qui est confronté aux problèmes méthodologiques d’une pensée claire. Le terme même de « pensée claire » souligne combien le vocabulaire de la philosophie et celui de la psychanalyse, qui dans un sens entretient avec la philosophie une relation analogue à celle qui unit les mathématiques aux mathématiques appliquées, sont saturés par des modèles dérivés des impressions des sens des objets matériels. Aussi risquons-nous de recourir sans le savoir aux mêmes méthodes de compréhension, dont celle qui consiste à représenter des réalisations dans le domaine de la pensée au moyen des modèles employés lors de la réalisation originelle. Il est vrai que le modèle fourni par notre connaissance actuelle du canal alimentaire sera fort différent du modèle que fournit au nourrisson sa propre connaissance du système alimentaire. La même différence s’applique aux systèmes construits à partir des éléments-alpha dérivés du processus d’abstraction ; les abstractions du petit enfant ne sont pas celles de l’adulte.
21.
1. L’utilisation d’un modèle a l’avantage de redonner le sens du concret à une investigation qui peut avoir perdu contact avec son domaine à la suite de l’abstraction et des systèmes théoriques déductifs qui lui sont associés. Le modèle présente également l’avantage de constituer une voie d’approche primitive de l’abstraction, en ce sens qu’une expérience totale, par exemple l’allaitement, peut ensuite être utilisée comme modèle à l’occasion d’un problème ultérieur. L’imperfection du modèle en tant qu’instrument rend d’autant plus nécessaire la production d’abstractions.
2. Le modèle possède aussi les qualités qui lui permettent de remplir quelques-unes des fonctions d’une abstraction. Il permet au chercheur d’utiliser une expérience émotionnelle en l’appliquant dans sa totalité à une expérience ultérieure ou à un aspect de celle-ci. Ces avantages portent en eux-mêmes les éléments qui font que le modèle est finalement dépassé. Aucune expérience ne coïncide exactement avec une expérience antérieure ; un système scientifique déductif et ses abstractions, ou un modèle et les images qui lui sont associées, ne peuvent être qu’une approximation de la réalisation et vice versa.
3. Je ferai une distinction entre le modèle et l’abstraction en réservant le terme de modèle à la construction dans laquelle des images concrètes sont combinées entre elles ; le lien entre les images concrètes produit souvent l’effet d’un récit impliquant que certains éléments du récit sont la cause d’autres éléments. Le modèle est construit à partir des éléments tirés du passé de l’individu, tandis que l’abstraction est pour ainsi dire imprégnée des préconceptions qu’a l’individu de son avenir33. L’abstraction s’apparente au modèle en ce qu’elle trouve son origine dans l’expérience émotionnelle et qu’elle s’applique à une nouvelle expérience émotionnelle ; elle s’en éloigne par une plus grande flexibilité et une plus grande applicabilité, dues à la perte d’images concrètes particulières ; les éléments dans l’abstraction ne sont pas combinés par un récit, mais par une méthode visant à révéler la relation plutôt que les éléments reliés. Le système déductif, à partir d’une expérience émotionnelle, abstrait les qualités qui mettent en évidence la relation entre les éléments de cette expérience émotionnelle. Les éléments reliés ont une importance moindre. Le modèle souligne les éléments actuels, les images visuelles, en reléguant au second plan la manière dont ils sont combinés entre eux.
4. Le fait que toute réalisation n’est jamais qu’une approximation de la représentation, qu’il s’agisse d’une abstraction ou d’un modèle, nous incite à produire de nouvelles abstractions et de nouveaux modèles.
Si le chercheur ne tolère pas la frustration inhérente à tout apprentissage, il se complaira dans des fantasmes d’omniscience et dans la croyance en un état où toute chose serait connue. Connaître quelque chose équivaut alors à « posséder » une connaissance et non à ce que j’appelle C.
La description de la construction de modèles et de l’abstraction dans les chapitres 20. et 21. est elle-même un exemple de la construction de modèles et de l’abstraction employées en C (dans l’activité de « connaître » au sens d’« apprendre à connaître » quelque chose). Dans la mesure où la construction de modèles et l’abstraction présupposent la mise en œuvre de la fonction-alpha, elles sont compatibles avec tous les états d’esprit mentionnés en page 1, supra, à l’exception de 1). Lorsque nous avons affaire à 1), l’incompatibilité de 1) avec les autres cas signifie que 1) et 2), 3), 4), etc., coexistent mais sont coupés les uns des autres.
22.
1. L’écriture de ce livre est une réalisation de C. Les difficultés éprouvées par le patient qui souffre d’un « trouble de la pensée » ne sont pas différentes de celles rencontrées par les savants et par tous ceux qu’intéresse l’établissement des faits ; ces difficultés sont le résultat d’un échec à s’assurer des faits et supposent donc qu’on s’interroge sur la nature de cet échec. L’échec du patient qui souffre de troubles de la pensée prend de toute évidence sa source à l’intérieur de sa personnalité. La psychanalyse de cet échec est impossible si l’on ne comprend pas le problème du philosophe des sciences et, inversement, le problème de ce dernier est formulé de manière incomplète si l’on ne possède pas une expérience psychanalytique des troubles de la pensée34. L’investigation de l’abstraction comme partie essentielle de l’outillage psychanalytique empruntera cette double voie. J’examinerai d’abord l’abstraction comme un facteur de la fonction-alpha dans le lien C.
2. Supposons que le nourrisson répète une expérience émotionnelle où les éléments suivants sont constamment conjoints : il voit un homme, il a le sentiment d’être aimé de cet homme et de le désirer, et il entend sa mère répéter : « C’est Papa. » « Pa-pa-pa », dit l’enfant, « Oui, Papa », dit la mère. Le nourrisson abstrait de cette expérience émotionnelle certains éléments — dont la nature dépendra en partie de chaque nourrisson ; ces éléments abstraits recevront le nom de « Papa » dans d’autres situations où les mêmes éléments paraissent être conjoints ; c’est ainsi que se constitue un vocabulaire. Ceci n’est pas la description d’un fait ; je lui confère le statut d’un modèle d’où je pourrai abstraire une théorie, en espérant que cette représentation trouvera sa réalisation correspondante. La théorie que je tire de ce modèle est : « Papa » est le nom d’une hypothèse35. L’hypothèse nommée « Papa » est un énoncé selon lequel certains éléments sont constamment conjoints.
3. Puis le petit enfant en rencontre un autre qui lui aussi dit Pa-pa-pa, mais dans des circonstances qui ne semblent pas correspondre aux circonstances auxquelles son propre Pa-pa-pa est associé. Il y a un homme, mais ce n’est pas le bon. Et pourtant, certains éléments de cette nouvelle situation correspondent à certains éléments des situations qu’il tient pour des réalisations correspondant à son hypothèse nommée « Papa ». L’hypothèse doit être révisée de façon à représenter ces réalisations. Elle peut être abandonnée au profit d’une nouvelle hypothèse ou devenir un système d’hypothèses, un système scientifique déductif. Les expériences se poursuivent et le système scientifique déductif nommé « Papa » devient de plus en plus complexe. Me servant de ce modèle pour abstraire une théorie, je dirai que l’individu doit être capable d’abstraire d’une expérience émotionnelle des éléments qui semblent être constamment conjoints, et notamment cet élément qui est tout à la fois le nom de la théorie (ou de l’hypothèse ou du système scientifique déductif) et le nom de la réalisation qu’il pense devoir se rapprocher de la théorie. C’est ainsi que « chaise » est : 1) le nom donné à une chose en soi, telle qu’elle est censée exister en réalité — chose en soi qui, d’après Kant, ne peut être connue de nous36 ; 2) le nom donné à un fait choisi ; 3) le nom donné à une sélection de sentiments, d’impressions qui, grâce au fait choisi, paraissent liés entre eux et cohérents ; 4) le nom d’une hypothèse de définition qui pose que ces éléments sont constamment conjoints. 3) et 4) correspondent aux qualités primaires et secondaires de Kant. Ces distinctions sur la nature du contenu d’un terme tel que « chaise » ont leur importance pratique pour les psychanalystes confrontés à la nécessité, mais aussi à la difficulté, de la communication au sein d’un groupe. Je n’ai avancé jusqu’ici que deux termes, Papa et chaise, pour illustrer le nom d’une hypothèse, c’est-à-dire l’élément tiré d’une expérience émotionnelle et auquel le nom confère une certaine cohérence.
4. Le fait d’utiliser le terme d’hypothèse pour désigner cet objet que l’on appelle généralement un concept reflète le problème présenté en 3) tel qu’il se pose dans l’investigation psychanalytique. Le problème posé par l’expérience psychanalytique est l’absence d’une terminologie adéquate pour décrire cette expérience et, en ce sens, il s’apparente au problème qu’Aristote a résolu en supposant que les mathématiques avaient affaire à des objets mathématiques. De même, il convient de supposer que la psychanalyse a affaire à des objets psychanalytiques et que c’est au repérage et à l’observation de ces objets que doit s’intéresser le psychanalyste dans la conduite d’une analyse. 3) décrit un aspect de ces objets. J’emploie provisoirement le terme d’hypothèse parce que la signification associée à l’usage scientifique de ce terme correspond par certains côtés à l’objet psychanalytique. L’identification de cet objet dépend a) de la possibilité de trouver un moyen par lequel pourra être communiquée la nature de cet objet — ce qui implique d’employer les méthodes mêmes qui font l’objet de l’investigation — et b) de l’équipement mental que l’observateur réussira à acquérir. a) et b) viennent donc délimiter les problèmes sur lesquels l’investigation devra porter.
5. Seuls quelques éléments, parmi tous ceux qui composent une réalisation, possèdent des données des sens correspondantes liées entre elles, donc constamment conjointes. On peut alors considérer que ces éléments, et leurs données des sens correspondantes, ont été abstraits de la totalité des éléments de la réalisation. Une abstraction d’un niveau supérieur est produite quand les éléments reçoivent une dénomination qui est perçue comme différente de la réalisation qu’ils représentent. L’abstraction doit pouvoir remplir la fonction d’une pré-conception. La généralisation doit donc être capable de particularisation ; l’abstraction doit être capable de concrétisation. Le terme même de concrétisation sous-entend le modèle dont il dérive. Le modèle fournit un arrière-plan de signification permettant à mon énoncé de ne pas être coupé de la réalité au point de ne plus pouvoir s’unir à sa réalisation. Mais cette conséquence qui fait sa force devient une faiblesse quand elle est employée par un participant dans une relation où le lien est moins C. (J’écrirai désormais ceci « – C » ; cf. le chapitre 28. pour un examen détaillé de – C.) Cette faiblesse et son exploitation en – C apparaissent clairement dans l’analyse du patient qui semble incapable d’abstraire — du patient pour qui les mots sont des choses — les choses que le mot est censé représenter, mais qui pour lui ne se distinguent pas de leur nom et vice versa.
6. Peut-être verrons-nous plus clair dans les problèmes associés à l’abstraction si nous les considérons à l’inverse comme des problèmes liés au mouvement qui conduit du général au particulier, de l’abstrait au concret. Lorsque je parle de concrétisation, j’emploie (et j’espère qu’on le comprend) une métaphore. Ce type de patient ne le comprendrait pas. Pour lui, le mot serait un gros paquet de concret (a lump of concrete)37. Il en serait de même s’il essayait, comme je le fais moi-même, d’expliciter ce que je veux dire quand j’emploie le terme de concrétisation. Je peux avoir conscience d’une difficulté à expliciter ce que je veux dire, mais je ne pense pas que cette difficulté consiste à évacuer de gros paquets de concret lorsque je veux parler.
7. La théorie selon laquelle le concept est un énoncé posant que certains éléments sont constamment conjoints et le mot, le nom de cet énoncé, peut servir de modèle pour formuler une théorie plus abstraite et plus englobante. La réalisation de chacune des situations émotionnelles est une approximation du système scientifique déductif qui la représente, même si ce système scientifique déductif ou cette représentation n’ont pas encore été découverts.
8. Nous pouvons maintenant formuler plus facilement la nature d’un objet psychanalytique. Supposons que Ψ représente une constante, et (ξ) l’élément non saturé qui, une fois identifié, détermine la valeur de la constante. Nous pouvons utiliser la constante inconnue Ψ pour représenter une préconception innée. Le modèle dont je me servirai pour donner une signification temporaire au terme de pré-conception innée est celui du nourrisson : je supposerai qu’il a une pré-conception innée de l’existence d’un sein capable de satisfaire sa propre nature incomplète. La réalisation du sein fournit une expérience émotionnelle. Cette expérience correspond à ce que Kant appelle les qualités primaires et secondaires. Les qualités secondaires déterminent la valeur de l’élément non saturé (ξ) et par conséquent la valeur de Ψ(ξ). Ce signe représente maintenant une conception. L’élément précédemment non saturé (ξ) et la constante inconnue Ψ ont un dénominateur commun : le caractère inné de la personnalité. Représentons ce dernier par (M). L’objet psychanalytique peut alors être représenté par Ψ(ξ)(M). La valeur de (M), comme celle de (ξ), est déterminée par l’expérience émotionnelle suscitée par la réalisation, c’est-à-dire, dans le modèle que j’ai proposé, par le contact avec le sein. La valeur de l’objet psychanalytique Ψ(ξ)(M) est alors déterminée par l’identification de (ξ)(M) que vient précipiter la réalisation.
9. Ce n’est pas tout. L’extension du concept d’un objet psychanalytique, comme les extensions de tous les concepts biologiques, inclut les phénomènes liés à la croissance. La croissance peut être considérée comme positive ou négative. Je la représenterai par (± Y). Les signes plus et moins sont employés pour indiquer le sens ou la direction de l’élément qu’ils précèdent comme dans la géométrie coordonnée. Afin de souligner cet aspect de son extension, je représenterai l’objet psychanalytique par {(± Y)Ψ(M)(ξ)}. Seul le contact avec une réalisation déterminera si (Y) doit être précédé du signe plus ou du signe moins. L’abstraction tirée de l’objet psychanalytique se rapportera à la résolution des visées conflictuelles du narcissisme et du social-isme (social-ism). Si la tendance est sociale (+ Y), l’abstraction se rapportera à l’isolement des qualités primaires. Si la tendance est narcissique (– Y), l’abstraction sera remplacée par l’activité appropriée à – C, dont il n’a pas encore été question.
10. C, auquel est limité l’analyste, implique une abstraction opérée à partir d’un objet psychanalytique représenté par {(Y)Ψ(ξ)(M)}. L’abstraction doit pouvoir jouer le rôle de constante, de manière à remplir la fonction d’une inconnue, mais elle doit également, en raison de l’objet psychanalytique dont elle dérive, posséder les attributs d’une préconception qui est chargée, au contraire de la pré-conception innée, d’une pénombre de significations. Elle demeure une inconnue, mais l’éventail de valeurs qu’elle peut recevoir à la suite de l’identification de (ξ) est limité. Le terme de connaissance a priori ne peut s’appliquer qu’aux objets psychanalytiques où Ψ est une inconnue dont la valeur peut être déterminée par une identification illimitée de (ξ).
Il est nécessaire et sans doute possible de trouver des hypothèses susceptibles d’être utilisées dans les systèmes scientifiques déductifs soit comme prémisses soit comme hypothèses dérivées. Ces systèmes scientifiques déductifs abstraits des expériences émotionnelles pourront ensuite représenter des expériences émotionnelles autres que celles dont ils dérivent, mais se rapprochant malgré tout du système scientifique déductif en question. Le système scientifique déductif peut recevoir un tour encore plus abstrait de manière à offrir l’équivalent du calcul algébrique qui le représenterait.
23.
1. Voici comment Henri Poincaré décrit le processus de création de la formulation mathématique :
« Si un résultat nouveau a du prix, c’est quand en reliant des éléments connus depuis longtemps, mais jusque-là épars et paraissant étrangers les uns aux autres, il introduit subitement l’ordre là où régnait l’apparence du désordre. Il nous permet alors de voir d’un coup d’œil chacun de ces éléments et la place qu’il occupe dans l’ensemble. Ce fait nouveau non seulement est précieux par lui-même, mais lui seul donne leur valeur à tous les faits anciens qu’il relie. Notre esprit est infirme comme le sont les sens ; il se perdrait dans la complexité du monde si cette complexité n’était harmonieuse ; il n’en verrait que les détails à la façon d’un myope et il serait forcé d’oublier chacun de ces détails avant d’examiner le suivant, parce qu’il serait incapable de tout embrasser. Les seuls faits dignes de notre attention sont ceux qui introduisent de l’ordre dans cette complexité et la rendent ainsi accessible »38.
2. Cette description ressemble étroitement à la théorie psychanalytique des positions schizo-paranoïde et dépressive avancée par Mélanie Klein. J’ai employé le terme de « fait choisi » pour décrire ce que le psychanalyste doit éprouver dans le processus de synthèse. Le nom d’un seul élément est utilisé pour particulariser le fait choisi : le nom de cet élément de la réalisation qui paraît relier différents éléments qui jusque-là ne semblaient pas avoir de connexions entre eux. Les représentations des différents faits choisis acquerront à leur tour une cohérence similaire si la représentation appropriée à un certain nombre des faits choisis peut être trouvée. Les faits choisis, de même que le fait choisi qui semble introduire une certaine cohérence au sein même des faits choisis, découlent d’un ou de plusieurs objets psychanalytiques, mais ils ne peuvent être formulés conformément aux principes qui régissent un système scientifique déductif. Pour qu’un tel système existe, il faut que les faits choisis soient élaborés par des processus rationnels conscients. Alors seulement pourra-t-on formuler la représentation qui regroupe les faits choisis cohérents au sein d’un système scientifique déductif. Dans le système scientifique déductif, les hypothèses du système doivent être maintenues ensemble par des règles, mais celles-ci ne correspondent pas à ce qui, dans la réalisation, semble lier entre eux les éléments dont les relations ont été révélées par le fait choisi. Or, les règles qui maintiennent ensemble les hypothèses dans le système d’hypothèses, à savoir le système scientifique déductif, sont les règles de la logique. La relation entre les hypothèses d’un système scientifique déductif, à savoir la connexion logique mise en évidence par le système déductif, est caractéristique de la pensée rationnelle consciente mais diffère de la relation entre les éléments de la réalisation dont les phénomènes se révèlent être cohérents à la suite de la découverte du fait choisi. Le fait choisi est le nom d’une expérience émotionnelle, l’expérience émotionnelle qui consiste à découvrir une cohérence ; sa signification est donc épistémologique, et la relation des faits choisis ne doit pas être considérée comme logique. Les éléments que l’on tient pour reliés entre eux ont leur contrepartie réelle de choses en soi. Devons-nous supposer que le fait choisi représente une chose en soi et que la relation, c’est-à-dire la relation logique, entre les éléments du système déductif possède également sa contrepartie réelle, une chose en soi qui se rapproche de la logique déductive ? En fait, la formulation mathématique possède quelques-unes des caractéristiques d’une tentative pour formuler un système de relations entre des objets mathématiques auxquels pourrait correspondre une certaine réalisation de relations. En d’autres termes, il n’y a pas de raison pour que les règles qui régissent la manipulation logique des éléments d’un système scientifique déductif possèdent une réalisation correspondante. Il s’ensuit que la relation entre les éléments d’un objet analytique peut être totalement différente de la relation entre les représentations de ces éléments au sein du système scientifique déductif. Une meilleure compréhension de ce problème dépendra probablement de l’éclairage apporté par C à – C et aux objets psychanalytiques qui lui sont propres.
3. Le réseau de relations que l’on peut déceler dans le système scientifique déductif ou dans le calcul qui lui correspond peut n’avoir aucune réalisation, et ce pour les raisons suivantes. Les investigations fructueuses sont associées aux objets inanimés que l’objet animé a en commun avec l’objet inanimé. Dans ce cas, la structure logique du système scientifique déductif et du calcul algébrique qui le représente paraît avoir sa réalisation correspondante, vraisemblablement parce qu’elle est tirée d’une réalisation similaire. Autrement dit, il existe une réalisation qui semble correspondre approximativement au réseau actuel de relations qui est interne au système scientifique déductif lui-même. L’investigation des éléments essentiellement animés ne livre pas une telle correspondance. La forme d’association entre les éléments liés par un récit est différente de la forme d’association révélée par le passage de la position schizo-paranoïde à la position dépressive.
4. La forme narrative est associée à la théorie de la causalité, la seconde à la position dépressive et au fait choisi. Il se peut qu’aucune réalisation ne corresponde à ces deux théories.
5. Toute expérience peut servir de « modèle » pour une expérience encore à venir. Cet aspect de l’apprentissage par l’expérience est lié — sinon identique — à la fonction que Freud attribue à l’attention quand il dit qu’elle « doit prélever périodiquement des données du monde extérieur pour que celles-ci lui soient connues quand surgit un besoin intérieur pressant ». La valeur du modèle vient de ce que ses données connues sont capables de répondre à un besoin intérieur ou extérieur pressant. La cohérence des éléments du modèle que l’on a identifié à la réalisation est alors ressentie comme appartenant aux éléments de la réalisation elle-même.
6. Pour qu’une expérience émotionnelle puisse être utilisée comme modèle, ses données des sens doivent avoir été transformées en éléments-alpha susceptibles d’être emmagasinés et mis à la disposition de l’abstraction. (En – C, c’est la signification qui est abstraite, laissant une représentation dépouillée.) La construction de modèles au cours de l’expérience se rapporte au modèle que nécessite cette expérience ; la fonction-alpha, elle, produit, au cours de l’expérience, les éléments nécessaires à la construction de nouveaux modèles pour une expérience ultérieure ; le modèle est toujours précipité au cours de l’expérience pour laquelle il s’avère nécessaire. Les éléments sont retirés du « magasin mental » (mental store) afin de fournir un modèle qui soit une approximation de l’événement qu’il est censé mettre en lumière. La personnalité abstrait de l’expérience les éléments susceptibles de se répéter et forme à partir de ces éléments le modèle qui retiendra quelque chose de l’expérience originelle, mais avec suffisamment de flexibilité pour lui permettre de s’adapter à des expériences nouvelles mais similaires. Elle abstrait les éléments pour construire un modèle, ou une abstraction, ou les deux. J’utiliserai le terme de modèle quand la construction est forgée pour répondre à un « besoin pressant » de concrétude. (Construction, forger, concrétude, ces trois mots présupposent les modèles d’où ils ont été tirés. J’ai conservé ce passage pour montrer l’influence latente, bien qu’elle soit ici facilement reconnaissable, du modèle.) Si un modèle s’avère nécessaire, les éléments seront retirés du magasin d’éléments-alpha qui, tout comme les images visuelles, portent la trace de l’expérience émotionnelle au cours de laquelle ils ont été formés. Plus ces éléments sont employés, plus le modèle devient rigide et plus son application est restreinte ; cette restriction est modifiée si le modèle formé à partir d’une combinaison de ces éléments est ensuite soumis à une abstraction plus approfondie. Il faut alors combiner les abstractions suivant les règles de la logique. Ce système d’abstractions constitue le système scientifique déductif.
24.
1. Supposons que le patient a produit une certaine quantité d’associations — ou tout autre type de matériel. L’analyste a alors à sa disposition :
1) Ses observations sur le matériel du patient ;
2) Les diverses expériences émotionnelles qu’il a lui-même vécues ;
3) La connaissance d’une ou plusieurs versions du mythe d’Œdipe39 ;
4) Une ou plusieurs versions de la théorie psychanalytique du complexe d’Œdipe ;
5) Plus quelques autres théories psychanalytiques fondamentales.
Certains aspects de la séance lui sembleront familiers ; ils lui rappelleront des expériences passées, analytiques ou non. À partir de ces sources, l’analyste peut se former un modèle ; le problème est de savoir si l’analyste est confronté à une réalisation de la théorie freudienne du complexe d’Œdipe. La théorie œdipienne ne correspond pas précisément à ce qu’un physicien nommerait un système scientifique déductif mais elle peut être formulée en des termes qui justifient son inclusion dans cette catégorie. Deux points faibles lui interdisent cependant d’être membre à part entière de cette classe : son manque d’abstraction et la structure particulière des relations entre ses éléments. Cela vient en partie de ce que plus les éléments sont concrets, moins ils se prêtent à une variation de combinaisons.
2. En outre, deux facteurs : 1) la nature actuelle du réseau de relations qui enserre les éléments et 2) l’origine mythique de ces éléments, font que cette théorie diffère des éléments du système scientifique déductif employé par le physicien. Un tel système dérive d’une réalisation mais peut en représenter une autre ; la formulation psychanalytique, elle, trouve son origine et son expression dans l’expérience émotionnelle d’un récit populaire (folk narrative) et elle est censée représenter une réalisation rencontrée en psychanalyse. Freud a tiré sa théorie de cette expérience émotionnelle qu’est l’investigation psychanalytique, mais sa description ne peut être comparée aux formulations qui sont généralement censées représenter une découverte scientifique. J’entends n’examiner ici que deux faiblesses méthodologiques de la théorie œdipienne :
1) Telle quelle, la théorie est trop concrète pour pouvoir coïncider avec sa réalisation : il ne se trouve aucune réalisation susceptible de se rapprocher d’une théorie dont les éléments, eux-mêmes concrets, sont combinés dans un réseau narratif de relations qui leur est intrinsèque et essentiel. Une fois isolés du récit, les éléments perdent de leur valeur.
2) Mais, inversement, si ces éléments sont généralisés, la théorie n’est plus qu’une manipulation ingénieuse d’éléments conformément à des règles arbitraires ; la formulation la plus courante de ce soupçon porté sur la théorie est la critique selon laquelle analyste et analysant se complaisent dans un certain jargon.
3. Cette formulation théorique qui semble à la fois trop concrète et trop abstraite demande donc à être généralisée pour faciliter l’identification de ses différentes réalisations, mais elle ne doit pas pour autant présenter le défaut, très souvent vérifié dans les mathématiques, d’apparaître comme une manipulation arbitraire de symboles. Peut-elle conserver ses éléments concrets sans rien perdre de cette flexibilité essentielle à son application psychanalytique ? On peut lui donner un tour plus abstrait, mais il n’est pas dit que nous réussissions à représenter le système scientifique déductif par un calcul algébrique. J’examinerai plus loin cette possibilité.
4. Je demeure convaincu que la pratique psychanalytique occupe une position scientifique solide. Je pense que la pratique des analystes qui consiste à élever la psychanalyse au rang d’une expérience de formation essentielle se heurte encore à des difficultés fondamentales parce qu’elle rend précisément possible la mise en corrélation du conscient et de l’inconscient ; mais je n’en pense pas moins qu’il existe un besoin pressant d’étudier les faiblesses qui découlent d’une mauvaise construction théorique, d’une absence de notation et d’une incapacité à prendre soin et à entretenir l’équipement psychanalytique (« prendre soin », « entretenir », « équipement » — toujours le même modèle sous-entendu).
25.
1. Le modèle peut être considéré comme l’abstraction d’une expérience émotionnelle ou comme la concrétisation d’une abstraction. Cette dernière s’apparente à la transformation d’une hypothèse en données empiriquement vérifiables. On peut considérer que le mythe remplit dans le groupe le même rôle, à l’échelle de la société, que le modèle dans le travail scientifique de l’individu.
2. Je prendrai pour exemple d’un modèle l’histoire fictive du petit enfant qui apprend le mot Papa. Cette histoire ne prétend pas rapporter un fait. Elle découle de l’expérience faite avec des patients en analyse, de l’observation d’enfants, de lectures diverses, entre autres philosophiques, et d’autres sources encore ; bref, elle découle de l’expérience — de mon expérience. C’est un artefact composé d’éléments que j’ai sélectionnés à partir de mon bagage d’expérience. Mais elle a été imaginée à des fins précises ; la sélection et la combinaison des éléments, loin d’être fortuites, sont destinées à « expliquer » ou éclairer le problème de l’abstraction. Elle n’a donc pas force de témoignage : elle ne tire sa valeur que de la facilité avec laquelle elle peut être communiquée et comparée aux faits. À l’inverse, lorsque je dis d’un patient qu’il a le sentiment que les mots sont des choses, je n’avance pas un modèle mais un exemple ; j’entends décrire une réalisation. Le modèle est construit pour éclairer mon expérience avec un patient en particulier et pour être comparé à cette réalisation. Chaque réalisation est une approximation possible d’une abstraction ou d’un système scientifique déductif, même si l’abstraction ou le système correspondants n’ont pas encore été découverts (p. 1, supra). La comparaison du modèle et de la réalisation peut apporter l’éclairage désiré ; elle peut aussi se révéler assez infructueuse pour m’amener à la conclusion que le modèle n’a aucune valeur et peut donc être abandonné. Les modèles sont éphémères ; en ce sens, ils diffèrent des théories : je n’hésiterai pas à me défaire d’un modèle déjà utilisé ou qui n’a pas donné les résultats escomptés. Au contraire, lorsqu’un modèle a fait plusieurs fois ses preuves, il est temps d’envisager sa transformation en une théorie.
3. Un psychanalyste peut construire autant de modèles qu’il le désire, à partir de tout le matériel dont il dispose. Mais il importe de ne pas confondre ces structures éphémères avec des réalisations ou avec des théories. Le modèle remplit une fonction utile, à condition de le prendre pour ce qu’il est. Quand l’analyste pense être en train de décrire un événement réel, il lui appartient de l’indiquer clairement s’il ne veut pas risquer de voir s’effacer la distinction entre l’événement — dont l’authenticité est attestée par tout un ensemble de témoignages — et le modèle. La même règle s’applique à la distinction entre le modèle et la théorie. Je m’attacherai à présent aux difficultés éprouvées par le psychanalyste à maintenir les deux distinctions suivantes : entre la théorie et le modèle, et entre le modèle et cette forme particulière de théorie qu’est l’interprétation psychanalytique.
4. Le processus d’abstraction d’une réalisation peut passer sans trop de heurts de la réalisation au système scientifique déductif grâce à la phase intermédiaire de la construction de modèles. Les éléments choisis sont tirés du modèle pour être ensuite utilisés comme éléments dans le système scientifique déductif. Ce procédé apparaît nécessaire quand le modèle utilisé pour éclairer une réalisation s’avère trop éloigné de celle-ci pour clarifier le problème qui demande à être résolu. Que se passe-t-il quand la réalisation est associée par erreur au modèle ? Je laisserai de côté cette éventualité, car il suffit pour remédier à cet échec de créer un nouveau modèle. Un échec important au contraire est celui qui survient quand le modèle semble coïncider en tous points avec la réalisation mais échoue néanmoins à refléter les développements de la réalisation dans le mouvement même de sa propre structure interne. Cet échec est susceptible de se produire chaque fois qu’un modèle est construit, mais le risque de le voir se produire est plus élevé en psychanalyse du fait même que nous nous occupons de la croissance et parlons de « mécanismes mentaux ». Le terme même de « mécanisme » suggère que, quel que soit le phénomène décrit, le modèle sous-entendu est plus approprié à une machine inanimée qu’à un organisme vivant : ne risque-t-il pas de mettre en relief ces aspects mêmes de l’organisme vivant qui sont communs à l’inanimé ? Cette limitation est grave parce que nous n’avons jamais autant besoin de modèles que lorsque le problème est complexe, c’est-à-dire lorsque les caractéristiques de la croissance sont déterminantes, autant dire la plupart du temps. Le terme de mécanisme sous-entend le modèle d’une machine — ce que n’est précisément pas la réalisation. Pourtant, c’est parce qu’existe le danger d’une trop grande abstraction que l’on ne peut se permettre de renoncer à l’utilisation de modèles. Les psychanalystes sont donc assurés de se familiariser avec la situation où le modèle utilisé pour éviter les dangers propres à toute théorisation — et j’inclus l’interprétation dans la théorisation — présente le défaut complémentaire d’être à ce point proche de la réalisation dont il dérive qu’il se révèle inopérant lorsqu’il lui est demandé de représenter une autre réalisation dont sa concrétude même le sépare. Ce défaut s’apparente au défaut de l’élément-bêta en tant qu’élément de pensée. La transformation que doit subir le modèle pour être employé en tant que généralisation est analogue au processus par lequel les données des sens sont transformées en éléments-alpha. Plutôt que de découvrir ou de construire un nouveau modèle, on peut recourir à une plus grande abstraction. Le modèle est alors remplacé par le système scientifique déductif. J’en illustrerai les conséquences par une approche scientifique des problèmes posés par les relations C.
26.
1. Les termes d’amour, de haine et de connaissance ont déjà leurs modèles. Un lien peut impliquer un modèle ou une abstraction. L’incapacité du patient à résoudre ses problèmes vient parfois de ce qu’il n’emploie pas les bons modèles. Dans ce cas, l’analyste, au moment de construire son propre modèle, doit être en mesure d’appréhender et de dévoiler le modèle employé par le patient. Le modèle de l’analyste doit être tel qu’il lui permette d’arriver à une interprétation des faits qui se présentent à lui. Si pour l’analyste c’est la pensée du patient qui est la cause et l’origine de ses troubles, il lui faut posséder son propre modèle et sa propre théorie de la pensée ; il lui faut également posséder un modèle du mode de pensée du patient et déduire, à partir de ce modèle, le modèle même de pensée que s’est construit le patient. Il peut ensuite comparer son modèle et son abstraction à ceux du patient. Le patient qui pense que les mots sont des choses en soi n’a pas le sentiment de faire ce que nous-mêmes pensons qu’il fait quand nous disons qu’il pense. Si nous voulons comparer le point de vue ordinaire sur la pensée avec le point de vue propre au patient, il nous faut trouver un modèle et une théorie appropriés. Un modèle largement diffusé, nous l’avons vu, est le modèle tiré de l’expérience émotionnelle du système digestif. Il n’est généralement pas nécessaire d’y renoncer, même si ses défauts sont évidents, car il peut être encore utile de parler de « faits non digérés ». Mais il est inapproprié à une investigation psychanalytique et un modèle différent s’avère nécessaire. Cette nécessité apparaît véritablement dans l’investigation psychanalytique des troubles de la pensée. L’investigation du développement mental montre que certains individus se comportent comme si leur modèle de pensée n’était pas celui d’un système digestif sain — n’était peut-être même pas celui d’un système digestif. Il est donc nécessaire de découvrir en quoi consiste leur modèle.
2. Freud a écrit que la pensée assure la suspension de la décharge motrice (« Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique ») : la pensée ne sert plus à décharger l’appareil psychique d’un accroissement d’excitations mais elle est employée pour modifier de manière appropriée la réalité. La pensée serait donc un substitut de la décharge motrice, bien qu’à aucun moment Freud ne dise que la décharge motrice cesse de fonctionner comme méthode pour décharger la psyché d’un accroissement d’excitations. Mais, au travers de l’identification projective, la pensée vient elle-même à remplir la fonction jadis dévolue à la décharge motrice — celle de débarrasser la psyché d’un accroissement d’excitations ; tout comme l’« action », elle peut être amenée à modifier l’environnement, selon que la personnalité est elle-même amenée à fuir la frustration ou à la modifier. On peut considérer que « l’activité de pensée » est le nom donné à un modèle ou l’abstraction tirée d’une réalisation ; il s’agit de déterminer ce que représente pour tel ou tel patient le terme de « pensée ». Cela peut vouloir dire par exemple que des pensées sont utilisées et qu’une pensée n’est pas un bon sein, qu’elle est un « besoin d’un sein » - mauvais sein. Le problème est alors de savoir comment le patient utilise cet « objet », surtout s’il se sent incapable de l’évacuer — de se décharger d’un accroissement d’excitations internes.
3. Le problème est simplifié si l’on considère que les « pensées » sont épistémologiquement antérieures à l’activité de pensée et que l’activité de pensée est appelée à se développer comme méthode ou appareil pour traiter les « pensées ». Si tel est le cas, il faut alors se demander si le sujet a l’intention de fuir ou de modifier ses « pensées » ou de les utiliser dans le but de fuir ou de modifier quelque chose d’autre. Si elles sont ressenties comme un accroissement d’excitations, elles peuvent être semblables ou même identiques aux éléments-bêta et, à ce titre, elles seront traitées au moyen de la décharge motrice et par l’emploi de la musculature à des fins de décharge. Il nous faut donc envisager la parole comme deux activités potentiellement différentes, l’une qui consiste à communiquer des pensées et l’autre à employer la musculature pour débarrasser la psyché des pensées.
4. Un appareil doit être produit qui permette de penser la pensée déjà là. Je prendrai pour « modèle » d’une pensée la sensation de faim qui est associée à l’image visuelle d’un sein qui ne la satisfait pas mais qui n’en est pas moins désiré. L’objet désiré est un mauvais objet. Tous les objets désirés sont de mauvais objets parce qu’ils excitent la convoitise (tantalize). Ils sont désirés parce qu’ils ne sont pas possédés en réalité ; s’ils l’étaient, il n’y aurait pas de manque. Comme ils n’existent pas, ce sont des objets particuliers qui diffèrent des objets existants. Les pensées, ou ces éléments primitifs que sont les proto-pensées, sont donc des objets mauvais, désirés, et dont il faut se débarrasser par la fuite ou par la modification. Le problème est résolu par la modification si la personnalité est dominée par l’impulsion de fuir la frustration, et par l’activité de penser les objets si la personnalité est dominée par l’impulsion de modifier la frustration. Dans la pratique analytique, il y a danger de confusion et de complication pour l’analyste parce que les deux types de personnalité emploient le même terme pour désigner des objets qui sont essentiellement dissemblables. Une comparaison fera ressortir cette dissemblance. Si c’est la fuite qui prédomine, le nom dénote un élément-bêta, c’est-à-dire une chose en soi et non sa représentation. La chose en soi est non existante, d’où son caractère excitant (tantalizing). Elle ne peut être traitée que par la renonciation (l’évacuation). Si c’est la modification qui prédomine, le nom dénote un élément-alpha, autrement dit le nom désigne la représentation de la chose en soi. Le nom est celui d’une chose en soi existante, donc potentiellement disponible dans la recherche de la satisfaction. D’autres complications risquent de survenir dans la mesure où un patient est rarement cohérent et ne dit pas clairement quels sont les objets désignés par les noms qu’il emploie.
5. Si le patient ne peut pas « penser » avec ses pensées, c’est-à-dire s’il a des pensées mais ne dispose pas de l’appareil de « pensée » qui lui permet d’utiliser ses pensées — bref, de les penser —, il en résulte une intensification de la frustration parce que fait défaut la pensée qui devrait permettre à l’appareil psychique de « supporter une tension accrue pendant l’ajournement de la décharge ». Les mesures prises par le patient pour se débarrasser des objets, des proto-pensées ou des pensées qui, à ses yeux, sont inséparables de la frustration l’ont conduit au point précis qu’il souhaitait éviter, à savoir une tension et une frustration qu’aucune capacité de penser ne vient soulager. L’absence d’une capacité de penser s’explique donc par un double défaut : l’absence d’éléments-alpha et l’absence d’un appareil pour utiliser les éléments-alpha qui pourraient exister. Ce double défaut n’est jamais plus évident que dans l’analyse d’un psychotique, quand le patient rétablit la fonction-alpha, donc sa capacité de rêver, mais demeure néanmoins dans l’incapacité de penser. Il a alors recours à l’identification projective, seul mécanisme susceptible de traiter les « pensées ». Mais au développement de la fonction-alpha correspondent une domination accrue du principe de réalité et un changement dans l’identification projective qui perd en partie sa qualité de fantasme omnipotent, à mesure que le patient acquiert la capacité de lui donner corps.
6. Cela se traduit dans la clinique par un sentiment accru de perte de la part du patient lorsqu’il prend la parole. Le sentiment de perte semble trouver son origine dans la prise de conscience que les pensées qui sont perdues sont de bonnes pensées ou des pensées estimables, différentes en cela des éléments-bêta. De son côté, l’analyste prend conscience d’un changement dans l’impact que produisent sur lui les manipulations du patient.
7. L’« activité de pensée », c’est-à-dire cette activité qui touche à l’utilisation des pensées, est embryonnaire même chez l’adulte et n’a pas encore été pleinement développée par l’espèce. Diverses tentatives conscientes sont faites dans ce sens. Le problème sera plus justement saisi et approfondi si on le rattache 1) aux « pensées » (thoughts) et 2) à l’« activité de pensée » (thinking) développée pour répondre au défi que représente l’existence des « pensées ». Dans la psychanalyse des « troubles de la pensée », l’investigation portera sur le développement et la nature des « pensées », sur les éléments-alpha et les éléments-bêta, puis sur la nature de l’appareil développé pour traiter les « pensées ». Alors seulement l’investigation pourra-t-elle s’attacher au contenu de la pensée ou à tout autre facteur ayant pu contribuer à son effondrement. Cette division en deux classes et l’attribution d’une antériorité aux « pensées » sont sujettes aux limitations inhérentes à la relation existant dans tout travail scientifique entre la réalisation et la théorie représentative à laquelle est censée correspondre la réalisation. La division et l’antériorité sont épistémologiquement et logiquement nécessaires, autrement dit la théorie selon laquelle une pensée est antérieure à l’activité de pensée est elle-même antérieure, dans la hiérarchie des hypothèses du système scientifique déductif, à l’hypothèse de l’activité de pensée. Une antériorité correspondante est épistémologiquement nécessaire pour la réalisation correspondant à la théorie de la pensée esquissée ici.
8. Parce que le modèle construit au cours de l’expérience émotionnelle qu’il a pour but d’éclairer n’est pas suffisamment abstrait, le recours au système scientifique déductif est nécessaire. Les éléments du modèle sont tirés d’expériences émotionnelles antérieures, grâce à l’intervention, menée conjointement à l’expérience émotionnelle, de la fonction-alpha. Le modèle est formé par l’exercice d’une capacité semblable à celle mise en œuvre dans la vision binoculaire, cette opération par laquelle les deux yeux mettent en corrélation les deux points de vue d’un même objet. L’utilisation en psychanalyse du conscient et de l’inconscient dans l’appréhension d’un objet psychanalytique est analogue à l’utilisation des deux yeux dans l’observation oculaire d’un objet sensible à la vue. Freud attribue cette fonction d’organe des sens de la qualité psychique à la conscience seule. Le système scientifique déductif est élaboré à partir de l’expérience émotionnelle — c’est un acte conscient de construction par lequel sont choisis des signes et formulées des règles pour leur manipulation. Un tel procédé peut-il être utilement adapté à l’investigation psychanalytique du développement des pensées et de l’appareil qui les emploie ? Je tenterai de répondre à cette question dans le dernier chapitre qui tiendra également lieu de sommaire.
9. On ne peut utiliser une théorie que si les conditions nécessaires à l’observation sont remplies. La plus importante de ces conditions est la psychanalyse de l’observateur certifiant qu’il a réduit autant que possible ses propres tensions et résistances internes qui, autrement, entraveraient sa vue des faits en rendant impossible une mise en corrélation du conscient et de l’inconscient. L’analyste doit ensuite apprendre à être attentif. Darwin soulignait que le jugement nuit à l’observation. Mais le psychanalyste doit aussi intervenir au moyen d’interprétations et cela implique qu’il exerce son jugement. Un état de rêverie inducteur de fonction-alpha, la mise en avant du fait choisi, la construction de modèles et un outillage limité à quelques théories essentielles rendent moins probable cette brusque interruption de l’observation à laquelle Darwin faisait référence ; les interprétations peuvent venir à l’esprit de l’analyste sans que l’observation s’en trouve trop perturbée.
10. Le « fait choisi », c’est-à-dire l’élément qui confère une cohérence aux objets de la position schizo-paranoïde et introduit ainsi la position dépressive, joue ce rôle en raison de son appartenance à un certain nombre de systèmes déductifs différents, à leur point d’intersection. La mise en avant du fait choisi s’accompagne d’une émotion semblable à celle éprouvée lorsqu’on regarde un objet pris dans une perspective réversible. Le processus en son entier repose sur une attention au repos ; telle est la matrice de l’abstraction et de l’identification du fait choisi. À partir du modèle ainsi construit et de son rapprochement avec la réalisation, une théorie spécifique, l’interprétation psychanalytique, doit être abstraite. Cette abstraction suppose que l’on distingue entre une théorie associée à un système scientifique déductif et une interprétation psychanalytique. L’analyste doit s’intéresser à deux modèles, celui qu’il est amené à construire et celui qui est sous-entendu dans le matériel produit par le patient.
11. Je considérerai d’abord le modèle qui doit être construit par l’analyste. Ce modèle est produit dans le cadre de la construction théorique mais ne constitue pas en soi une interprétation de ce qui se passe, sinon au sens usuel du terme. La théorie pertinente peut être la théorie œdipienne. L’analyste doit déterminer, à partir du matériel du patient, quelles raisons ont motivé sa production et quelle en serait l’interprétation exacte. Le modèle a son rôle à jouer dans cette détermination en permettant à l’analyste de relier ce que dit le patient à la théorie ou aux théories appelées en psychanalyse « complexe d’Œdipe ». Le modèle fait ressortir deux ensembles d’idées, l’un lié au matériel du patient, l’autre au corpus de la théorie psychanalytique.
12. La construction de modèles permet à la théorie psychanalytique de conserver sa structure sans rien perdre de sa flexibilité, seule capable de répondre aux besoins de chaque instant de la pratique psychanalytique. La théorie peut soit devenir trop rigide en raison même de sa concrétude, soit proliférer indéfiniment parce que les analystes, se trouvant dans une impasse, préféreront souvent produire une nouvelle théorie ad hoc plutôt que de se contraindre à utiliser correctement des théories déjà existantes. L’avantage de la théorie des fonctions et de la construction progressive de modèles qui en forme une partie essentielle est que l’analyste a suffisamment de champ pour se convaincre, et par là même convaincre son patient, que c’est bien le patient en tant qu’homme ou femme réels qui fait l’objet de son investigation, et non les mécanismes supposés d’un mannequin (dummy). La particularisation n’implique pas une prolifération des théories. Le modèle permet d’établir une correspondance entre la pensée du patient et le corpus central de la théorie psychanalytique au moyen d’interprétations étroitement liées à la théorie mais aussi aux énoncés et à la conduite du patient. La construction de modèles multiplie ainsi le nombre de situations dont l’analyste peut rendre compte et diminue le nombre de théories nécessaires à son équipement de travail. Si chaque analyste se donnait pour tâche de composer un recueil des théories psychanalytiques capables de constituer les prémisses d’où l’on pourrait tirer le plus grand nombre possible de théories subsidiaires, je crois que moins de six grandes théories suffiraient. L’efficacité de la psychanalyse tient moins à la quantité de théories que l’analyste peut maîtriser qu’au nombre minimal de théories qui lui permettent de rendre compte de toutes les situations susceptibles de se présenter. La portée d’un tel équipement théorique dépend de son mode d’application, qui lui-même dépend de la construction de modèles. On aura moins tendance à avancer de nouvelles théories alors même qu’elles ne sont pas nécessaires, si l’on garde clairement à l’esprit la distinction entre modèle et théorie. Le danger consiste à être ligoté par un système théorique frustrant, non pas parce qu’il est inapproprié mais parce qu’il est utilisé incorrectement.
27.
Ce chapitre est consacré à la construction de certaines théories qui m’ont paru utiles. Il est aussi destiné à illustrer l’usage que l’on peut faire de la théorie des fonctions et de quelques autres idées que j’ai avancées, et par là même il tiendra lieu de sommaire des principaux points du livre.
Le lien C
1. La théorie des fonctions et la fonction-alpha ne font pas partie de la théorie psychanalytique. Ce sont des outils de travail conçus pour aider l’analyste praticien à penser quelque chose qui lui est inconnu.
2. Le terme de « fonction », utilisé au sens de fonction de la personnalité, n’a pas la même signification que dans les mathématiques ou la logique mathématique, malgré certains points communs avec ces deux acceptions. Je propose d’introduire l’usage de ce terme dans la pratique de la psychanalyse ; sa désignation complète, s’il subsiste encore un doute, est « fonction psychanalytique de la personnalité », mais on peut la désigner simplement du terme de « fonction » et lui donner le signe Ψ. La fonction-alpha est un facteur de Ψ.
3. Le terme de « facteur » est le nom d’un élément de n’importe quelle fonction. Il peut être représenté par l’élément non saturé (ξ) dans Ψ(ξ) et il doit se trouver une réalisation qui s’en rapproche. La question de savoir ce qu’est la réalisation qui satisfait cet élément, au sens mathématique de satisfaire les termes d’une équation, sera déterminée par l’investigation psychanalytique elle-même.
4. La théorie des fonctions, et plus particulièrement la fonction-alpha, n’enlèvent ni n’ajoutent rien aux théories psychanalytiques existantes. En cela elles diffèrent des arguments suivants.
5. Mélanie Klein a décrit un aspect de l’identification projective qui a trait à la modification des peurs infantiles ; le nourrisson projette dans un bon sein une partie de sa psyché, à savoir ses sentiments mauvais. Ceux-ci, le moment venu, sont ensuite retirés et réintrojectés. Durant leur séjour dans le bon sein, ils sont ressentis comme ayant été modifiés de telle sorte que l’objet qui est réintrojecté apparaît tolérable à la psyché du nourrisson.
6. De cette théorie, je tirerai, pour m’en servir comme modèle, l’idée d’un contenant dans lequel un objet est projeté et l’idée d’un objet qui peut être projeté dans le contenant, objet que je désignerai du terme de contenu. La nature insatisfaisante de ces deux termes nous oblige à recourir à une abstraction plus approfondie.
7. Le contenant et le contenu sont susceptibles d’être conjoints et pénétrés par l’émotion. Ainsi conjoints ou pénétrés, ou les deux, ils subissent ce type de transformation que l’on appelle croissance. Lorsqu’ils sont disjoints ou dépouillés de l’émotion, ils perdent de leur vitalité, autrement dit, se rapprochent des objets inanimés. Le contenant et le contenu constituent tous deux des modèles de représentations tirées de réalisations psychanalytiques.
8. L’étape suivante dans l’abstraction est commandée par la nécessité d’une désignation. J’utiliserai le signe ♀ pour désigner l’abstraction qui représente le contenant et le signe ♂ pour désigner l’abstraction qui représente le contenu.
9. Ces signes dénotent et représentent à la fois. Ce sont des variables ou des inconnues en ce qu’ils sont remplaçables. Ce sont des constantes en ce qu’ils ne peuvent être remplacés que par des constantes. D’un point de vue syntaxique, ce sont des « foncteurs » (functors).
10. À la lumière de ce qui vient d’être dit, et bien qu’il soit essentiellement une fonction de deux objets, C peut être considéré comme une fonction d’un seul.
La manifestation la plus précoce et la plus primitive de C se produit dans la relation entre la mère et le nourrisson. En tant que relation d’objet partiel, elle peut être définie comme une relation entre la bouche et le sein. Formulée en termes abstraits, c’est une relation entre ♂ et ♀ (suivant la définition que j’ai donnée de ces deux signes).
En C (A et H sont des facteurs, donc subordonnés à C), ♂ est projeté dans ♀ : il s’ensuit une abstraction, que je qualifierai de commensale. J’entends par commensal que ♂ et ♀ dépendent l’un de l’autre pour leur bénéfice réciproque et sans que l’un porte préjudice à l’autre. Dans les termes du modèle : cette expérience est source de bénéfice et de croissance mentale pour la mère, tout comme elle est source de bénéfice et de croissance pour le nourrisson.
11. L’activité que je viens de décrire comme partagée par deux individus est ensuite introjectée de sorte que l’appareil ♂♀ s’installe dans le nourrisson pour former une partie de l’appareil de la fonction-alpha. À titre de modèle, pensons au nourrisson qui explore un objet en le portant à sa bouche. La parole qui, à l’origine, était le fait de la mère et remplissait une fonction de désignation rudimentaire est remplacée par le propre babillage du petit enfant.
12. Me servant du paragraphe 11 comme modèle d’où je pourrai tirer une théorie capable de représenter la réalisation du développement des pensées, je proposerai les termes suivants :
a) Pré-conception. Ce terme représente un état d’attente. Il correspond à une variable dans la logique mathématique ou à une inconnue dans les mathématiques. Il possède la qualité que Kant attribue à la « pensée vide » : elle peut être pensée mais ne peut pas être connue.
b) Conception. La conception est ce qui résulte de l’union d’une pré-conception avec les impressions des sens appropriées. J’emploie ici une expression où le modèle sous-entendu est évident. L’abstraction que l’on peut tirer de la relation d’une pré-conception avec des impressions des sens est ♀ avec ♂ (et NON : ♂ avec ♀).
13. En résumé : la relation entre la mère et le nourrisson décrite par Mélanie Klein comme une identification projective est intériorisée de manière à former un appareil capable d’accorder une pré-conception aux données des sens de la réalisation appropriée. Cet appareil est représenté par un modèle : l’union d’une pré-conception avec des impressions des sens dans le but de produire une conception. Ce modèle est à son tour représenté par ♂♀.
14. L’union répétée d’une pré-conception et de données des sens, qui produit une abstraction commensale, stimule la croissance en ♂ et ♀. C’est-à-dire que la capacité de prendre en soi (taking in) des impressions des sens se développe en même temps que la capacité de prendre conscience (awareness) des données des sens. La croissance de ♂ et ♀ peut être représentée visuellement par les modèles décrits aux paragraphes 16 et 17.
15. J’emprunterai à Elliot Jaques le concept de réticule (reticulum) pour le modèle de la croissance de ♀. (Ce faisant, je n’entends ni apporter des changements à son concept, ni prétendre que l’usage que j’en fais trouve sa justification dans les qualités intrinsèques du concept. La relation entre son concept et mon utilisation de celui-ci comme modèle doit être déterminée dans le cours du développement de la psychanalyse.) Le modèle que je propose est le suivant :
♀ se développe par apposition (accretion) de manière à produire une série de « manches » (sleeves) qui sont conjointes. Il en résulte un réticule où les trous sont les manches et où les fils formant les mailles du réticule sont les émotions. Empruntant à Tarski (Introduction to Logic, Oxford, 1956, p. 5) son image d’un questionnaire composé de blancs qu’il faut remplir, je comparerai les manches aux blancs du questionnaire. La structure du questionnaire trouve son répondant dans les fils croisés du réticule.
16. Le modèle pour la croissance de ♂ est un milieu (medium) où sont suspendus les « contenus ». On doit concevoir les « contenus » comme émergeant d’une base inconnue. Une image à deux dimensions en serait la parabole. Le milieu dans une relation commensale de ♂ et ♀ est le doute toléré. C’est-à-dire que le ♂ en développement peut être visualisé comme analogue aux éléments de la position schizo-paranoïde, mais sans le sentiment de persécution. C’est l’état décrit par Poincaré, que j’ai déjà cité, où les éléments n’ont aucune cohésion apparente.
17. Si nous reformulons les paragraphes 15 et 16 en termes abstraits, nous obtenons d’une part (♀ + ♀ + ♀,…) et d’autre part (♂.♂.♂,…), où les signes + représentent des variables remplaçables par des signes représentant des émotions et où les signes . représentent une constante représentant le doute.
18. La croissance de ♂♀ fournit la base d’un appareil d’apprentissage par l’expérience. Si nous reprenons les paragraphes 5 à 17, nous voyons que c’est à partir des pensées et du développement des pensées que surgit l’appareil pour penser les pensées. Je considérerai à présent la nature et le fonctionnement de cet appareil. Il ne saurait avoir la structure circonscrite et rigide que laisse supposer cette tentative d’exposition, d’abord parce que ma tentative en est une de clarification, ensuite parce qu’il me faut utiliser pour désigner quelque chose d’animé des termes comme « appareil » et « structure ». Je désignerai la croissance de ♂♀ au moyen des signes ♂ⁿ et ♀ⁿ. Les signes n’ont aucune signification logique, ils visent simplement à gagner du temps.
19. L’apprentissage dépend de la capacité de ♀ⁿ de demeurer intégré tout en perdant une partie de sa rigidité40. Tel est le fondement de l’état d’esprit de l’individu capable de conserver sa connaissance et son expérience tout en étant prêt à revoir les expériences passées de manière à être réceptif à une idée nouvelle. Ce dernier énoncé me servira de modèle d’où je tirerai l’abstraction suivante : les éléments (♀) de ♀ⁿ doivent être unis par une constante + susceptible d’être remplacée, en d’autres termes susceptible de fonctionner en tant que variable. À cette condition seulement, il peut représenter un appareil capable de changer d’émotions. La capacité de remodelage, donc de réceptivité, de ♀ⁿ dépend du remplacement d’une émotion par une autre émotion, également représentée par +. De la même manière, la pénétrabilité des éléments ♂ⁿ dépend de la valeur de « . ». La valeur de « + » et de « . » est déterminée par le même facteur, à savoir l’émotion, et l’émotion est une fonction de la personnalité.
20. J’ai décrit jusqu’ici un type d’abstraction que j’ai qualifié de commensal dans la mesure où le lien entre les objets est commensal.– C dépend de ce type de lien entre les objets durant toutes les phases de l’activité et de la croissance mentales. « + » et « . » représentant des émotions, il est évident qu’il nous faut connaître les émotions qui sont compatibles avec une relation commensale, donc avec C. Le problème trouvera un commencement de réponse dans le chapitre suivant où j’examine – C.
21. Le schème (pattern) ♀♂ représente une réalisation émotionnelle associée à l’apprentissage qui devient progressivement plus complexe à mesure qu’elle se répète dans le cours du développement mental. Je tenterai de clarifier cet événement qui se développe à mesure qu’il se répète (je le représenterai par ♀ⁿ ♂ⁿ) en m’attachant à l’un des aspects qu’il revêt à un stade plus développé et sophistiqué, et ce au moyen d’une description plus sophistiquée.
♀ⁿ représente un stade avancé dans une succession de stades qui part de quelques préconceptions indifférenciées relativement simples, vraisemblablement liées à l’alimentation, à la respiration et à l’excrétion.
22. Les abstractions qui résultent de la réunion commensale de ♀ et de ♂ comprennent la formation des mots — qui sont les noms des diverses hypothèses énonçant que certaines données des sens sont constamment conjointes. À partir de ces débuts relativement simples, le ♀ⁿ ♂ⁿ abstrait des hypothèses de plus en plus complexes et, pour finir, des systèmes entiers d’hypothèses appelés systèmes scientifiques déductifs. Ces systèmes extrêmement complexes, s’ils sont fort éloignés de leurs origines, conservent cependant les qualités réceptives désignées par ♀. Les phénomènes qui se rapportent aux réalisations se multiplient à mesure que se multiplient les réalisations, pourtant limitées au champ d’expérience d’un seul individu, jusqu’à embrasser un univers en expansion auquel correspond vraisemblablement une réalisation en expansion. ♂ⁿ doit posséder par conséquent sa contrepartie phénoménologique représentée par le concept d’infini.
Les éléments des multiples systèmes scientifiques déductifs doivent pouvoir se recombiner — l’utilisation d’une hypothèse tirée d’un système déductif comme prémisse dans un système déductif différent en est un exemple familier. Dans les termes de la théorie exposée ici, la liberté nécessaire à ces recombinaisons dépend des émotions qui imprègnent la psyché parce que ces émotions constituent des conjonctions qui enserrent les systèmes scientifiques déductifs et les éléments de ♂ⁿ. La tolérance du doute et la tolérance d’un sens de l’infini sont les conjonctions essentielles de ♂ⁿ qui rendent C possible.
28.
– C
1. Aux patients soucieux de prouver leur supériorité sur l’analyste en mettant en échec ses tentatives d’interprétation, on peut faire valoir qu’ils se méprennent sur les interprétations à seule fin de démontrer qu’une aptitude à se mé-prendre (mis-understand) est supérieure à celle de comprendre (understand). Une interprétation fondée sur cette intuition peut conduire à de nouveaux développements dans l’analyse. Face au patient qui souffre d’un trouble de la pensée, l’interprétation qui souligne cette absence de compréhension peut éclairer les choses, mais elle ne les fait pas vraiment avancer. Ce problème appelle un concept plus inclusif.
2. Me servant des procédés avancés ici, je partirai de l’abstraction représentée par le signe C et inverserai le signe pour en faire – C. À supposer que les signes de tous les facteurs soient également inversés, je peux utiliser les théories qui représentent les facteurs de C comme autant de préconceptions capables de m’aider dans la recherche des facteurs de – C. Ces facteurs, employés à présent comme le sont les pré-conceptions, peuvent être représentés dans leur nouvel emploi par ♀. On saisira mieux ce que cela signifie si je dis que je suis dans un état d’observation réceptive, par opposition à un état où je prononcerais un jugement sur ce que j’observe. Je compléterai cette description approximative en disant que je finis par m’absorber dans mon travail d’observation ou que je suis absorbé par les faits. Bref, je peux tenter de décrire mon activité mentale de plusieurs manières ; toutes peuvent contribuer à la compréhension de l’activité où je suis engagé, mais aucune ne le peut avec la précision que nécessite selon moi la communication d’un procédé psychanalytique. L’emploi du signe ♀ pour désigner le nouveau rôle des facteurs de C présente du moins l’avantage d’indiquer que la compréhension du lecteur devrait contenir un élément qui demeure insatisfait aussi longtemps que la réalisation appropriée n’a pas été découverte par lui — un élément qui peut être représenté par le signe Ψ(ξ), (ξ) étant le signe d’un élément non saturé.
3. Dans les paragraphes suivants, je m’efforce de consigner les résultats d’une observation où les préconceptions sont mises au service de la découverte et ne sont pas traitées comme des prédilections à éliminer si possible — ce qui de toute manière ne l’est pas.
4. On ne manquera pas de se demander, à divers moments de l’investigation, pourquoi un phénomène tel que celui représenté par – C devrait exister. La réponse à cette question doit être recherchée dans le travail psychanalytique mené avec tel ou tel patient. Je ne considérerai ici qu’un seul facteur — l’Envie. J’entends par ce terme le phénomène décrit par Mélanie Klein dans Envie et gratitude.
5. J’ai décrit le rôle de l’identification projective en C comme une relation commensale entre ♀ et ♂. En – C, par exemple chez un patient représenté par le signe Ψ(ξ) où une investigation préliminaire aura révélé que l’Envie est vraisemblablement un des facteurs capables de satisfaire (ξ), la relation de ♀ à ♂ est représentée par ♀ + ♂, où + peut être remplacé par Envie. Si je me sers de cette formulation pour représenter le nourrisson et le sein (pour employer des termes moins abstraits) et si je prends pour modèle une situation émotionnelle où le nourrisson éprouve la peur de mourir, le modèle que je construis est le suivant : le nourrisson clive et projette son sentiment de peur dans le sein, en même temps que son envie et sa haine envers le sein indifférent. L’Envie rend impossible une relation commensale. Le sein en C modérerait la composante de la peur dans la peur de mourir qui a été projetée en lui, et le nourrisson en temps voulu réintrojecterait une partie de sa personnalité devenue à présent plus tolérable et par le fait même source de croissance (growth-stimulating). En – C, le sein est ressenti envieusement comme ce qui retire l’élément bon ou estimable dans la peur de mourir et réintroduit de force dans le nourrisson un résidu dépourvu de toute valeur. Le nourrisson qui, au départ, avait peur de mourir se retrouve désormais aux prises avec une frayeur indicible.
6. La violence de l’émotion qui est associée à l’Envie, et qui peut être un des facteurs d’une personnalité où – C est apparu, affecte les processus projectifs de telle sorte que ce qui est projeté dépasse de beaucoup la seule peur de mourir. En fait, tout se passe comme si le nourrisson évacuait sa personnalité entière. Le processus de mise à nu décrit en 5 est donc beaucoup plus grave, parce que plus étendu, que celui qui est en jeu dans le simple exemple de la projection de la peur de mourir. On comprendra mieux la gravité de la chose si je dis que le désir de vivre, qui doit nécessairement précéder la peur de mourir, fait partie de la « bonté » que le sein envieux a retirée.
7. Dans la mesure où la projection du nourrisson est également provoquée par l’envie, elle est ressentie comme une mise à nu envieuse de la psyché (d’où n’aurait été retirée, en C, que la seule peur de mourir). Il n’y a donc pratiquement plus de nourrisson pour réintrojecter, ou dans lequel pourrait être réintroduite de force la peur de mourir, une fois celle-ci mise à nu. En C, ♀♂ trouveront leur habitat parce que le nourrisson peut les réintrojecter tous les deux. Au contraire, – ♀ et – ♂ font retour à un objet qui ne peut les envelopper que d’un semblant de psyché.
8. L’objet que j’ai décrit comme étant réintrojecté en C sous la forme de ♀♂ est un objet où la relation entre les éléments ♀ et ♂ est commensale. En – C, cet objet est envieux ; aussi nous faut-il examiner plus avant – ♀, – ♂ et – (♀♂). Cet objet présente un certain nombre de traits singuliers difficilement conciliables au sein d’une théorie cohérente. Je me contenterai donc de les décrire sans autre explication.
9. En premier lieu, sa caractéristique principale est ce que j’appellerai, faute de mieux, l’« absentéité » ou le « fait d’être sans » (without-ness). C’est un objet interne sans intérieur. C’est un canal alimentaire sans corps. C’est un sur-moi qui ne possède pratiquement aucune des caractéristiques du sur-moi tel qu’on l’entend en psychanalyse : c’est un « sur »-moi. C’est une affirmation envieuse de supériorité morale mais sans morale aucune. Bref, cet objet est le résultat d’un dépouillement (stripping) ou de la mise à nu (denudation) envieuse de tout ce qu’il y a de bon en lui et il est lui-même destiné à prolonger le processus de dépouillement décrit en 5, processus qui, à l’origine, se joue entre deux personnalités. Le processus de mise à nu se poursuit jusqu’à ce que – ♀ – ♂ ne représente plus qu’une supériorité-infériorité vide qui à son tour dégénère en nullité.
10. En ce qui concerne sa ressemblance avec le sur-moi, – (♀♂) se présente comme un objet supérieur qui affirme sa supériorité en trouvant à redire à chaque chose. Sa caractéristique la plus importante est la haine qu’il éprouve envers tout développement nouveau dans la personnalité comme si ce développement nouveau constituait un rival à détruire. L’émergence d’une tendance à rechercher la vérité, à établir un contact avec la réalité, d’une tendance en somme à la scientificité, aussi rudimentaire soit-elle, ne peut donc que se heurter à des attaques destructrices dirigées contre elle et à la réaffirmation de la supériorité « morale ». Cela implique une affirmation de ce que l’on pourrait appeler en termes sophistiqués une loi morale et un système moral, considérés comme supérieurs à une loi scientifique et à un système scientifique.
11. Reformulons autrement le paragraphe 10 : nous dirons que cela implique une tentative visant à conserver comme capacité essentielle le pouvoir d’éveiller la culpabilité. Ce pouvoir d’éveiller la culpabilité est déterminant et tout à fait approprié au fonctionnement de l’identification projective dans la relation entre le nourrisson et le sein. Cette culpabilité a ceci de particulier qu’en raison de son association avec l’identification projective primitive elle est dépourvue de signification. Le – (♀♂) se distingue donc de la conscience en ce qu’il ne se prête pas à une activité constructive.
12. À l’opposé de la fonction d’apprentissage (C) de ♀♂, – (♀♂) s’occupe de recueillir des éléments significatifs pour les soumettre à – ♀, afin que ces éléments soient dépouillés de leur signification et qu’il ne subsiste plus qu’un résidu dépourvu de toute valeur. Les interprétations de l’analyste font partie des éléments ♂ soumis à ce traitement : elles sont alors dénudées de leur signification. On opposera cette extraction envieuse au processus d’abstraction propre à ♀♂ en C. La fonction apparemment moïque de – ♀♂ se distingue d’une fonction véritablement moïque en ce qu’elle détruit la connaissance au lieu de la promouvoir. Cette activité destructrice est teintée de qualités « morales » qui découlent de la qualité « sur »-moïque de – (♀♂). Autrement dit, – ♀♂ affirme la supériorité de puissance du DÉS-apprentissage (UN-learning).
13. L’opération réussie de – (♀♂) conduit à un développement et à un pouvoir accrus de – ♀ et à une accumulation toujours plus grande d’éléments susceptibles d’être convertis en éléments – ♂. En d’autres termes, les éléments-alpha, quelle que soit la manière dont ils ont été obtenus, ne sont acquis que pour être convertis en éléments-bêta. Dans la pratique, cela revient à dire que le patient se sent moins environné d’objets réels, de choses en soi, que d’objets bizarres qui ne sont réels que dans la mesure où ils constituent les résidus de pensées et de conceptions qui ont été dépouillées de leur signification puis éjectées.
14. On pourrait résumer la relation entre C et – C en disant qu’en C la particularisation et la concrétisation de l’abstrait et du général sont possibles, alors qu’elles ne le sont pas en – C, parce que l’abstrait et le général, à supposer qu’ils existent, sont ressentis comme devant se transformer en choses en soi. À l’inverse, le particulier en C peut être généralisé et abstrait, mais le particulier en – C est dépouillé de toutes ses qualités ; le résultat final est une mise à nu et non une abstraction.
15. Enfin, et même si je n’entends pas développer ici ce point, les théories dans lesquelles j’ai employé C et – C peuvent également représenter des réalisations de groupe. En C, le groupe grandit par l’introduction de nouvelles idées ou de nouvelles personnes. En – C, la nouvelle idée (ou personne) est dépouillée de sa valeur, et le groupe en retour se sent dévalorisé par la nouvelle idée. En C, l’atmosphère est propice à la santé mentale. En – C, ni le groupe ni l’idée ne peuvent survivre, d’une part en raison de la destruction propre au dépouillement, d’autre part en raison du résultat du processus de dépouillement.
* Spoonerism désigne un lapsus linguae, du nom du Rév. W. A. Spooner (1844-1930) connu pour les avoir multipliés dans ses sermons et dans ses cours. (N.d.T.)
1 Le terme de « réalisation » est utilisé au sens où l’on dit que la géométrie euclidienne tridimensionnelle compte parmi ses réalisations la structure de l’espace ordinaire. L’expression est utilisée de façon aisément compréhensible dans Semple et Kneebone, Algebraic Projective Geometry, Oxford, University Press, 1956, chap. Ier, où le concept de géométrie est étudié.
2 Le terme de « système déductif » ou « système scientifique déductif » désigne ici tout ce qui se rapproche ou est censé se rapprocher des systèmes logiques décrits dans Braithwaite, Scientific Explanation, Cambridge University Press, 1955, chap. II et suiv.
3 Cf. K. R. Popper, The Logic of Scientific Discovery, Hutchinson, 1959, p. 35, n. 2, où cette difficulté est admirablement illustrée.
4 S. Freud, Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique (1911), GW, VIII, 232 ; SE, XII, 220. Les citations et références indiquées dans ce chapitre, qui visent à délimiter le domaine dans lequel je souhaite utiliser le concept de fonction-alpha, ne sont pas choisies avec la rigueur que nécessite selon moi un tel choix, lorsqu’il doit servir dans une théorie scientifique ou comme un facteur de la théorie des fonctions.
5 S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), GW, II-III, 620 ; SE, V, 615 ; trad. fr., Presses Universitaires de France, 1971, p. 522.
6 S. Freud, Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique (1911), GW, VIII, 232-233 ; SE, XII, 220.
7 M. Klein, Notes on Some Schizoid Mechanisms, in Developments in Psycho-Analysis, Hogarth Press, 1952, p. 300 ; trad. fr. in Développements de la psychanalyse, Presses Universitaires de France, 1966, p. 282.
8 M. Klein, ibid., p. 293 ; trad. fr., p. 276.
9 M. Klein, Importance of Symbol Formation in the Development of Ego, in Contributions to Psycho-Analysis, Hogarth Press, 1950, p. 236.
10 W. R. Bion, Differentiation of the Psychotic from the Non-Psychotic Personalities (1957), Int. J. Psycho-Anal., XXXVIII, 3-4, repris in Second Thoughts, Heinemann, 1967 ; Différenciation de la part psychotique et de la part non psychotique de la personnalité, trad. fr. de Claude Monod in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 10.
11 J’utilise le terme de « phénomène » pour désigner ce que Kant appelle les qualités primaires et secondaires.
12 Le terme de « chose en soi » désigne, comme chez Kant, les objets qui ne peuvent être connus de l’homme.
13 Le terme d’« envie » désigne ici l’ensemble des phénomènes dont Mélanie Klein a fait la description détaillée.
14 Cf. 4.4.
15 W. R. Bion, Differentiation of the Psychotic from the Non-Psychotic Personalities, Int. J. Psycho-Anal., XXXVIII, 3-4, repris in Second Thoughts, Heinemann, 1967 ; Différenciation de la part psychotique et de la part non psychotique de la personnalité, trad. fr. de Claude Monod, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1974, n° 10.
16 Cf. 6.2.
17 « Différenciation du conscient et de l’inconscient. » L’utilisation de ces termes montre bien la difficulté que pose l’utilisation de termes ambigus quand nous ne disposons d’aucun autre terme plus précis. Je ne veux pas dire « le » conscient ou « l’ »inconscient parce que cela impliquerait qu’un observateur soit appelé à différencier les deux objets. Pourtant, je n’entends pas exclure non plus cette connotation, parce qu’une fois les éléments différenciés, certains devenant conscients et d’autres inconscients, il est raisonnable de penser qu’il existe un inconscient, à supposer que ce concept soit opératoire.
18 Cela suppose une capacité intuitive qui semble assez peu compatible avec l’idée que nous nous faisons d’ordinaire de la folie. Dans la mesure où il s’agit d’une conduite délibérée, l’intention qui l’anime doit être contrôlée et dictée par la partie non psychotique de la personnalité.
Cette capacité qu’a l’écran-bêta de susciter tel ou tel type de réponse signifie que le patient aspire à un véritable matériel thérapeutique, en d’autres termes qu’il aspire à la vérité et que celles-là de ses pulsions qui sont tournées vers la survie sont surexploitées dans le but d’extraire la guérison d’un matériel thérapeutiquement pauvre.
* Bion entend par « perspective réversible » une représentation graphique pouvant figurer, par exemple, une coupe ou deux profils. Cf. aussi la figure du « canard-lapin » de Jastrow. (N.d.T.)
19 Le renversement de direction est compatible avec le traitement des pensées par l’évacuation ; autrement dit, si la personnalité ne dispose pas de l’appareil qui lui permettrait de « penser » les pensées, elle a cependant la possibilité de débarrasser la psyché des pensées, tout comme elle se débarrasse d’un accroissement d’excitations ; la méthode employée est le renversement de la fonction-alpha.
20 Ce processus par lequel les éléments-alpha sont dépouillés des caractéristiques qui les différencient des éléments-bêta est important. Un modèle pourrait en être la théorie selon laquelle le mot est le nom d’un système scientifique déductif, p. ex. « Papa ». Le système scientifique déductif consiste en une série d’hypothèses. Le système énonce que certains éléments sont constamment conjoints. La conjonction et les éléments conjoints dépendent de la pré-conception (une connaissance a priori de l’individu) et des réalisations qui se sont révélées être pour l’individu autant d’approximations successives de la pré-conception et l’ont ainsi transformée en une conception. La conception, à son tour, devient une abstraction, ou un modèle, auxquels de nouvelles réalisations pourront correspondre. Ce sont ces associations, à présent énoncées par le système scientifique déductif comme constamment conjointes (et qui, du fait même de cet énoncé, sont constamment conjointes dans l’esprit de l’individu), qui sont dissociées du mot qui désigne le système scientifique déductif, de sorte qu’il ne reste plus finalement que le mot « Papa ». Je ne tiens pas compte ici de la valeur sociale du mot « Papa » et encore moins de la version sociale du système scientifique déductif que ce nom désigne. J’examine un aspect de la question qui est antérieur à la publication et qui touche donc au domaine privé de l’individu. Il s’agit de cet aspect d’un phénomène que Kant appellerait la « qualité secondaire » — à moins que sa publication ne mette en évidence une universalité que Kant attribue aux qualités primaires.
21 Il serait impossible d’avancer dans cet exposé s’il me fallait chaque fois attirer l’attention du lecteur sur les nombreuses expressions que j’emploie moi-même où le modèle est sous-entendu plutôt qu’explicitement formulé. Pourtant, le problème qui m’occupe serait plus facilement étudié si j’introduisais de temps à autre, comme je le fais ici, ce type d’interprétation. Le terme même de « santé » suggère que le développement mental, tout comme le développement physique, repose sur le bon fonctionnement d’un système alimentaire mental. De même, « développement » peut suggérer une extériorisation, comme, à l’opposé, « enveloppement » peut suggérer une intériorisation. Un lecteur peut être inconsciemment affecté par le terme de « santé mentale » en raison même de l’effet de concrétisation que suppose le modèle sous-entendu, même si c’est une théorie avec laquelle il n’est pas d’accord. Mais il peut rester insensible au modèle implicitement contenu dans le terme de « développement ». Les lecteurs du King’s English de Fowler connaissent bien le problème auquel se trouve confrontée toute personne soucieuse d’écrire un bon anglais (cf. ses réflexions sur la métaphore dans le chap. III). Personne ne songera à accuser Fowler de traiter à la légère la question du bon anglais écrit ; pourtant, il traite ce problème dans un chapitre intitulé « Airs and Graces ». Pour l’analyste praticien, cette question touche à la racine même (à la source ou à la matrice) des problèmes concernant la capacité de penser et de communiquer ses pensées, problèmes qui, à leur tour, ont trait à la possibilité d’accéder ou non à une connaissance véritable.
22 « Sein » désigne ici le concept utilisé par Mélanie Klein.
23 Cette idée n’est peut-être pas sans rapport avec la formulation de Freud sur le processus primaire (L’interprétation des rêves (1900), GW, II-III, 607 ; SE, V, 602 ; trad. fr., puf, 1971, pp. 511-512).
* Bion fonde tout ce passage sur un jeu de mots difficilement traduisible entre nothing (rien) et no thing (pas de chose, non-chose). (N.d.T.)
24 « Contenant » (containing). Toutes les fois où il me faut utiliser des termes comme objets « internes » ou « externes », je suis obligé de sous-entendre un contenant (container). Pourtant, ce n’est pas sans réticence que j’emploie ce modèle, parce qu’il me paraît convenir davantage à la pensée pré-scientifique qu’à la pensée scientifique. Mais la nature de ce travail et l’absence d’un langage conforme à une approche scientifique nous obligent à employer des modèles dont nous connaissons, ou le plus souvent soupçonnons, le caractère inadéquat, mais auxquels il est inévitable de recourir, parce qu’il n’en existe pas de meilleurs.
25 « Mauvais sein ». Voilà un bon exemple des problèmes méthodologiques que je m’efforce de résoudre ; les cas de ce genre abondent dans ces pages ; je ne les relèverai cependant pas tous, laissant à l’indulgence du lecteur le soin de remédier aux défauts de l’exposé.
Si l’on me demande ce que j’entends par « mauvais sein », je répondrai simplement que je veux dire ce que le bébé veut dire. Et si l’on me demande ce que le bébé veut dire, je répondrai que dans le cours de l’expérience empirique de l’analyse, un patient manifeste certains sentiments qu’il a, selon moi, réussi à me communiquer. Pour des raisons qui tiennent à la pratique même de l’analyse, je suis obligé de dire ce que sont ces sentiments. À cette fin, je peux m’appuyer sur un certain matériel, dont j’expliquerai plus loin la provenance, en vue de construire un modèle. Je compare ensuite ce modèle avec ce qui est en train de se dérouler dans le cabinet et j’avance l’interprétation selon laquelle le patient a le sentiment de contenir, entre autres choses, un « mauvais sein ». Je présenterai donc comme suit la situation du nourrisson et de l’analyste — de mon point de vue d’analyste.
A) Je pense que le bébé vit une expérience émotionnelle douloureuse.
B) Je pense que le bébé pense qu’il contient un mauvais sein.
A) Je pense que l’expérience émotionnelle douloureuse est liée à la réunion d’une pré-conception et d’un élément-bêta.
B) Suivant sa personnalité, je pense que le bébé peut 1) ou bien éjecter l’élément-bêta et jeter ainsi les bases d’une incapacité de penser, 2) ou bien accepter l’élément-bêta juxtaposé à la pré-conception, tolérer la frustration qui lui est inhérente et ouvrir ainsi la voie au processus de la fonction-alpha et à la production d’éléments-alpha. J’aborde le problème des pré-conceptions dans mon chapitre sur les hypothèses de définition. Dans sa pratique analytique avec des patients qui présentent des troubles de la pensée, l’analyste est conduit, autant que possible, à se donner un cadre méthodologique mais, et c’est là le nœud du problème, il doit également tenter d’appréhender l’idée que le nourrisson peut se faire d’un sentiment. Car dans les cas de troubles de la pensée il est évident qu’un problème de ce genre s’est posé dans la vie du nourrisson et n’a pas été résolu. Mais nous sommes alors tout près de tomber dans l’absurdité qui consiste à attribuer au nourrisson des idées, des pensées, des concepts touchant ce que l’adulte nomme un « sentiment », dont Kant n’aurait pas à rougir. La réponse est peut-être que seul un Kant se pose de tels problèmes et est à même de les résoudre. Ceux qui ne sont pas Kant a) ou bien ne se posent pas ces problèmes, b) ou bien se les posent et développent des troubles de la pensée.
26 On comprendra mieux ce que cela veut dire pratiquement lorsque j’aborderai la question de l’anthologie des théories psychanalytiques. On aura une meilleure idée de l’ampleur du problème en lisant la communication de J. O. Wisdom, A Methodological Approach to the Problem of Hysteria, donnée devant l’Association psychanalytique hollandaise, à Amsterdam, le 16 décembre 1957.
* A smoked drum : ancêtre du disque, cet appareil enregistre graphiquement le son, mais ne le reproduit pas. (N.d.T.)
27 Il est important de distinguer la nature de ces deux théories. La théorie de la fonction-alpha est introduite pour permettre à l’analyste de travailler sans avoir à avancer prématurément une nouvelle théorie. La théorie freudienne de la conscience comme organe des sens de la qualité psychique fait partie d’une théorie psychanalytique reconnue.
28 Le processus déclenché par l’analyste dans l’investigation des troubles de la pensée est destiné à étudier ce même processus chez le patient. Ce que les psychanalystes appellent des fantasmes sont, du moins dans certains cas, les vestiges actuels de modèles que le patient s’est construits par le passé pour qu’ils coïncident avec des expériences émotionnelles. En ce sens, le mythe d’Œdipe est le vestige d’un modèle conçu pour venir coïncider avec une expérience émotionnelle infantile. On s’aperçoit, dans les cas de troubles de la pensée, que ce modèle n’a jamais été véritablement construit. Aussi la situation œdipienne apparaît-elle comme imparfaitement développée, voire inexistante. L’analyse d’un patient de ce type, si elle progresse, révélera des tentatives pour formuler un tel modèle.
Cf. aussi Frege, Grundgesetze, t. I, p. 3, où il étudie le concept en tant qu’il est, pour ainsi dire, non saturé.
29 Le fait même de postuler des objets de ce genre tombe sous le coup de l’objection élevée par Frege contre le fait de postuler des objets logiques (Grundlagen der Arithmetik, pp. 55-56). Le psychanalyste doit s’appuyer sur l’expérience émotionnelle de l’analyse pour mettre au jour les éléments qu’il tient pour des facteurs de la fonction-alpha. S’il pense que certains de ces facteurs méritent d’être décrits comme analogues aux impressions des sens d’objets concrets, il ne lui reste plus qu’à formuler les hypothèses de définition appropriées ou à leur assigner des termes existant déjà qui semblent pouvoir désigner ces hypothèses de définition.
L’analyste est donc dans la position de quelqu’un qui, grâce au pouvoir de la perception « binoculaire » et de la corrélation qu’entraîne la capacité de penser consciemment et inconsciemment, peut se forger des modèles et des abstractions qui serviront à élucider l’incapacité du patient à en faire autant.
Une étude plus fouillée de cette question m’obligerait à en donner des exemples cliniques ; je n’entrerai pas ici dans cette description, à moins qu’elle ne serve à illustrer mon propos — le problème de la méthode d’apprentissage par l’expérience.
30 S. Freud, L’interprétation des rêves (1900), chap. VII, section 2.
31 Un processus similaire à celui par lequel la pré-conception et l’expérience d’une réalisation sont réunies de manière à précipiter la genèse d’une conception.
32 L’importance du phénomène varie selon l’émotion qui accompagne l’expérience. Le patient peut croire que son activité consiste en une évacuation mais la nature de cette croyance n’est pas la même selon qu’il se sent agressif, déprimé ou persécuté. Lorsque son activité consiste en ce que l’analyste tient pour une communication verbale normale, le patient ne sait pas « ce qu’il ressent ». En apparence, le comportement du patient ressemble étroitement à un état de rêve tel que je l’ai décrit en 9.4, p. 1, supra. Il s’agit en fait d’un écran-β, qui ne peut pas séparer les pensées en pensées conscientes et en pensées inconscientes. S’il s’agissait d’un véritable état de rêve, la situation clinique témoignerait d’une séparation du conscient et de l’inconscient, telle qu’elle existe quand le patient s’identifie à l’inconscient et l’analyste au conscient, et inversement.
34 Cf. R. E. Money-Kyrle, Man’s Picture of his World, chap. IV. Le problème traité par Money-Kyrle est pour l’essentiel celui que j’aborde ici dans le domaine plus restreint de la méthode psychanalytique. Money-Kyrle montre que chacun s’y trouve confronté dans les différentes tâches rencontrées au cours de sa vie.
35 Cf. H. Rosenfeld, On Drug Addiction, Int. J. Psycho-Anal., XLI, 1959, p. 472, qui donne un exemple éloquent du problème que j’ai illustré ici par le modèle du nourrisson employant le mot « Papa ». Rosenfeld rapporte un fait survenu dans un rêve, mais ce fait est caractéristique d’une attitude d’esprit qui ne se limite pas au sommeil.
36 E. Kant, Critique de la raison pure, Presses Universitaires de France, 1971, Préface de la seconde édition, pp. 22-23.
37 H. Segal, Notes on Symbol Formation, Int. J. Psycho-Anal., XXXIX, 1957. À propos de la concrétisation et de l’abstraction, voir ses commentaires sur l’équation.
38 H. Poincaré, Science et méthode, Flammarion, 1908, pp. 24-25.
39 Cf. J. O. Wisdom, A Methodological Approach to the Problem of Hysteria, Int. J. Psycho-Anal., XLII, 1961. Cf. aussi An Examination of the Psycho-Analytical Theories of Melancholia.
40 Elliott Jaques, Disturbances in the Capacity to Work, Int. J. Psycho-Anal., XLI, 1960. Il me semble que les processus de « lyse » (lysis) et de « balayage » (scanning) décrits par Jaques dépendent de l’existence d’un système de préconceptions qui peuvent être amenées à jouer sur les éléments incohérents de la position schizo-paranoïde. Une investigation scientifique hautement développée me paraît posséder, avec les théories ou systèmes scientifiques déductifs, les instruments grâce auxquels elle peut réaliser l’équivalent de ce « balayage ».