Préface

« Songe, mensonge » : c’est notre formule magique pour dissoudre les angoisses, notre détergent universel qui efface les auréoles de la folie, notre sésame ouvre-toi qui permet à la raison de fuir devant les assauts de l’irrationnel. « Un songe, me devrais-je inquiéter d’un songe ? » se demande avec dédain Athalie dans la tragédie racinienne. Nous sommes tous les héritiers de la reine de Judée. Les rêves nous paraissant être les miettes de nos agapes diurnes, nous nous contentons de secouer les serviettes et de brosser la nappe pour nous en débarrasser.

Que ne prenons-nous exemple sur ces Indiens d’Amérique, dont les jésuites français, missionnaires du XVII siècle, louèrent la sagesse ? Ces Iroquois et ces Hurons veillaient à ce que les désirs de leurs frères fussent, de loin en loin, satisfaits. Quand l’un des leurs tombait malade, s’il n’était victime ni de la sorcellerie ni de la colère des dieux, les Hurons le savaient taraudé par des désirs demeurés inconscients, mais qui pouvaient lui être révélés par ses rêves. On appelait à son chevet un devin qui énumérait les objets susceptibles d’être convoités par le moribond ; tout le village participait à la collecte pour offrir des présents au malade, c’était la java des désirs réalisés, le « Festival des rêves »…

Pour nous autres qui sentons encore la pomme d’Adam au travers de la gorge, qui avons fait du scepticisme le gardien de notre tranquillité, le rêve reste un intrus. Il vient nous importuner la nuit, quand nous relâchons le guet. Parfois, à la vue d’une ombre suspecte troublant notre somnolence, nous nous écrions « Qui va là ? », mais nous préférons attendre le petit matin, passer l’éponge et oublier les événements nocturnes. La misérable affaire ! Nietzsche, ce prince de l’inconscient, fulminait déjà contre les hommes qui craignent de se retourner sur leur ombre : « Vous voulez être responsables de toutes choses, excepté de vos rêves !… Quel manque de courage logique ! Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves, rien n’est davantage votre œuvre ! Sujet, forme, durée, acteur, spectateurdans ces comédies vous êtes tout vous-mêmes ! Et c’est là justement que vous avez peur… »

Nietzsche était né en 1844, il mourut en 1900, quelques mois après la parution de l’Interprétation des rêves. Freud, dans son cabinet de la Berggasse, et Nietzsche, dans la solitude de Sils-Maria, auraient pu, l’un comme l’autre, mettre en exergue de leur œuvre cette pensée de Hôlderlin : « L’homme est un Dieu quand il rêve et un mendiant quand il réfléchit. »

Faut-il être Dieu ou un pauvre hère ? Freud choisit de mendier jusqu’à ce qu’un fragment de divinité tombe dans sa sébile. L’homme n’est Dieu que s’il a exploré tous les recoins de son royaume, à commencer par l’empire du rêve. Aristote le disait déjà dans ses écrits, et Freud s’en inspira pour justifier son entreprise : le rêve est « d’essence démoniaque et non divine. En d’autres termes, le rêve n’est point une révélation surnaturelle, mais il est conforme aux lois de l’esprit humain, lui-même parent de la divinité ».

En 1897, Freud, qui venait de publier, en collaboration avec Joseph Breuer, les Études sur l’hystérie, dut renoncer à sa théorie de la séduction précoce (les histoires de séduction par le père que lui racontaient ses malades n’étaient, pensa-t-il, que le fruit de leur imagination). Son amitié, vieille de dix ans, avec un oto-rhino-laryngologue berlinois, Wilhelm Fliess, se détériorait ; il souffrait toujours d’un grand isolement professionnel et scientifique. Au début de l’année suivante, il annonça à Fliess son intention d’écrire un livre sur les rêves. Il en nourrissait le désir depuis prés de quatre ans, quand il avait appris à interpréter les rêves des malades, et une fois achevée la lecture de l’ouvrage de Griesinger, paru en 1871, sur la pathologie et la thérapie, qui décrivait les rêves et les psychoses comme des réalisations d’un désir. « Je suis destiné, confia-t-il à son futur biographe, Ernest Jones, à ne découvrir que ce qui est évident : que les enfants ont une sexualité – ce que toute nurse sait ; que nos rêves nocturnes sont, de la même façon que nos rêves diurnes, des réalisations de désir. ».

En cette fin de siècle, la littérature sur le rêve était abondante, Freud ne manqua pas de rendre hommage, dans le premier chapitre de son livre, à ses prédécesseurs, dont deux Français, Alfred Maury (le Sommeil et les rêves, 1861) et le marquis Hervey de Saint-Denys (les Rêves et les moyens de les diriger, 1867). Il se référait aussi à Édouard von Hartmann qui, dans la Philosophie de l’inconscient (1869), se présentait comme le fils spirituel de Schopenhauer. Son chemin croisait ainsi une nouvelle fois celui de Nietzsche, qui aimait à entendre Hartmann fustiger cette « folie du vouloir » qui nous anime.

Homme de science, Freud éprouvait cependant un grand attachement pour les récits de la Bible, les interprétations symboliques et les ouvrages de croyance populaire, ces Clefs des songes, où rêver d’une bassinoire signifiait « amour partagé ». Les théories scientifiques, Freud le regrettait, ne laissaient nulle place au problème de l’interprétation. Il choisit pour son livre ce titre provocateur : la Traumdeutung qui, en allemand, évoquait l’interprétation populaire des rêves par les diseuses de bonne aventure. Voulait-il, de cette manière, payer sa dette envers la vieille paysanne qui, à sa naissance, avait prédit à sa mère qu’il serait un grand homme ?

« Une découverte comme celle-ci, il ne vous est donné de la faire qu’une fois dans toute une vie », écrivait Freud en 1932, sept ans avant sa mort, dans la préface à la troisième édition anglaise de l’Interprétation. Cette découverte se présente comme une mythologie dont les acteurs sont le moi, l’enfant et les désirs refoulés. On rêve toujours de soi, dit Freud qui se souvient du mot d’Héraclite : « Chaque homme possède en rêve son monde à soi, mais à l’état de veille, tous ont un monde commun. » On rêve de soi, mais aussi de l’accomplissement d’un désir : « Bien des gens dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle », dit Jocaste dans la tragédie de Sophocle pour apaiser son fils devenu son époux, mais en vain : « Où découvrirons-nous cette piste difficile d’un crime ancien ? » s’écrie Œdipe. C’est ainsi que fait irruption sur la scène du rêve le second acteur : l’enfant. Car, dans la vie onirique, l’enfant que chacun porte en soi poursuit son existence. Les désirs refoulés tirent leur origine de la vie infantile. Ils sont, « comme les Titans de la légende, écrasés depuis l’aube des temps sous les lourdes masses de montagnes que les dieux vainqueurs roulèrent sur eux : les tressaillements de leurs membres ébranlent encore aujourd’hui parfois ces montagnes ».

Le rêve se révèle donc comme l’accomplissement (déguisé) d’un désir (réprimé, refoulé). La censure veille aux portes de la conscience et exige que les désirs se travestissent avant de leur accorder un laissez-passer. Le déguisement est souvent si parfait que le rêveur ne comprend pas le sens de son rêve, il n’y voit qu’absurdités et bagatelles. Quelques années après la publication de l’Interprétation, Freud devait découvrir dans les Fantaisies d’un réaliste (1899), recueil de nouvelles d’un ingénieur viennois, Joseph Popper, qui signait sous le pseudonyme de Lynkeus, un texte intitulé « Rêver comme veiller », où un personnage dit à un autre : « Il me semble que chez vous les rêves comportent quelque chose de secret, d’impudique, quelque chose qui se dissimule dans votre être et dont il est difficile de se faire une idée exacte. Et c’est pourquoi vos rêves semblent si souvent dénués de sens, n’être même qu’absurdités. Mais il n’en est pas ainsi si on va au fond des choses ; il ne peut en être ainsi car c’est toujours le même individu qui veille et qui rêve. »

Dans l’Interprétation des rêves, Freud évoquait pour la première fois le mythe d’Œdipe qu’il compara à la tragédie d’Hamlet ; mais le terme « complexe d’Œdipe », inventé par les partisans de Cari Gustav Jung, n’apparut dans ses écrits qu’en 1910. Aux thèses de Freud sur le rêve s’opposèrent longtemps celles de deux de ses disciples : Cari Gustav Jung (1875-1961) et Alfred Adler (1870-1937). Le Maître de Vienne pensait que tout rêve correspond à la satisfaction d’un désir refoulé, qui trouve son origine dans la sexualité infantile. Chez Jung, le rêve est aussi bien expression de crainte que de désir. Certains songes sont prospectifs, ils jouent un rôle d’avertissement ou de transmission parapsychologique. Contre l’avis de Freud, Jung ne fit pas la distinction entre un contenu manifeste et un contenu latent : ni la censure ni le refoulement ne trouvent place dans sa théorie, qui a recours aux symboles de la mythologie, et tente d’élucider le sens archétypique du rêve. La psychanalyse jungienne est un rejeton du romantisme, de la philosophie de la nature et de la religion, celle d’Alfred Adler, autre disciple turbulent, cherche à déterminer le facteur social dans les névroses. En interprétant le rêve, Adler veut lever le voile sur tous les aspects qu’un individu dissimule aux yeux d’autrui et qui apparaissent dans le songe grâce à un relâchement de la censure sociale.

Freud demeure pourtant le grand découvreur du rêve : il inventa une grammaire des affects, une syntaxe des désirs refoulés. Le rêve n’est plus une succession d’images, mais un rébus, un langage que les désirs refoulés ont imaginé à notre intention, à la manière de ces bouffons qui, pour dire des choses désagréables au roi, les déguisent de telle sorte qu’elles apparaissent comme des absurdités.

« Si je ne puis fléchir les dieux, je réveillerai les enfers ! » Cette résolution, tirée de l’Enéide de Virgile, placée en exergue de l’Interprétation des rêves, est-elle une allusion à l’indifférence qu’affichait l’Université devant les théories freudiennes ? En février 1898, Freud se réjouissait déjà en pensant à tous les « hochements de tête que provoqueraient les indiscrétions et les impudences » de son livre. L’accueil fait à l’Interprétation, publiée en novembre 1899, fut plutôt chaleureux, mais la première édition, tirée à six cents exemplaires, ne fut épuisée qu’au bout de neuf longues années. En désespoir de cause, Freud rédigea en 1901 une version abrégée, le Rêve et son interprétation, qui devait contribuer à propager ses théories. Les spécialistes de l’onirologie continuaient cependant à les ignorer, les psychiatres ne leur témoignaient que du mépris ; un de leurs représentants conclut ainsi sa conférence sur l’hystérie : « Vous le voyez, les malades ont tendance à se soulager l’esprit. Un de mes confrères viennois s’est servi de cette simple propension pour édifier une théorie qui lui permettra de bien se remplir les poches. »

Freud avait cru que sa théorie ne vaudrait pas une obole s’il ne commençait par se choisir lui-même comme sujet d’observation. Un psychanalyste doit d’abord disséquer son propre passé s’il veut livrer les résultats de l’autopsie faite sur l’âme de ses patients. Freud regrettait-il de s’être exposé à la raillerie des badauds scientifiques en évoquant dans l’Interprétation ses rêves, son enfance, ses obsessions, ses jalousies ? « Le meilleur de ce que tu peux savoir, tu ne dois pas le raconter à ces garnements… » Freud avait beau se répéter le conseil de Goethe, il s’en tenait à une obligation : l’aveu de ses faiblesses. Dix ans après la parution de l’Interprétation, il écrivait dans la préface à la deuxième édition : « Pour moi, ce livre a une autre signification, une signification subjective que je n’ai saisie qu’une fois l’ouvrage terminé. J’ai compris qu’il était un morceau de mon auto-analyse, ma réaction à la mort de mon père, l’événement le plus important, la perte la plus déchirante d’une vie d’homme. »

L’Interprétation serait-elle l’autobiographie déguisée de Sigmund Freud, né en Moravie en 1856, fils d’un négociant en textile ruiné, psychologue téméraire et médecin rejeté par l’Université ? Freud, en se penchant sur ses rêves, nous livre quelques fragments de sa vie : sa naissance, la prédiction d’une paysanne sur son brillant avenir, l’éducation qu’il reçut d’une vieille nourrice, les cauchemars de son enfance (il vit en songe sa mère morte, entourée de personnages portant des becs d’oiseaux), les premiers soupçons d’antisémitisme (il se souvient d’un incident que lui raconta son père : un jour, il se promenait dans Freiberg, coiffé d’un bonnet de fourrure neuf, lorsque survint un chrétien qui d’un coup envoya son bonnet dans la boue en criant : « juif, descends du trottoir ! » Sigmund connut sa première déception quand son père lui avoua qu’il était descendu du trottoir pour ramasser son bonnet). Il y a aussi les rivalités avec les confrères, la peur d’être mal jugé par ses aînés, le désir mégalomaniaque de devenir professeur d’université, l’envie de voir Rome avant de mourir, le sentiment d’être atteint de myopie et de ne plus reconnaître ses racines juives. Page après page, le livre de la vie de Freud s’écrit dans l’impatience de conjurer la crainte de la mort, quand les avertissements du destin se multiplient et quand le châtiment se révèle inéluctable.

Freud n’était pas un donneur de leçons. « La complexité d’un caractère humain se résout très rarement par les solutions simples de notre morale périmée », écrivait-il au terme de ce livre qui nous apprend la volupté d’être à la fois divin et misérable. Faut-il être Dieu ou mendiant ? Ni l’un ni l’autre, répondent les psychanalystes qui ne se livrent plus guère à l’interprétation des rêves ; en nous privant de nos misères, ils nous privent aussi de notre divinité. Freud mêlait ses rêves à ceux de ses patients, il prenait leurs confessions comme un crédit qu’il lui fallait payer par ses propres aveux. Il leur citait souvent ce mot de Heinrich Heine :

« Vous m’avez rarement compris,

Et je vous compris bien rarement aussi,

Ce n’est que quand ensemble nous roulâmes dans la boue

Que nous nous comprîmes aussitôt. »

Roland JACCARD