1.1. Déviations se rapportant à l’objet sexuel

Nous trouvons la meilleure interprétation de la notion populaire de pulsion sexuelle dans la légende pleine de poésie selon laquelle l’être humain fut divisé en deux moitiés — l’homme et la femme — qui tendent depuis à s’unir par l’amour. C’est pourquoi l’on est fort étonné d’apprendre qu’il y a des hommes pour qui l’objet sexuel n’est pas la femme, mais l’homme, et que de même il y a des femmes pour qui la femme représente l’objet sexuel. On appelle les individus de cette espèce : homosexuels, ou mieux, invertis, et le phénomène : inversion. Les invertis sont certainement fort nombreux, encore qu’il soit souvent difficile de les identifier4.

1.1.1. L'inversion

1.1.1.1. Le comportement des invertis

On distingue, chez les invertis, les types suivants :

  1. Les invertis absolus, c’est-à-dire ceux dont la sexualité n’a pour objet que des individus appartenant au même sexe qu’eux, tandis que les individus de l’autre sexe les laissent indifférents, ou même provoquent chez eux une aversion sexuelle. S’il s’agit de l’homme, il sera, du fait de cette aversion, incapable de l’acte sexuel normal, ou du moins il n’y trouvera aucun plaisir.
  2. Les invertis amphigènes (hermaphrodisme psychosexuel), c’est-à-dire ceux dont la sexualité peut avoir pour objet indifféremment l’un ou l’autre sexe. Le caractère d’exclusivité manquera donc à ce type d’inversion.
  3. Les invertis occasionnels. L’inversion est alors déterminée par les circonstances extérieures, en particulier par l’absence d’un objet sexuel normal, ou par l’influence du milieu.

Les invertis se comportent différemment quant au jugement qu’ils portent eux-mêmes sur leur particularité sexuelle. Pour les uns, l’inversion est une chose aussi naturelle que, pour l’être normal, l’orientation de sa libido. Ils réclament le droit pour l’inversion d’être mise sur le même plan que la sexualité normale. D’autres sont en révolte contre le fait de leur inversion, et l’éprouvent comme une compulsion morbide5.

On distingue aussi différents types d’inversion, selon la période de la vie où ces manifestations sexuelles ont apparu. L’inversion semble avoir existé chez les uns aussi longtemps que la mémoire peut atteindre. Chez d’autres, elle s’est manifestée à un moment déterminé, avant ou après la puberté6. Cette caractéristique sexuelle peut se conserver toute la vie, ou bien disparaître momentanément ; elle peut n’être qu’un épisode vers une évolution normale. Elle peut enfin apparaître tardivement, après une longue période de sexualité normale. On a même signalé des cas d’oscillations périodiques entre un objet sexuel normal et un objet inverti. Sont particulièrement intéressants les cas où la libido s’oriente vers l’inversion après une expérience douloureuse faite sur un objet sexuel normal.

Ces différentes séries de variations sont généralement indépendantes les unes des autres. Dans les formes les plus extrêmes, celles de l’inversion intégrale, on peut admettre que la particularité sexuelle apparaît tôt dans la vie et que l’individu vit en bonne intelligence avec elle.

Nombre d’auteurs se refuseront sans doute à rassembler en un tout ces différents cas énumérés, en insistant sur les différences qu’ils présentent, plutôt que sur les similitudes, ce qui répond mieux aux vues qu’ils ont sur l’inversion. Mais, si légitimes que soient les divisions, on ne saurait méconnaître que tous les degrés intermédiaires peuvent se rencontrer, en sorte que la notion de la série semble s’imposer.

1.1.1.2. Théorie de l’inversion

L’inversion fut, tout d’abord, considérée comme le signe d’une dégénérescence nerveuse congénitale. Cela s’explique par le fait que les premières personnes chez lesquelles les médecins ont observé l’inversion étaient des névropathes, ou du moins en avaient toutes les apparences. Cette thèse contient deux affirmations qui doivent être jugées séparément : l’inversion est congénitale, l’inversion est un signe de dégénérescence.

1.1.1.3. Dégénérescence

L’emploi inconsidéré du terme dégénérescence, ici comme partout ailleurs, soulève des objections. On s’est peu à peu habitué à appeler dégénérescence toute manifestation pathologique dont l’étiologie n’est pas évidemment traumatique ou infectieuse. Selon la classification des dégénérés par Magnan, il est devenu possible d’appliquer le terme de dégénérescence à des cas où le fonctionnement du système nerveux est parfait. Quels peuvent être alors la valeur et le contenu nouveau de cette notion de dégénérescence ? Il semble préférable de ne pas parler de dégénérescence dans les cas suivants :

  1. Quand il n’y a pas coexistence d’autres déviations.
  2. Quand l’ensemble des fonctions et activités de l’individu n’a pas subi de graves altérations7.

Que les invertis ne soient pas en ce sens des dégénérés, cela ressort d’un ensemble de faits :

  1. On rencontre l’inversion chez des sujets qui ne présentent pas d’autres déviations graves.
  2. On la trouve chez des sujets dont l’activité générale n’est pas troublée, et dont le développement moral et intellectuel peut même avoir atteint un très haut degré8.
  3. Lorsqu’on se place à un point de vue plus général que celui des cliniciens, on rencontre deux catégories de faits qui interdisent de considérer l’inversion comme un stigmate de dégénérescence :

    1. Il ne faut pas oublier que l’inversion fut une pratique fréquente, on pourrait presque dire une institution importante chez les peuples de l’Antiquité, à la période la plus élevée de leur civilisation.
    2. L’inversion est extrêmement répandue parmi les peuplades primitives et sauvages, alors que le terme de dégénérescence ne s’applique d’ordinaire qu’aux seules civilisations évoluées (I. Bloch). Et même parmi les différents peuples civilisés de l’Europe, le climat et la race ont une influence considérable sur la fréquence de l’inversion et l’attitude morale à son égard9.

1.1.1.4. Caractère congénital de l’inversion

On a considéré l’inversion comme congénitale chez les seuls invertis absolus, et, pour l’affirmer, on s’est fondé sur le témoignage des malades eux-mêmes, qui prétendaient n’avoir jamais connu, à aucun moment de leur vie, une autre orientation de la pulsion sexuelle. Mais le fait qu’il existe deux autres catégories d’invertis, et en particulier des invertis occasionnels, se concilie mal avec l’hypothèse d’un caractère congénital de l'inversion. C’est aussi pourquoi les défenseurs d’une telle hypothèse ont une tendance marquée à isoler la catégorie des invertis absolus, ce qui amènerait à renoncer à une explication unique et générale de l’inversion. Il faudrait donc admettre que, dans un certain nombre de cas, l’inversion a un caractère congénital, et que, dans les autres cas, son origine est différente.

À l’opposé de cette conception, se trouve celle qui fait de l’inversion un caractère acquis de la pulsion sexuelle, en s’appuyant sur les faits suivants :

  1. on peut retrouver, chez de nombreux invertis, et même chez des invertis absolus, au début de leur vie, une impression sexuelle dont l’homosexualité n’est que le prolongement et la suite ;
  2. chez d’autres, également nombreux, ce sont les circonstances favorables ou défavorables qui ont fixé l’inversion plus ou moins tard (commerce exclusif avec des personnes du même sexe, promiscuité en temps de guerre, séjours dans les prisons, crainte des dangers que présentent les rapports hétérosexuels, célibat, impuissance, etc.) ;
  3. la suggestion hypnotique peut supprimer l’inversion, ce qui paraîtrait bien étonnant si l’on admettait le caractère congénital.

En se plaçant à ces points de vue, on peut être amené à nier entièrement l’existence d’une inversion congénitale. Ainsi on pourra dire (Havelock Ellis) qu’un examen plus attentif des cas d’inversion soi-disant congénitaux mettra en lumière, selon toutes probabilités, un événement de la petite enfance ayant eu sur l’orientation de la libido une influence décisive, et qui, bien que disparu de la mémoire consciente, peut être rappelé par une technique appropriée. Pour les défenseurs d’une telle conception, l’inversion ne serait qu’une des multiples variations de la pulsion sexuelle, déterminée par le concours de circonstances extérieures.

Cette affirmation, apparemment si plausible, ne tient pas devant ce fait facile à contrôler : nombreux sont les individus qui ont connu ces mêmes expériences sexuelles dans la prime jeunesse (séduction, onanisme mutuel) sans devenir pour cela des invertis, ou tout au moins sans l’être de façon durable. Ainsi, l’on est conduit à supposer que l’alternative entre le caractère congénital et le caractère acquis n’épuise pas l’ensemble des faits, ou ne s’adapte pas aux différentes modalités de l’inversion.

1.1.1.5. Explication de l’inversion

Que l’on admette l’une ou l’autre théorie, que l’inversion soit congénitale ou qu’elle soit acquise, sa nature n’est pas expliquée. Selon la première hypothèse, il faudra préciser ce qui, dans l’inversion, est inné, à moins que l’on ne s’en tienne à l’explication grossière qui consiste à dire qu’un être apporte en naissant une pulsion sexuelle déjà liée à un objet sexuel déterminé. Dans la seconde hypothèse, la question se pose de savoir si les différentes influences accidentelles suffiraient à expliquer le caractère acquis sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir une disposition individuelle quelconque, ce qui, d’après ce que nous savons, n’est guère possible.

1.1.1.6. Rôle de la bisexualité

Depuis Frank Lydston, Kiernan et Chevalier, on a fait intervenir, pour expliquer le fait de l’inversion, une théorie qui est en opposition avec l’opinion populaire. D’après elle, l’être humain doit être, soit un homme, soit une femme. La science nous fait connaître des cas où tous les caractères sexuels ont disparu, où par conséquent la détermination sexuelle devient malaisée, et cela tout d’abord du point de vue anatomique. Chez ces individus, les organes génitaux sont à la fois mâle et femelle (hermaphrodisme). Dans quelques cas exceptionnels, les organes génitaux des deux sexes coexistent l’un à côté de l’autre (véritable hermaphrodisme) ; le plus souvent, on constate une atrophie de l’un et de l’autre10.

Ces anomalies sont intéressantes en ce qu’elles jettent une lumière inattendue sur l’anatomie normale. Un certain degré d’hermaphrodisme anatomique est normal. Chez tout individu soit mâle, soit femelle, on trouve des vestiges de l’organe génital du sexe opposé. Ils existent soit à l’état rudimentaire et sont privés de toute fonction, ou bien se sont adaptés à une fonction différente.

La notion qui découle de ces faits connus depuis longtemps déjà est celle d’un organisme bisexuel à l’origine, et qui, au cours de l’évolution, s’oriente vers la monosexualité, tout en conservant quelques restes atrophiés du sexe contraire.

On peut transporter cette conception dans le domaine psychique et comprendre l’inversion dans ses variantes, comme l’expression d’un hermaphrodisme psychique. Pour trancher la question, il aurait fallu pouvoir constater une coïncidence régulière entre l’inversion et les signes psychiques et somatiques de l’hermaphrodisme.

Mais les observations ne confirment pas cette conception. Les rapports de l’hybridité psychique avec l’hybridité anatomique évidente ne sont certes pas aussi intimes, aussi constants qu’on a bien voulu le dire. Ce que l’on trouve chez les invertis, c’est une diminution de la pulsion sexuelle (Havelock Ellis), et une légère atrophie de l’organe ; ceci est fréquent, mais ce n’est pas constant, et l’on ne le trouve même pas dans la majorité des cas. En sorte qu’il faut admettre que l’hermaphrodisme somatique et l’inversion sont deux choses indépendantes l’une de l’autre.

On a aussi attaché une grande importance aux caractères sexuels dits secondaires ou tertiaires, et à leur fréquence chez les invertis (H. Ellis). Cela est souvent très vrai, mais il ne faut pas oublier que ces caractères secondaires et tertiaires se rencontrent assez fréquemment chez les individus du sexe opposé, et présentent des indices d’hermaphrodisme, sans qu’il y ait, chez ces mêmes individus, inversion dans l’objet sexuel.

La théorie de l’hermaphrodisme psychique serait plus claire si l’inversion était accompagnée d’une transformation des autres qualités de l’esprit, des pulsions et traits de caractère, en qualités caractéristiques de l’autre sexe. Mais cette inversion du caractère ne se retrouve fréquemment que chez la femme ; tandis que chez l’homme les caractères de la virilité sont compatibles avec l’inversion. Si l’on veut maintenir la théorie de l’hermaphrodisme psychique, tout au moins faut-il avoir soin d’ajouter qu’une corrélation régulière entre ces différentes manifestations ne peut être suffisamment établie. Il en est de même pour l’hermaphrodisme somatique d’après Halban11 ; l’atrophie des organes et le développement des caractères secondaires sont deux ordres de faits relativement indépendants.

La bisexualité dans la forme la plus rudimentaire a été définie par un apologiste des invertis mâles : un cerveau de femme dans un corps d’homme. Seulement, nous ne savons pas ce que c’est qu’un « cerveau de femme ». Vouloir transporter le problème du domaine psychologique au domaine anatomique est aussi oiseux qu’injustifié. L’explication tentée par Krafft-Ebing semble serrer le problème de plus près que ne le fait celle d’Ulrich, et cependant elle n’en diffère pas essentiellement. Krafft-Ebing affirme que la bisexualité des organes génitaux de l’individu correspond à un double centre cérébral, l’un mâle et l’autre femelle. Ces centres se développeraient au moment de la puberté, particulièrement sous l’influence des glandes génitales, dont ils sont, à l’origine du moins, indépendants. Mais on peut dire de ces « centres » cérébraux ce qui a été dit des cerveaux masculins et féminins ; et, de plus, nous ignorons s’il existe même des localisations cérébrales (« centres ») de la sexualité, analogues à celles que nous pouvons admettre pour le langage, par exemple.

Retenons, toutefois, deux idées pour notre explication de l’inversion : d’abord, il nous faut tenir compte d’une disposition bisexuelle ; mais nous ne savons pas quel en est le substratum anatomique. Nous voyons ensuite qu’il s’agit de troubles modifiant la pulsion sexuelle dans son développement12.

1.1.1.7. Objet sexuel des invertis

La théorie de l’hermaphrodisme psychique suppose que l’objet sexuel des invertis est l’opposé de l’objet normal. L’inverti, tout comme la femme, est attiré par les qualités viriles du corps et de l’esprit masculins. Il se sent femme et recherche l’homme.

Mais bien que cela soit exact d’un grand nombre d’invertis, c’est loin de constituer un caractère général de l’inversion. Il est indiscutable que nombre d’invertis hommes ont conservé les caractères psychiques de leur sexe, et ne présentent que peu de caractères secondaires du sexe opposé, et au fond recherchent dans l’objet sexuel des caractères psychiques de féminité. S’il en était autrement, il serait incompréhensible que les prostitués mâles qui s’offrent aux invertis, aujourd’hui comme dans l’antiquité, copient la femme en son extérieur et sa tenue. S’il en était autrement, cette imitation irait à l’encontre de l’idéal de l’inverti. Chez les Grecs, où les plus virils individus se trouvaient invertis, il est évident que ce n’était pas ce qu’il y avait de viril chez le jeune garçon qui excitait leur désir, mais bien les qualités féminines de leur corps, ainsi que celles de leur esprit, timidité, réserve, désir d’apprendre et besoin de protection. Aussitôt que le garçon était devenu homme, il cessait d’être un objet sexuel pour l’homme et recherchait à son tour l’adolescent. Dans ce cas, comme dans bien d’autres, l’inverti ne poursuit pas un objet appartenant au même sexe que lui, mais l’objet sexuel unissant en lui-même les deux sexes ; c’est un compromis entre deux tendances, dont l’une se porterait vers l’homme et l’autre vers la femme, à la condition expresse, toutefois, que l’objet de la sexualité possédât les caractères anatomiques de l’homme (appareil génital masculin) ; [ce serait pour ainsi dire l’image même de la nature bisexuelle13] (ajouté en 1915).

L’inversion chez la femme présente des caractères moins compliqués. Les invertis actifs ont souvent des caractères somatiques et psychiques masculins et recherchent la féminité dans leur objet sexuel bien que, là aussi, une connaissance plus précise des faits ferait connaître une plus grande variété.

1.1.1.8. But sexuel des invertis

Ce qui est surtout à retenir, c’est que le but sexuel dans l’inversion est loin de présenter des caractères uniformes. Chez les hommes, le coït per anum n’est pas l’unique rapport des invertis. La masturbation est souvent le but exclusif, et des diminutions successives du but sexuel, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’une simple effusion sentimentale, sont plus fréquentes que dans l’amour hétérosexuel. De même, chez les femmes, les buts sexuels de l’inversion sont variés ; parmi ces buts, le contact des muqueuses buccales est particulièrement recherché.

1.1.1.9. Conclusion

S’il ne nous a pas été possible de trouver, dans les données que nous possédons, l’explication de l’inversion, pourtant nous avons pu arriver à des points de vue qui peuvent être pour nous plus importants que ne le serait la solution du problème posé. Nous sommes maintenant avertis de l’erreur que nous avions faite en établissant des liens trop intimes entre la pulsion sexuelle et l’objet sexuel. L’expérience nous apprend, dans les cas que nous considérons comme anormaux, qu’il existe entre la pulsion sexuelle et l’objet sexuel une soudure que nous risquons de ne pas apercevoir dans la vie sexuelle normale, où la pulsion semble déjà contenir par elle-même son objet. Cela nous engage à dissocier, jusqu’à un certain point, la pulsion et l’objet. Il est permis de croire que la pulsion sexuelle existe d’abord indépendamment de son objet, et que son apparition n’est pas déterminée par des excitations venant de l’objet.

1.1.2. Prépubères et animaux pris comme objets sexuels

Tandis que les invertis, choisissant leur objet sexuel hors du sexe qui, normalement, devrait les attirer, donnent l’impression d’être des individus qui, à part leur déviation, ne présentent aucune tare, au contraire les sujets qui prennent pour objet des prépubères (enfants) apparaissent dès l’abord comme des cas aberrants isolés. Il est rare que les enfants soient le seul objet sexuel ; d’ordinaire, ils ne jouent ce rôle que quand un individu, devenu lâche et impuissant, se résout à de tels expédients, ou quand la pulsion sexuelle, sous une forme des plus impérieuses, ne trouve pas pour se satisfaire un objet plus approprié. Toutefois, il est intéressant de constater que la pulsion sexuelle admet tant de variétés, et qu’elle peut dégénérer quant à son objet à un degré où la faim, beaucoup plus strictement attachée aux objets qui lui sont propres, n’atteindrait que dans les cas les plus extrêmes. Cela est encore vrai du coït avec les animaux, qui n’est pas très rare parmi les paysans et qui pourrait être caractérisé par ce fait que l’attraction sexuelle dépasse alors les limites fixées par l’espèce.

Pour des raisons esthétiques, on voudrait pouvoir rapporter à la maladie mentale de tels cas d’égarements graves de la pulsion sexuelle. Mais cela ne paraît pas possible. L’expérience nous apprend que, dans ces cas, les autres troubles de la pulsion sexuelle ne sont pas différents de ce qu’ils sont chez les normaux, et que ces perturbations se retrouvent dans des races entières et certaines classes sociales. Ainsi, le fait d’abuser des enfants se rencontre avec une fréquence inquiétante chez les maîtres d’école et les surveillants, amenés à cela par les facilités qui leur sont offertes. Chez les aliénés, on rencontre les mêmes égarements, mais à un degré supérieur, ou bien, ce qui est alors tout à fait significatif, devenus exclusifs et se substituant à la satisfaction sexuelle normale.

Ces rapports curieux entre les différentes variations sexuelles, qui peuvent former une série allant de l’état normal à la maladie mentale, sont en vérité pleins d’enseignements. On pourrait en conclure que les manifestations de la sexualité sont de celles qui, même dans la vie normale, échappent le plus à l’influence de l’activité psychique supérieure. Celui qui, dans un domaine quelconque, est considéré comme anormal au point de vue social et moral, celui-là, d’après mon expérience, est toujours anormal dans sa vie sexuelle. Mais il existe beaucoup d’anormaux sexuels qui, à tous les autres égards, correspondent à la moyenne et possèdent l’acquis de notre civilisation — dont le point faible réside précisément dans la sexualité.

Mais ce qui me paraît d’une importance générale, c’est que, dans beaucoup de circonstances, et pour un nombre surprenant d’individus, le genre et la valeur de l’objet sexuel jouent un rôle secondaire. Il faut en conclure que ce n’est pas l’objet qui constitue l’élément essentiel et constant de la pulsion sexuelle14.


4 Au sujet des difficultés que nous venons de mentionner et des différentes tentatives faites pour établir la proportion entre les invertis et les normaux, voir l’article de T. Hirschfeld dans le Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen (1904).

5 Cette résistance à l’inversion pourrait fournir les conditions favorables au traitement par la suggestion ou par la psychanalyse.

6 Plusieurs auteurs ont dit, à bon droit, qu’on ne pouvait se fier aux indications autobiographiques des invertis relatives au moment où la tendance à l’inversion s’est manifestée, car il est toujours possible que les invertis aient refoulé de leur mémoire des faits qui parleraient en faveur de leur attitude hétérosexuelle. [La psychanalyse a prouvé que ce soupçon était fondé, du moins pour les cas qu’elle a pu débrouiller, et elle a modifié de façon décisive leur anamnèse en remplissant les lacunes dues à l’amnésie infantile] (modifié en 1910).

7 Pour montrer quelles précautions il faut prendre quand on établit le diagnostic d’une dégénérescence, et combien peu d’importance il a dans la pratique, nous citerons le passage suivant de Moebius (Ueber Entartung, Grenzfragen des Nerven und Seelenlebens, 3.1900) : « Si on jette un coup d’œil d’ensemble sur le vaste domaine des phénomènes qu’on est convenu d’appeler dégénérescences, que nous avons tout au plus éclairé ici de quelques lueurs, on verra le peu de valeur qu’il faut attacher à un diagnostic de dégénérescence. »

8 On doit concéder aux avocats de « l'uranisme » que certains des hommes les plus éminents ont été des invertis et peut-être même des invertis complets.

9 On a distingué, dans la conception de l’inversion, entre le point de vue pathologique et le point de vue anthropologique. C’est I. Bloch (Beiträge zur Aetiologie der Psychopathia sexualis, 1902-1903) qui a établi cette distinction. C’est lui aussi qui a montré toute l’importance de l’inversion chez les peuples civilisés de l’antiquité.

10 Voir les dernières descriptions détaillées de l’hermaphrodisme somatique : Taruffi, Hermaphrodisme et Impuissance, et les écrits de Neugebauer dans plusieurs volumes du Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen.

11 J. Halban. Die Entstehung der Geschlechtscharaktere Archiv für Gynäkologie, tome LXX, 1903. Voir aussi la Bibliographie qui y est citée.

12 Le premier auteur qui, pour expliquer l'inversion, ait fait état de la bisexualité serait (d’après une note contenue dans le sixième volume du Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen) E. Gley, et cela dans un article intitulé les aberrations de l’instinct sexuel, paru dans la Revue philosophique du mois de janvier 1884. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la plupart des auteurs qui ramènent l’inversion à la bisexualité insistent sur le rôle joué par la bisexualité non seulement chez les invertis, mais aussi chez ceux qui sont devenus normaux, et considèrent donc l’inversion comme le résultat d’un trouble dans le développement. C’est ainsi que Chevalier (Inversion sexuelle, 1893) et Krafït-Ebing (Zur Erklärung des Konträren Sexualempfindung Jahrbücher für Psychiatrie und Neurologie, tome XIII) rapportent qu’une foule d’observations ont prouvé que « l’autre centre (le centre du sexe supplanté) continue à exister du moins virtuellement ». Le Dr Arduin (Die Frauentage und die sexuellen Zwischenstufen, Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen, tome II, 1900) prétend que : « Dans tout être humain il y a des éléments masculins et féminins qui sont développés en raison inverse du sexe de l’individu, lorsqu’il s’agit d’hétérosexuels... » (Voir aussi M. Hirschfeld : Die objektive Diagnose der Homosexualität, Jahrbuch für sexuelle Zwischenstufen, tome Ier, 1899, pages 8 et suiv.). G. Herman (Genesis, das Gesetz der Zeugung, tome IX, Libido und Mania, 1903) affirme que « chaque femme a en elle des germes et des caractères masculins, et inversement, chaque homme des germes et des caractères féminins ». [En 1906, W. Fliess (Der Ablauf des Lebens) a revendiqué la paternité de l’idée de bisexualité en tant qu’applicable à tous les individus] (ajouté en 1910). [Parmi les non-spécialistes, on considère que la notion de bisexualité humaine a été établie par O. Weininger, philosophe mort jeune qui a écrit un livre assez irréfléchi sur la base de cette idée (Geschlecht und Charakter, 1903). Ce qui précède prouve assez qu'une telle attribution n’est pas fondée] (ajouté en 1924).

13 [Si la psychanalyse, jusqu’ici, n’a pas pu éclaircir complètement les origines de l’inversion, elle a du moins pu découvrir le mécanisme psychique de sa genèse, et présenter la question sous de nouveaux aspects. Dans tous les cas observés, nous avons pu constater que ceux qui seront plus tard des invertis passent pendant les premières années de l’enfance par une phase de courte durée où la pulsion sexuelle se fixe d’une façon intense sur la femme (la plupart du temps sur la mère) et qu’après avoir dépassé ce stade, ils s’identifient à la femme et deviennent leur propre objet sexuel, c’est-à-dire que, partant du narcissisme, ils recherchent des adolescents qui leur ressemblent et qu’ils veulent aimer comme leur mère les a aimés eux-mêmes. Nous avons aussi constaté fréquemment que de soi-disant invertis n’étaient nullement insensibles au charme de la femme, mais qu’ils transféraient l’excitation produite par l’autre sexe sur un objet mâle. Ils ne faisaient ainsi que répéter toute leur vie le mécanisme qui était à l’origine de leur inversion. La compulsion qui les poussait vers l’homme était conditionnée par une fuite constante devant la femme] (ajouté en 1910). La psychanalyse se refuse absolument à admettre que les homosexuels constituent un groupe ayant des caractères particuliers, que l’on pourrait séparer de ceux des autres individus. En étudiant d’autres excitations que celles proprement sexuelles, elle a pu établir que tous les individus, quels qu’ils soient, sont capables de choisir un objet du même sexe, et qu’ils ont tous fait ce choix dans leur inconscient. On peut même affirmer que les sentiments érotiques qui s’attachent à des personnes du même sexe jouent dans la vie psychique normale un rôle aussi important que les sentiments qui s’attachent à l’autre sexe, et que leur valeur dans l’étiologie des états morbides est bien plus grande encore. Pour la psychanalyse, le choix de l’objet, indépendamment du sexe de l’objet, l’attachement égal à des objets masculins et féminins, tels qu’ils se retrouvent dans l’enfance de l’homme aussi bien que dans celle des peuples, paraît être l’état primitif, et ce n’est que par des limitations subies tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, que cet état se développe en sexualité normale ou en inversion. C’est ainsi que, pour la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une chose qui va de soi et se réduisant en quelque sorte à une attirance d’ordre chimique, mais bien un problème qui a besoin d’être éclairci. Ce n’est qu’après la puberté que l’attitude sexuelle prend une forme définitive, et la décision qui intervient alors est le résultat d’une série de facteurs, dus en partie à la constitution de l’individu, en partie à des causes accidentelles et dont l’ensemble nous échappe encore. Il est possible, évidemment, que certains de ces facteurs acquièrent une telle importance qu’ils déterminent le résultat dans tel ou tel sens. Mais, en général, il faut admettre que la variété des facteurs déterminants se reflète dans la diversité des attitudes sexuelles. Dans les cas d’inversion, on constate toujours la prédominance d’éléments dispositionnels archaïques et de mécanismes psychiques primitifs. Le choix d'objet narcissique et l'importance érotique conservée à la zone anale paraissent être les caractères les plus essentiels des types d’inversion. Toutefois, il ne serait d’aucune utilité de se fonder sur des particularités constitutionnelles de ce genre pour séparer les cas d’inversion extrêmes des autres. En effet, les caractères qu’on observe dans les extrêmes peuvent se retrouver aussi, bien qu’à un moindre degré, dans les cas de transition et même chez des individus tout à fait normaux. Les types d’invertis peuvent varier qualitativement, mais l’analyse nous démontre que les différences qui les conditionnent ne varient que quantitativement. Parmi les influences occasionnelles qui déterminent le choix de l’objet sexuel, nous avons constaté tout particulièrement la frustration (c’est-à-dire une intimidation sexuelle prématurée) et notre attention a été attirée sur le fait que la présence des deux parents joue un rôle important. En effet, absence d’un père énergique dans l’enfance favorise souvent l’inversion. Enfin, il ne faut établir aucun rapport entre l’inversion à l’égard de l’objet sexuel et la présence de caractères sexuels androgynes dans le sujet, car il n’y a pas de relation constante entre les deux phénomènes] (modifié en 1915). [Ferenczi, dans un essai intitulé Zur Nosologie der männlichen Homosexualität (Homoerotik) (Int. Zeitschrift für Psychoanalyse, II, 1914), a établi, au sujet de la question de l’inversion, une série de points de vue importants. Ferenczi a raison de s’élever contre l’abus qu’on veut faire du terme « homosexualité » (qu’il remplace par le terme plus approprié d’« homoérotisme ») sous lequel on comprend toute une série d’états qui, tant au point de vue organique qu’au point de vue psychique, ont une valeur très différente, mais ont tous en commun le caractère d’inversion. Il demande qu’on distingue au moins deux types : d’une part l'homoérotique subjectif, qui se sent femme et se comporte comme telle, et, d’autre part, l'homoérotique objectif, qui présente tous les caractères du mâle, et n’a fait qu’échanger l’objet féminin contré un objet de son sexe. Il voit, dans le premier, un véritable a « état intersexuel », dans le sens où l’entend Magnus Hirschfeld ; faisant usage d’un terme qui nous paraît moins heureux, il considère le second comme un malade atteint de névrose obsessionnelle. Il ajoute que, seul, le type homoérotique objectif oppose de la résistance aux tendances de l’inversion, et a quelque chance de réagir à un traitement psychique. Mais tout en reconnaissant que ces deux types existent réellement, il est permis d’ajouter que chez bon nombre de personnes un certain degré d’homoérotisme subjectif se trouve mêlé à une part d’homoérotisme objectif. Ces derniers temps, des travaux biologiques et en première ligne ceux de Eugen Steinach, ont fait la lumière sur les conditions organiques de I’homoérotisme ainsi que sur les caractères secondaires sexuels en général. En procédant par expérience, au moyen d’une castration suivie d’une greffe des glandes de l’autre sexe, on a réussi chez différentes espèces de mammifères à transformer des mâles en femelles et inversement. La transformation ainsi opérée se faisait sentir plus ou moins complètement dans les caractères sexuels somatiques, et dans l’attitude psychosexuelle (érotisme subjectif et objectif). L’agent déterminant cette transformation sexuelle ne serait pas la partie de la glande qui forme les cellules génitales mais bien la glande qui forme le tissu interstitiel de l’organe (la « glande de puberté »). Dans un cas, on a réussi à produire une transformation sexuelle chez un homme atteint de tuberculose des testicules. Il s’était, jusque-là, comporté en homosexuel passif, en femme, et on avait retrouvé chez lui des caractères féminins secondaires prononcés (surcharge graisseuse aux mamelons et aux hanches, etc.). Après qu’on lui eut greffé un testicule cryptique, il se comporta en mâle et commença à diriger sa libido de façon normale vers la femme. En même temps, disparurent les caractères féminins somatiques. (A. Lipschütz. Die Pubertàtsdrüse und ihre Wirkungen, Berne, 1919.) Il serait toutefois injustifié d’attendre de ces expériences intéressantes un nouveau fondement à la doctrine de l’inversion, et il serait prématuré de croire qu’elles puissent indiquer une voie nouvelle pour arriver à la « guérison » de l’homosexualité en général. Fliess a raison de dire que ces expériences n’invalident pas la doctrine établissant une disposition générale à la bisexualité chez les animaux supérieurs. Il nous paraît plutôt vraisemblable qu’en poursuivant des expériences de ce genre on arriverait à une confirmation de l’hypothèse de la bisexualité] (ajouté en 1920).

14 [La différence la plus caractéristique entre notre vie érotique et celle de l’antiquité consiste en ce que, dans l’antiquité, l’accent était mis sur la pulsion, alors que nous le mettons sur l’objet. Pendant l’antiquité, on glorifiait la pulsion, et cette pulsion ennoblissait l'objet, de si petite valeur qu’il fût ; tandis que, dans les temps modernes, nous méprisons l’activité sexuelle en elle-même et ne l’excusons en quelque sorte que par suite des qualités que nous retrouvons dans son objet] (ajouté en 1910).