3.6. Résumé
Le moment nous semble venu d’esquisser un tableau d’ensemble. Nous sommes partis des déviations de la pulsion sexuelle relatives à son objet et à son but, et nous nous sommes posé la question : ces déviations proviennent-elles d’une disposition innée, ou sont-elles acquises ? Ce qui nous a permis de répondre, ce sont les renseignements que nous avions tirés de l’attitude sexuelle observée chez des personnes atteintes de psychonévrose, qui forment un groupe nombreux et de caractère assez proche des individus normaux. Nous avons obtenu ces renseignements par la méthode psychanalytique. Nous avons ainsi constaté que, chez les individus de cette catégorie, on peut retrouver les dispositions communes à toutes les perversions, sous la forme de forces inconscientes, déterminant toute une série de symptômes. C’est ainsi que nous avons pu dire que la névrose est le négatif de la perversion. Ayant ainsi reconnu combien les dispositions à la perversion étaient répandues, nous nous sommes vus forcés d’admettre que la disposition à la perversion est bien la disposition générale, originelle, de la pulsion sexuelle, laquelle ne devient normale qu’en raison de modifications organiques et d’inhibitions psychiques survenues au cours de son développement. Nous conçûmes alors l’espoir de retrouver la disposition originelle chez l’enfant. Parmi les forces limitant la direction de la pulsion sexuelle nous avons mentionné avant tout la pudeur, le dégoût, la pitié, et les représentations collectives de la morale imposées par la société. Ainsi chaque déviation de la vie sexuelle nous apparaissait, dès le moment où elle s’est fixée, comme résultant d’une inhibition de développement, comme une marque d’infantilisme. Nous avons insisté sur l’influence prépondérante des variations dans les dispositions originelles, tout en admettant qu’entre elles et les influences de la vie, il n’y a pas opposition, mais bien coopération. D’autre part, étant admis que la disposition originelle a un caractère de complexité, la pulsion sexuelle en elle-même nous apparaissait comme un ensemble qui, dans le cas des perversions, se dissocie. De sorte que les perversions peuvent se présenter, soit comme le résultat d’inhibitions, soit comme l’effet d’une dissociation au cours d’un développement normal. Ces deux conceptions se rejoignant dans l’hypothèse que la pulsion sexuelle des adultes se forme par l’intégration des multiples mouvements et poussées de la vie infantile, de manière à former une unité, une tendance dirigée vers un seul et unique but.
Nous expliquions encore la prépondérance des dispositions perverses dans les cas de psychonévroses, en reconnaissant que la maladie était due au détournement, par l’effet du « refoulement », du courant principal vers des voies collatérales. Nous avons ensuite analysé la vie sexuelle pendant l’enfance87 ; nous avons déploré que l’on ait voulu ignorer la pulsion sexuelle de l’enfance et que l’on ait décrit les manifestations sexuelles, si fréquentes à cet âge, comme des phénomènes anormaux. Il nous apparut, au contraire, que l’enfant apporte, en venant au monde, des germes de vie sexuelle et que, lors de l’allaitement, il éprouve une satisfaction d’ordre sexuel, qu’ensuite il cherchera à retrouver dans l’acte bien connu de la « succion ». Cette activité sexuelle de l’enfant ne se développerait pas de la même manière que les autres fonctions, mais après une courte période d’épanouissement, qui va de la deuxième à la cinquième année, elle entrerait dans une période de latence. Durant cette époque, disons-nous, la production d’excitation sexuelle n’est pas interrompue ; elle se poursuit et fournit une réserve d’énergie qui est, en grande partie, détournée vers des buts autres que sexuels ; c’est-à-dire qu’elle contribue à la formation des sentiments sociaux, et, d’autre part, au moyen du refoulement et des formations réactionnelles, elle crée des barrières sexuelles qui serviront plus tard. La conclusion qui semblait s’imposer était que ces forces destinées à maintenir la pulsion sexuelle dans certaines directions se développent pendant l’enfance aux dépens de mouvements sexuels qui ont, pour la plupart, un caractère de perversité, en même temps qu’elles se forment avec l’appui de l’éducation. Une part des mouvements sexuels de l’enfant, échappant à la transformation, peut s’extérioriser dans une activité sexuelle. Ainsi, il semble que l’excitation sexuelle de l’enfant dérive de sources diverses : avant tout, des zones érogènes qui produisent une satisfaction dès qu’elles sont excitées d’une manière appropriée. Selon toutes probabilités, peuvent faire fonction de zones érogènes toutes les régions de l’épiderme, tout organe sensoriel [ et probablement tout organe quelconque] (ajouté en 1915), mais il existe certaines zones privilégiées dont l’excitabilité est assurée, dès le début, par certains dispositifs organiques. D’autre part, l’excitation sexuelle se produit, pour ainsi dire, comme produit marginal d’un certain nombre de processus internes, pourvu que ceux-ci aient atteint un degré suffisant d’intensité, surtout quand il s’agit d’émotions fortes, même si celles-ci sont de nature pénible. Les excitations provenant de toutes ces sources ne se coordonnent pas encore en un tout, mais poursuivent chacune un but séparé qui ne représente que le gain d’un plaisir particulier. Ceci nous amène à penser que la pulsion sexuelle pendant l’enfance [n’] est [pas encore centrée, qu’elle est d’abord] (ajouté en 1920) sans objet, c’est-à-dire auto-érotique.
Déjà, chez l’enfant, l’exigence de la zone érogène localisée à l’appareil génital commence à se manifester, soit que, comme toute autre zone érogène, elle réagisse aux excitations appropriées en procurant une satisfaction, soit que, par un mécanisme encore peu compréhensible, une satisfaction provenant d’autres sources produise en même temps une excitation sexuelle qui retentira d’une façon particulière sur la zone génitale. Nous avons dû avouer, à notre regret, qu’il ne nous était pas possible de donner une explication satisfaisante des rapports existant entre l’excitation sexuelle et la satisfaction sexuelle, comme des rapports à établir entre l’activité de la zone génitale et celle des autres sources de la sexualité.
[En étudiant les troubles névrotiques, nous avons aperçu que, dans la vie sexuelle de l’enfance, existe, dès le début, un commencement d’organisation entre les composantes pulsionnelles sexuelles. Dans une première phase, qui se place très tôt, l’érotisme oral est prépondérant ; une deuxième organisation « prégénitale » est caractérisée par la prédominance du sadisme et de l’érotisme anal ; c’est seulement dans la troisième phase [qui chez l’enfant ne se développe que jusqu’au primat du phallus] (ajouté en 1924) que la vie sexuelle est déterminée par la contribution qu’apportent les zones génitales proprement dites.
Nous avons dû constater ensuite, à notre grande surprise, que cette première vie sexuelle infantile (de deux à cinq ans) mène au choix d’un objet ; elle est accompagnée d’activités psychiques les plus variées, de sorte que cette phase, malgré le défaut de coordination des composantes pulsionnelles, et en dépit de l’incertitude du but sexuel, peut être considérée comme un important précurseur de l’organisation sexuelle définitive.
L’instauration diphasée du développement sexuel humain, autrement dit l’interruption de ce développement par la période de latence, nous a paru digne d’une attention particulière. En effet, c’est là une des conditions qui permettent à l’homme le développement vers une civilisation plus élevée ; nous y trouvons aussi l’explication des prédispositions aux névroses. Chez les animaux apparentés à l’homme, nous ne connaissons rien d’analogue. Pour retrouver les origines de cette particularité dans le développement humain, il faudrait remonter à la préhistoire] (ajouté en 1920).
Nous ne saurions dire quel est le degré d’activité sexuelle pendant l’enfance devant être considéré comme normal et n’entravant pas le développement ultérieur. Nous avons montré que les manifestations sexuelles infantiles présentaient surtout un caractère masturbatoire. Nous avons ensuite constaté, en nous appuyant sur l’expérience, que les influences extérieures de la séduction pouvaient produire des interruptions prématurées de la période de latence et même la supprimer, et que la pulsion sexuelle de l’enfant se révélait alors perverse polymorphe. Enfin, nous avons vu que toute activité sexuelle prématurée, produite de cette manière, rendait l’éducation de l’enfant plus difficile.
Bien que nos connaissances sur la vie sexuelle infantile présentent de grosses lacunes, nous avons tenté d’analyser les changements amenés par la puberté. Au nombre de ces changements, nous avons considéré comme particulièrement importants : la subordination de toutes les excitations sexuelles, quelle que soit leur origine, au primat des zones génitales ; ensuite, le processus par lequel est trouvé l’objet. Ces deux phénomènes sont préfigurés dès l’enfance. La subordination des excitations sexuelles s’opère par un mécanisme qui utilise le plaisir préliminaire de telle manière que les actes sexuels, jusque-là indépendants les uns des autres, deviennent préparatoires à l’acte sexuel nouveau — l’émission des produits génitaux — dans lequel le plaisir atteint son point culminant et l’excitation sexuelle prend fin. Nous avions à tenir compte, dans notre analyse, de la différenciation de l’être sexuel devenant respectivement homme et femme, et nous avons trouvé que, pour produire la femme, un refoulement nouveau est nécessaire en vertu duquel une partie de la virilité infantile de la femme disparaît, la préparant à substituer une zone génitale directrice à une autre. Enfin, nous avons constaté que le choix de l’objet était indiqué par des ébauches esquissées pendant l’enfance et reprises lors de la puberté, c’est-à-dire les affections de l’enfant pour ses parents et les personnes de son entourage ; d’autre part, le choix, en vertu de la barrière opposée entre temps à l’inceste, se détourne de ces personnes et se reporte sur d’autres qui leur ressemblent. Ajoutons encore, pour terminer, que pendant la période transitoire de puberté, les processus de développement physique et psychique s’accomplissent d’abord sans lien entre eux, jusqu’au moment où l’irruption d’un mouvement amoureux intense, de caractère psychique, retentissant sur l’innervation des parties génitales, l’unité caractéristique de la vie amoureuse normale est enfin réalisée.
3.6.1.1. Facteurs pouvant amener des troubles dans le développement
Chaque étape de cette longue évolution peut devenir un point de fixation ; chaque assemblage de cette combinaison compliquée peut donner lieu à une dissociation de la pulsion sexuelle, ainsi que plusieurs exemples nous l’ont déjà démontré. Il nous reste à énumérer les divers facteurs internes ou externes capables de troubler le développement et à dire sur quelle partie du mécanisme ils agissent. Remarquons toutefois que, dans une telle énumération, les facteurs ne seront pas tous d’une égale importance, et qu’il sera malaisé de les apprécier à leur juste valeur.
3.6.1.2. Constitution et hérédité
Il faut citer ici, en premier lieu, les différences congénitales des constitutions sexuelles, probablement d’une importance décisive, mais dont les caractères ne peuvent être saisis que par déduction en partant des manifestations ultérieures, et encore sans que nous puissions arriver à une certitude absolue. Nous croyons que ces différences consistent en une prépondérance de telle ou telle source de l’excitation sexuelle, et nous supposons qu’elles doivent en tout cas se manifester dans l’activité résultante finale, même si celle-ci se trouve contenue dans les limites du normal. Ceci ne veut évidemment pas dire qu’on ne puisse imaginer des variations dans la disposition originelle qui, nécessairement, et sans l’intervention d’autres facteurs, créent une vie sexuelle anormale. On désignera ces variations sous le nom de « dégénérescences », et on pourra y voir les symptômes d’une détérioration héréditaire. Je rapporterai, à ce sujet, une curieuse observation. Chez plus de la moitié des malades que j’ai traités pour hystérie grave, névrose obsessionnelle, etc., j’ai constaté une syphilis du père reconnue et soigné antérieurement au mariage, soit que le père ait été tabétique ou paralytique général, soit qu’on ait pu retrouver la syphilis par l’anamnèse. J’insiste particulièrement sur ce fait que les enfants névrosés n’avaient aucun stigmate de syphilis, de sorte que l’anomalie dans le caractère sexuel devait être considérée comme un dernier aboutissant d’une hérédité syphilitique. Et sans vouloir dire que la descendance de parents syphilitiques est la condition étiologique régulière et nécessaire d’une constitution névropathique, je crois que les coïncidences observées ne sont pas le fait du hasard, et qu’on doit leur laisser leur importance.
En ce qui touche les cas de perversions positives, les conditions héréditaires sont moins bien connues, car elles se dérobent à nos moyens d’investigation. Pourtant, on a des raisons de supposer qu’il y a analogie entre les névroses et les cas de perversions. On rencontre, en effet, assez souvent dans la même famille, des cas de perversions et des psychonévroses réparties entre les deux sexes de la manière suivante : les hommes, ou au moins l’un d’eux, atteints de perversion positive, tandis que les femmes, par suite de la tendance au refoulement propre à leur sexe, présentent une perversion négative, soit l’hystérie. Cela est une preuve de plus des rapports essentiels que nous avons constatés entre ces deux sortes de troubles morbides.
3.6.1.3. Élaboration ultérieure
Il serait toutefois erroné de croire que le jeu des diverses composantes de la constitution sexuelle déterminera à lui seul la forme que prendra la sexualité. Elle reste conditionnée par l’extérieur, et des possibilités ultérieures sont données, selon le sort que subissent les afflux sexuels provenant des différentes sources. C’est l’élaboration ultérieure qui constitue l’élément décisif ; et la même constitution peut conduire à trois formes de développement possible.
1) Si toutes les dispositions conservent entre elles leur rapport (que nous avons défini comme anormal) et se renforcent par la maturité, le seul résultat possible est une vie sexuelle perverse. L’analyse de pareilles anomalies constitutionnelles n’a jamais encore été poussée à fond ; et pourtant nous connaissons déjà des cas qui peuvent être expliqués facilement par cette seule hypothèse. Aussi, certains auteurs estiment-ils que toute une série de perversions par fixation supposent nécessairement une faiblesse congénitale de la pulsion sexuelle. Sous cette forme, la thèse ne me paraît pas soutenable ; mais elle est féconde du moment que le terme de « faiblesse constitutionnelle » est appliqué à l’un des facteurs constitutionnels de la pulsion sexuelle, la zone génitale, à laquelle doit incomber plus tard la fonction de coordonner dans un but de procréation ces manifestations sexuelles jusqu’alors isolées. En effet, dans ce cas, l’intégration qui devait se faire au moment de la puberté ne peut réussir ; et ce sera la plus forte des autres composantes sexuelles qui prévaudra sous la forme de perversion88.
3.6.1.4. Refoulement
2) On arrive à un résultat entièrement différent si, au cours du développement, certaines composantes sexuelles, que nous supposerons excessives, subissent un refoulement qui, ne l’oublions jamais, n’équivaut pas à une disparition. Les excitations sont produites de la même manière qu’auparavant, mais sont détournées de leur but par une inhibition psychique, et sont dirigées sur d’autres voies jusqu’au moment où elles s’extérioriseront sous la forme de symptômes morbides. Il peut en résulter une vie sexuelle normale, la plupart du temps diminuée, il est vrai, et ayant des psychonévroses pour complément. Ce sont précisément des cas qui nous sont bien connus par les observations psychanalytiques que nous avons faites sur des névrosés. La vie sexuelle a commencé comme celle des pervers ; toute une partie de leur enfance a été remplie par une activité sexuelle perverse qui, parfois même, s’est étendue bien au-delà de la puberté ; ensuite, pour des raisons intérieures, en général avant la puberté, mais parfois aussi après, s’opère une transformation par suite de refoulement ; et dès lors, sans que les anciennes tendances disparaissent, la névrose se substitue à la perversion. Cela nous rappelle l’adage : jeune catin, vieille dévote. Mais, dans le cas présent, la jeunesse a été bien courte ! Cette substitution de la névrose à la perversion dans la vie de l’individu, la répartition de cas de perversions et de névroses dans une même famille, tout cela doit être rapporté au fait que la névrose constitua le négatif de la perversion.
3.6.1.5. Sublimation
3) Il peut y avoir une troisième issue, dans le cas d’une constitution anormale, par le processus de la sublimation. Les excitations excessives découlant des différentes sources de la sexualité trouvent une dérivation et une utilisation dans d’autres domaines, de sorte que les dispositions dangereuses au début produiront une augmentation appréciable dans les aptitudes et activités psychiques. C’est là une des sources de la production artistique, et l’analyse du caractère d’individus curieusement doués en tant qu’artistes indiquera des rapports variables entre la création, la perversion et la névrose, selon que la sublimation aura été complète ou incomplète. Il semble bien que la répression par formation réactionnelle — qui, comme nous l’avons vu, commence à se faire sentir dès la période de latence pour continuer pendant toute la vie si les conditions sont favorables — doive être considérée comme une espèce de sublimation. Ce que nous nommons « caractère » est en grande partie construit avec un matériel d’excitations sexuelles, et se compose de pulsions fixées depuis l’enfance, de constructions acquises par la sublimation, et d’autres constructions destinées à réprimer les mouvements pervers qui ont été reconnus non utilisables89. Il est ainsi permis de dire que la disposition sexuelle de l’enfant crée, par formation réactionnelle, un grand nombre de nos vertus90.
3.6.1.6. Expériences accidentelles
En regard des processus que nous avons énumérés : poussées sexuelles, refoulements et sublimations (les deux derniers nous étant complètement inconnus quant à leur mécanisme intérieur), toutes les autres influences sont d’une importance secondaire. Si l’on considère les refoulements et sublimations comme une part des dispositions constitutionnelles de l’individu, comme en étant les manifestations mêmes, on peut dire que la forme définitive prise par la vie sexuelle est, avant tout, le résultat d’une constitution congénitale. Mais on ne peut contester que, tout en admettant la coopération des différents facteurs, il faut néanmoins faire une place à certaines influences provenant d’expériences fortuites soit pendant l’enfance, soit à un âge plus avancé. [Il n’est pas facile d’évaluer l’importance relative des facteurs constitutionnels et des facteurs accidentels. Du point de vue théorique, on sera toujours porté à surestimer les premiers, tandis que dans la pratique thérapeutique l’importance des seconds prévaudra. Quoi qu’il en soit, on ne devra pas oublier qu’entre les deux séries de facteurs, il y a coopération et non exclusion. Le facteur constitutionnel a besoin, pour être mis en valeur, d’expériences vécues ; le facteur accidentel ne peut agir qu’appuyé sur une constitution. Dans la plupart des cas, on peut imaginer une « série complémentaire », où les intensités décroissantes de l’un des facteurs sont compensées par les intensités croissantes de l’autre ; ce qui, toutefois, ne peut servir de prétexte pour nier l’existence de cas extrêmes aux deux bouts de la série.
Dans le domaine des facteurs accidentels, la psychanalyse accorde une place prépondérante aux expériences de la première enfance. La série étiologique se diviserait en deux, dont l’une serait la série des prédispositions, et l’autre la série définitive. Dans la première de ces séries, il y aurait action connexe de la constitution et des expériences réalisées dans l’enfance ; de même que, dans la seconde série, se combinerait l’action des prédispositions et des expériences ultérieures traumatisantes. Toutes les circonstances défavorables au développement sexuel ont pour effet de produire une régression, c’est-à-dire un retour à une phase antérieure de développement] (ajouté en 1915).
Revenons à l’énumération des facteurs exerçant une influence sur le développement sexuel.
3.6.1.7. Précocité
Parmi les facteurs importants, mentionnons la précocité sexuelle spontanée, qui se retrouve invariablement dans l’étiologie des névroses, bien qu’elle ne puisse être, à elle seule (pas plus que tout autre facteur), la cause suffisante du processus morbide. Elle se manifeste par une interruption, une abréviation ou une suppression de la période de latence infantile, et occasionne des troubles en provoquant des manifestations sexuelles qui ont nécessairement le caractère de perversion — étant donné le faible développement des inhibitions sexuelles d’une part, et d’autre part, l’état encore rudimentaire du système génital. Ces dispositions à la perversion peuvent se maintenir telles, ou pourront, après un refoulement préalable, prédisposer à des névroses.
En tous les cas, la précocité sexuelle aura pour effet de rendre plus difficile la domination désirable de la pulsion sexuelle par les instances psychiques supérieures, à un âge plus avancé ; elle augmentera encore le caractère inhérent aux manifestations psychiques de la pulsion sexuelle. La précocité sexuelle va souvent de pair avec la précocité intellectuelle, et comme telle se retrouve dans l’enfance des individus les plus éminents. Dans ce cas, elle ne paraît pas être pathogène au même degré que lorsqu’elle est isolée.
3.6.1.8. [Le facteur temps
Au même titre que la précocité, le facteur temps réclame une attention toute particulière. La phylogénèse a pu fixer l’ordre dans lequel les différentes pulsions entrent en activité, et déterminer la durée de leur manifestation avant qu’elles ne disparaissent sous l’influence d’une pulsion nouvelle, ou par suite d’un refoulement caractérisé. Pourtant, dans la succession aussi bien que dans la durée de ces pulsions, il semble bien qu’il y ait des variations qui peuvent être, quant au résultat final, d’une importance décisive. Il n’est pas indifférent qu’un courant surgisse plus tôt ou plus tard que le courant contraire, car l’effet d’un refoulement ne peut être annulé. Si l’ordre d’apparition des composantes de la pulsion sexuelle varie, le résultat en sera changé. D’autre part, la disparition de certaines pulsions qui parviennent au premier plan peut être d’une rapidité surprenante. Par exemple, les rapports hétérosexuels des futurs homosexuels avérés. Les tendances de l’enfant, quel que soit le caractère violent de leur irruption, ne justifient pas la crainte qu’elles dominent le caractère de l’adulte de manière durable. On peut aussi bien s’attendre à ce qu'elles disparaissent pour faire place à la tendance contraire (les despotes ne règnent pas longtemps)] (ajouté en 1915). Les raisons qui motivent les perturbations d’ordre temporel, dans le processus de développement, nous échappent complètement. Nous ne faisons qu’entrevoir au loin un groupe de problèmes biologiques, et peut-être aussi historiques, dont nous n’approchons pas encore assez pour pouvoir les attaquer.
3.6.1.9. Persévération
L’importance de toutes les manifestations sexuelles précoces s’augmente par le fait d’un facteur psychique dont l’origine ne nous est pas connue, et dont nous ne pouvons faire état que d’une manière toute provisoire. Il s’agit de la persévération ou capacité de fixation des impressions de la vie sexuelle, caractère que l’on retrouve chez de futurs névrosés ou chez des pervers, dont il faut tenir compte dans le tableau clinique. En effet, les mêmes manifestations sexuelles précoces n’exercent pas, sur d’autres sujets, une influence assez profonde pour les forcer à la répétition compulsive et imprimer ainsi pour la vie une direction à leur pulsion sexuelle. Peut-être une des raisons qui nous expliquent le caractère de cette persévération se trouve-t-elle dans un fait psychologique sans lequel on ne saurait préciser l’étiologie des névroses, nous voulons dire la prépondérance des vestiges laissés dans le souvenir sur les impressions plus récentes. Ce fait psychologique dépend certainement du degré de développement intellectuel, et gagne en importance à mesure que l’individu est plus cultivé. On a dit, en parlant des sauvages, qu’ils étaient « les malheureux enfants du moment »91. Étant donné le rapport antagoniste qu’il y a entre la civilisation et le libre développement de la sexualité, rapport dont on peut suivre les effets longtemps après dans la forme que prendra notre vie, il est de la plus grande importance, dans les civilisations avancées, de savoir comment s’est développée la vie sexuelle de l’enfant, tandis que, dans les civilisations inférieures, ce développement présente peu d’intérêt.
3.6.1.10. Fixation
L’influence favorable qu’exercent les facteurs psychiques que nous venons d’énumérer est renforcée par les incitations accidentelles pendant le temps de la sexualité infantile. Celles-ci (en premier lieu la séduction par d’autres enfants ou par des adultes) créent des états sexuels qui, avec l’aide des éléments psychiques plus haut mentionnés, peuvent se fixer, et devenir par là même pathologiques. Une bonne part des déviations sexuelles qu’on peut remarquer chez l’adulte névrosé ou pervers est due à des impressions subies pendant l’enfance soi-disant asexuelle. Au nombre des causes il faut donc compter la constitution, la précocité, un accroissement de la persévération, et enfin les excitations fortuites de la pulsion sexuelle par des influences extérieures.
En terminant notre livre, nous devons avouer, à notre regret, que nos recherches sur les troubles de la vie sexuelle indiquent bien l'insuffisance de nos connaissances quant aux processus biologiques qui en constituent l’essence ; nous ne pouvons donc former, avec nos aperçus isolés, une théorie capable d’expliquer suffisamment les caractères normaux et pathologiques de la sexualité.
87 [Cela n’est pas seulement vrai pour les tendances à la perversion qui apparaissent dans les névroses en « négatif », mais encore pour les tendances « positives », ou perversions proprement dites. On aurait donc tort de ramener exclusivement les perversions proprement dites à des tendances infantiles qui se seraient fixées, et il faut les considérer aussi comme une régression vers ces tendances dues au fait que d’autres courants de la vie sexuelle n’ont pu avoir leur libre développement. C’est pourquoi les perversions « positives » peuvent, elles aussi, être traitées par les procédés de la thérapie psychanalytique] (ajouté en 1915).
88 [On constate souvent, au début de la période de puberté, l'existence d’un courant de sexualité normale, mais qui, trop faible pour résister aux premiers obstacles venus du dehors, se perd et fait place à une régression qui aboutira à une perversion] (ajouté en 1915).
89 [On a pu établir que même certains traits de caractère présentent des rapports avec des composantes érogènes déterminées. Ainsi, on peut faire dériver l’entêtement, la parcimonie et l’esprit d’ordre, de l’activité de la zone érotique anale. Une forte disposition uréthrale-érotique fera des ambitieux] (ajouté en 1920).
90 Émile Zola, qui connaissait bien la nature humaine, nous décrit, dans La joie de vivre, une jeune fille qui, de gaieté de cœur et par pur désintéressement, sacrifie à ceux qu’elle aime tout ce qu’elle possède et tout ce qu’elle pourrait revendiquer, sa fortune et ses aspirations les plus chères, sans en attendre de récompense. Cette jeune fille, quand elle était enfant, était possédée par un besoin si insatiable de tendresse, que, se voyant une fois préférer une autre petite fille, elle avait commis une cruauté.
91 On peut supposer que la forte tendance qu’ont certaines impressions à se fixer est due à l’intensité de l’activité sexuelle physique, à une époque antérieure.