La position dépressive infantile

I.

Pendant le second quart de la première année, certains changements dans le développement intellectuel et émotionnel du bébé deviennent évidents. Sa relation avec le monde extérieur, choses et gens, croît dans le sens de la différenciation. La gamme de ses gratifications et de ses intérêts s’élargit, et son pouvoir d’exprimer ses émotions et de communiquer avec les gens s’accentue. Ces transformations observables mettent en évidence le développement progressif du moi. L’intégration, la conscience, les capacités intellectuelles, la relation avec le monde extérieur, et d’autres fonctions du moi se développent constamment. En même temps, l’organisation sexuelle du bébé progresse ; les tendances urétrales, anales et génitales gagnent en force, bien que les pulsions et désirs oraux prédominent encore. Il y a ainsi une confluence des différentes sources de libido et d’agression, qui colore la vie émotionnelle du bébé et fait apparaître au premier plan de nouvelles situations d’angoisse ; la gamme des phantasmes s’élargit ; ils deviennent plus élaborés et plus différenciés. Il se produit par suite des changements importants dans la nature des défenses.

Tous ces progrès se reflètent dans la relation du bébé avec sa mère (et, dans une certaine mesure, avec son père et avec d’autres personnes). La relation avec la mère comme personne, qui s’est développée pendant que le sein figurait encore comme objet principal, s’établit plus complètement, et l’identification avec elle gagne en force quand le bébé peut percevoir et introjecter sa mère comme personne (ou, en d’autres termes, comme « objet total »).

Alors qu’un certain degré d’intégration est la condition préliminaire pour que le moi ait la capacité d’introjecter la mère et le père comme personnes totales, le développement ultérieur sur le chemin de l’intégration et de la synthèse commence quand la position dépressive vient au premier plan. Les divers aspects — aimé et haï, « bon » et « mauvais » — des objets se réunissent, et ces objets sont maintenant des personnes totales. Les processus de synthèse opèrent dans le champ total des relations d’objet internes et externes. Ils comprennent d’un côté les aspects contrastants des objets intériorisés (le premier surmoi), et de l’autre, les aspects contrastants des objets extérieurs ; mais le moi est aussi amené à diminuer le désaccord entre le monde intérieur et le monde extérieur, ou plutôt, le désaccord entre les images internes et externes. En même temps que ces processus synthétiques, se produisent les degrés ultérieurs de l’intégration du moi, ce qui aboutit à établir une plus grande cohérence entre ses parties clivées. Tous ces processus d’intégration et de synthèse amènent le conflit entre l’amour et la haine à se manifester dans toute sa force. L’angoisse dépressive et les sentiments de culpabilité qui en résultent se transforment non seulement en quantité, mais aussi en qualité. L’ambivalence est maintenant vécue surtout à l’égard d’un objet total. L’amour et la haine se sont beaucoup rapprochés et le sein « bon » et le sein « mauvais », la mère « bonne » et la mère « mauvaise » ne peuvent être séparés aussi radicalement que dans le premier stade. Bien que le pouvoir des pulsions destructrices ait diminué, ces pulsions sont senties comme un grand danger pour l’objet aimé, qui est maintenant perçu comme une personne. La voracité et les défenses contre elle, jouent à ce stade un rôle particulier, car l’angoisse de perdre irrémédiablement l’objet aimé et indispensable tend à accentuer la voracité. Cependant, la voracité est sentie comme incontrôlable et destructrice, on sent qu’elle met en danger les objets aimés internes et externes. C’est pourquoi le moi inhibe de plus en plus les désirs instinctuels, ce qui peut amener l’enfant à de graves difficultés pour accepter les aliments (i) ou pour en jouir, et, plus tard, à de sérieuses inhibitions dans l’établissement de relations aussi bien affectueuses qu’érotiques.

Les pas vers l’intégration et la synthèse décrits ci-dessus aboutissent à une capacité plus grande du moi de prendre connaissance

(i) Ces difficultés, qu’on peut observer fréquemment chez les enfants en particulier au moment du sevrage (c’est-à-dire au moment de la substitution du biberon au sein, ou à celui où de nouveaux aliments sont ajoutés au biberon, etc.), peuvent être considérées comme un symptôme dépressif bien connu dans la symptomatologie des états dépressifs. Ce point est traité avec plus de détails au chapitre VII. Cf. aussi la note de la p. 197.

d’une réalité psychique de plus en plus poignante. L’angoisse au sujet de la mère internalisée qui est vécue comme blessée, souffrante, en danger d’être annihilée ou déjà annihilée et perdue pour toujours, mène à une plus forte identification avec l’objet blessé. Cette identification renforce à la fois le besoin de réparer et les tentatives du moi pour inhiber les pulsions agressives. Le moi fait aussi un usage répété de la défense maniaque. Comme nous l’avons déjà vu, la dénégation, l’idéalisation, le clivage et le contrôle des objets internes et externes sont utilisés par le moi dans le but de neutraliser l’angoisse de persécution. Ces méthodes omnipotentes sont maintenues dans une certaine mesure quand se développe la position dépressive mais elles sont surtout utilisées alors dans le but de neutraliser l’angoisse dépressive. Elles souffrent aussi des transformations, d’accord avec les progrès dans l’intégration et la synthèse, c’est-à-dire qu’elles deviennent moins extrêmes et correspondent mieux à la capacité croissante qu’a le moi d’affronter la réalité psychique. Avec cette forme et cette finalité modifiées, ces méthodes primitives constituent maintenant la défense maniaque.

Devant affronter une multitude de situations d’angoisse, le moi tend à les dénier, et, quand l’angoisse culmine, il dénie même le fait qu’il ait quelque amour pour l’objet. Le résultat peut être un étouffement durable de l’amour, un abandon des objets primitifs et un accroissement de l’angoisse de persécution, c’est-à-dire une régression à la position schizoparanoïde (i).

Les tentatives du moi pour contrôler les objets internes et externes

— méthode qui est surtout dirigée contre l’angoisse de persécution dans la position schizoparanoïde — souffrent aussi des transformations. Quand l’angoisse dépressive prédomine, le contrôle des objets et des pulsions est surtout utilisé par le moi pour éviter la frustration, pour prévenir l’agression et le danger consécutif pour les objets aimés — c’est-à-dire pour tenir en lisière l’angoisse dépressive.

Il y a également une différence dans l’emploi du clivage de l’objet et de la personne. Bien que les premières méthodes de clivage continuent à être utilisées dans une certaine mesure, le moi divise maintenant l’objet total en un objet vivant, indemne, et un objet

(i) Cette première régression peut provoquer des troubles sérieux dans le premier développement, par exemple la déficience intellectuelle (cf. chap. IX) ; elle peut constituer le fondement de quelque forme de la schizophrénie comme maladie. Une autre issue possible de l’échec dans le travail d’élaboration de la position dépressive infantile est la maladie maniaque-dépressive ; ou encore cet échec peut provoquer une névrose grave. Je soutiens donc que la position dépressive infantile a une importance centrale dans le développement de la première année.

blessé et en danger (mourant peut-être, ou mort) ; le clivage devient ainsi en grande partie une défense contre l’angoisse dépressive.

En même temps, d’importants progrès dans le développement du moi se produisent, qui non seulement lui permettent de développer les défenses plus adéquates contre l’angoisse, mais aussi peuvent aboutir à une diminution effective de l’angoisse. L’expérience constante d’affronter la réalité psychique impliquée dans l’élaboration de la position dépressive, augmente la compréhension qu’a le bébé du monde extérieur. Parallèlement, son image de ses parents, qui était au début distorse, divisée en figures idéalisées et terribles, se rapproche graduellement de la réalité.

Comme on l’a examiné plus haut dans ce chapitre, quand le bébé introjecte une réalité externe plus rassurante, son monde interne s’améliore et cela, par projection, améliore son image du monde extérieur. Donc par degrés, comme le bébé ré-introjecte constamment un monde externe plus conforme à la réalité et plus rassurant, et comme aussi il établit à l’intérieur de lui-même dans une certaine mesure des objets complets et indemnes, des développements essentiels ont lieu dans l’organisation du surmoi. Comme cependant les objets internes « bons » et « mauvais » se rapprochent — les aspects « mauvais » étant adoucis par les « bons » — la relation entre le moi et le surmoi se transforme, c’est-à-dire qu’il se produit une assimilation progressive du surmoi par le moi. (N. Ch. 2.)

A ce stade, le désir de réparer l’objet endommagé joue pleinement. Cette tendance, nous l’avons vu auparavant, est inextricablement liée aux sentiments de culpabilité. Quand le bébé sent que ses pulsions et phantasmes destructeurs se dirigent vers la personne totale de son objet aimé, la culpabilité apparaît dans toute sa force, et, avec elle, le besoin impossible à assouvir de réparer, de préserver, de faire revivre l’objet aimé endommagé. Ces émotions, à mon avis, aboutissent à des états de deuil, et les défenses mises en œuvre aboutissent à des tentatives du moi pour surmonter le deuil.

Puisque la tendance à réparer dérive en dernière instance de l’instinct de vie, elle entraîne des phantasmes et des désirs libidinaux. Cette tendance entre dans toutes les sublimations et reste à partir de ce stade le grand moyen de tenir en lisière et de diminuer la dépression.

Ii semble qu’il n’y ait pas d’aspect de la vie psychique qui ne soit utilisé par le moi, aux premiers stades, comme défense contre l’angoisse. La tendance réparatrice elle aussi, d’abord employée de façon omnipotente, devient une défense importante. Les sentiments (les phantasmes) du bébé pourraient être décrits de la façon suivante : « Ma mère est en train de disparaître, elle peut ne plus jamais revenir, elle est souffrante, elle est morte. Non, cela ne peut pas être, car je peux la faire revivre. »

L’omnipotence décroît à mesure que le bébé acquiert une plus grande confiance à la fois en ses objets et en ses propres pouvoirs de réparation (1). Il sent que tout progrès dans son développement, toute nouvelle réussite, donnent du plaisir aux personnes de son entourage, et que de cette façon il exprime son amour, il neutralise ou annule le mal qu’il a fait avec ses pulsions agressives, et il répare ses objets aimés endommagés.

Ainsi les fondements d’un développement normal sont posés : les relations avec les personnes se développent, l’angoisse de persécution en rapport avec les objets internes et externes diminue, les objets « bons » internes s’établissent plus fermement, il s’ensuit un sentiment de sécurité plus grande, et tout cela renforce et enrichit le moi. Le moi, plus fort et plus cohérent, malgré le grand usage qu’il fait de la défense maniaque, réunit et synthétise de façon incessante les aspects clivés de l’objet et de lui-même. Graduellement les processus de clivage et de synthèse sont appliqués à des aspects maintenus à part moins radicalement les uns des autres, la perception de la réalité s’accroît et les objets apparaissent sous un jour plus conforme au réel. Tous ces progrès mènent à une adaptation croissante à la réalité externe et interne (2).

Il se produit un changement correspondant dans l’attitude du bébé à l’égard de la frustration. Comme nous l’avons vu, au tout premier stade, l’aspect « mauvais » et persécuteur de la mère (de son sein) venait à représenter dans le psychisme du bébé toute frustration et tout mal, internes aussi bien qu’externes. Quand le sens de la réalité du bébé à l’égard de ses objets et sa confiance en eux s’accroissent, il devient plus capable de distinguer la frustration imposée de l’extérieur de ses dangers internes phantasmatiques. Par suite, la haine et l’agressivité se lient plus étroitement à la frustration et au mal effectifs produits par des facteurs externes. C’est un progrès vers une méthode plus réaliste et plus objective d’administrer sa propre agressivité, une méthode qui éveille moins de culpabilité et, en fin de compte, permet à l’enfant d’expérimenter aussi bien que de sublimer son agressivité, d’une façon qui soit mieux en accord avec son moi.

(1)    On peut observer dans les analyses d’enfants et d’adultes que des sentiments d’espérance surgissent en même temps que la pleine expérience de la dépression. Dans le premier développementj c’est un des facteurs qui aident le bébé à surmonter la position dépressive.

(2)    Comme on sait, le clivage sous la pression de l’ambivalence persiste en quelque mesure pendant toute la vie et joue un rôle important dans l’économie psychique normale.

En outre, cette attitude plus réaliste à l’égard de la frustration

— qui implique que la crainte de la persécution de la part des objets internes et externes a diminué — amène le bébé à une plus grande capacité de rétablir une bonne relation avec sa mère et les autres personnes quand l’expérience de la frustration cesse d’exister. En d’autres termes, l’adaptation croissante à la réalité — liée à des transformations dans le fonctionnement de l’introjection et de la projection — aboutit à une relation plus confiante avec le monde externe et avec le monde interne. Cela amène une diminution de l’ambivalence et de l’agressivité, qui permet au désir de réparation de jouer pleinement. De cette façon le processus de deuil qui provient de la position dépressive s’élabore graduellement.

Quand le bébé atteint le stade crucial qui s’étend de trois à six mois à peu près, et qu’il affronte les conflits, la culpabilité, le chagrin inhérents à la position dépressive, sa capacité d’administrer son angoisse est à quelque degré déterminée par son développement antérieur ; c’est-à-dire par la mesure où il a pu, dans ses trois ou quatre premiers mois de vie, prendre et établir en lui l’objet « bon » qui forme le noyau de son moi. Si ce processus a réussi — et ceci implique que l’angoisse de persécution et les processus de clivage ne sont pas excessifs, et qu’une certaine intégration a été atteinte — l’angoisse de persécution et les mécanismes schizoïdes perdent peu à peu leur force, le moi est capable d’introjecter et d’établir en lui l’objet total, et de traverser la position dépressive. Si cependant, le moi est incapable d’administrer les situations d’angoisse nombreuses et sévères qui apparaissent à ce stade — échec déterminé par des facteurs internes fondamentaux aussi bien que par des expériences externes — une régression puissante de la position dépressive à la position schizoparanoïde antérieure peut se produire. Cela empêcherait aussi les processus d’introjection de l’objet total et affecterait gravement le développement pendant la première année de vie, et durant toute l’enfance.

II.

Mon hypothèse de la position dépressive infantile est fondée sur les concepts psychanalytiques de base au sujet des premiers stades de la vie, c’est-à-dire l’introjection primaire et la prépondérance de la libido orale et des pulsions cannibaliques chez les bébés. Ces découvertes de Freud et d’Abraham ont contribué substantiellement à la compréhension de l’étiologie des maladies mentales. En développant ces concepts et en les reliant à la compréhension des bébés telle qu’elle se dégage des analyses de jeunes enfants, j’en suis venue à me rendre compte de la complexité des premiers processus et des premières expériences, et de leur effet sur la vie émotionnelle du bébé ; et cela devait en retour apporter une clarté nouvelle sur Pétiologie des troubles mentaux. L’une de mes conclusions était qu’il y a un lien particulièrement étroit entre la position dépressive infantile et les phénomènes du deuil et de la mélancolie (1).

Abraham a continué le travail de Freud sur La mélancolie et fait remarquer une des différences fondamentales entre le deuil normal et le deuil anormal. (N. Ch. 3.) Dans le deuil normal, l’individu réussit à établir la personne aimée et perdue à l’intérieur de son moi, tandis que dans la mélancolie et le deuil anormal, ce processus échoue. Abraham a aussi décrit quelques-uns des facteurs fondamentaux desquels dépendent cet échec ou ce succès. Si les pulsions canniba-liques sont excessives l’introjection de l’objet aimé et perdu ne peut être menée à bien et cela mène à la maladie. Dans le deuil normal, aussi, le sujet est conduit à réinstaller la personne aimée et perdue à l’intérieur du moi, mais ce processus réussit. Ce ne sont pas seulement les investissements attachés à l’objet aimé qui sont retirés et réinvestis, comme le disait Freud, mais c’est aussi que l’objet perdu est établi à l’intérieur pendant ce processus.

Dans mon article sur Le deuil et sa relation avec les états maniaques-dépressifs, j’ai exprimé l’opinion suivante : « Mon expérience m’amène à conclure que, s’il est vrai que le trait caractéristique du deuil normal est le fait que l’individu établisse l’objet aimé et perdu à l’intérieur de lui-même, il ne l’y établit pas pour la première fois, mais, par le travail du deuil, il réinstalle en lui cet objet en même temps que tous ses objets aimés internes, qu’il pense avoir perdus. » Toutes les fois que le chagrin surgit, il mine le sentiment de sécurité dans la possession des objets aimés internes, car il fait revivre les premières angoisses à l’égard des objets endommagés ou détruits — à l’égard d’un monde intérieur brisé. Les sentiments de culpabilité et l’angoisse de persécution — la position dépressive infantile — sont réactivés dans leur pleine force. Une réinstallation réussie de l’objet aimé externe dont on est en deuil, et dont l’introjection est intensifiée durant le processus de deuil, implique que les objets aimés internes sont restaurés et récupérés. C’est pourquoi l’examen de la réalité caractéristique du processus de deuil n’est pas seulement un moyen de renouveler les liens avec le monde extérieur mais un moyen de rétablir le monde

(1) Pour la relation de la position dépressive infantile avec les états maniaques-dépressifs d’une part, et le chagrin normal d’autre part, voir mes articles Contribution à Vétude de la psychogenèse des états mamaques-dépressifs et Le deuil et sa relation avec les états maniaques-dépressifs.

intérieur détruit. Le deuil inclut donc la répétition de la situation émotionnelle que le bébé expérimente au cours de la position dépressive. Car sous la pression de la peur de perdre sa mère aimée, le bébé lutte avec la tâche d’établir et d’intégrer son monde intérieur, de construire de façon sûre les objets « bons » à l’intérieur de lui-même.

Un des facteurs fondamentaux pour déterminer si la perte d’un objet aimé (par suite de mort ou d’autres causes) mènera à la maladie maniaque-dépressive ou sera normalement surmontée est, selon mon expérience, la mesure dans laquelle la position dépressive a été élaborée avec succès et les objets aimés introjectés ont été établis à l’intérieur avec sécurité, pendant la première année de vie.

La position dépressive est liée à des transformations fondamentales dans rorganisation libidinale du bébé, car durant cette période

— à peu près au milieu de la première année — le bébé entre dans les premiers stades du complexe d’Œdipe direct et inverti. Je me limiterai ici à l’ébauche la plus sommaire en décrivant les stades primitifs du complexe d’Œdipe (i). Ces premiers stades sont caractérisés par l’importance du rôle que jouent encore les objets partiels dans le psychisme du bébé pendant que s’établit la relation avec les objets totaux. Également, bien que les désirs génitaux poussent pour arriver au premier plan, la libido orale continue à dominer. Des désirs oraux puissants, accrus par la frustration vécue dans la relation avec la mère, sont transférés du sein de la mère sur le pénis du père (2). Les désirs génitaux chez le bébé de chaque sexe entrent en coalescence avec les désirs oraux ; c’est pourquoi il s’établit une relation orale aussi bien que génitale avec le pénis du père. Les désirs génitaux sont aussi dirigés vers la mère. Les désirs qu’a le bébé du pénis du père, sont liés à sa jalousie à l’égard de sa mère, parce qu’il sent qu’elle reçoit cet objet convoité. Ces émotions et désirs multiples sous-tendent dans chaque sexe à la fois le complexe d’Œdipe direct et le complexe d’Œdipe inverti.

Un autre aspect des premiers stades œdipiens est lié au rôle essentiel que jouent 1’ « intérieur » de la mère et son propre « intérieur » dans le psychisme du jeune enfant. Pendant la période précédente,

(1)    Voir chap. IV, IIe partie. J’ai donné une description détaillée de développement de l’Œdipe dans ma Psychanalyse des enfants (en particulier au chap. VIII), et aussi dans mes articles sur Les premiers stades du conflit œdipien et Le complexe d’Œdipe à la lumière des premières angoisses.

(2)    Abraham écrit dans Courte étude du développement de la libido (1924), p. 490 :

« Un autre point qu’il faut noter à propos de la partie du corps qui a été introjectée, est que le pénis est régulièrement assimilé au sein de la femme, et que d’autres parties du corps, comme le doigt, le pied, les cheveux, les matières fécales et les

esses, peuvent être amenées à remplacer ces deux organes, d’une façon secondaire... » lorsque les pulsions destructrices prédominent (position schizoparanoïde) le désir du bébé d’entrer dans le corps de sa mère et de prendre possession de ses contenus est surtout de nature orale et anale. Ce désir est encore actif au stade suivant (position dépressive) mais quand les tendances génitales s’accentuent, il est dirigé plus particulièrement vers le pénis du père (assimilé aux bébés et aux matières fécales) qu’il pense être contenu dans le corps de la mère. En même temps, les désirs oraux à l’égard du pénis paternel mènent à son intériorisation, et ce pénis intériorisé — à la fois comme objet « bon » et comme objet « mauvais » — vient à jouer un rôle important dans le monde d’objets internes du bébé.

Les premiers stades du développement œdipien sont de la plus grande complexité : des désirs provenant de multiples sources convergent ; ces désirs se dirigent vers des objets partiels aussi bien que vers des objets totaux ; le pénis du père, à la fois désiré et haï n’existe pas pour le bébé seulement comme une partie du corps du père, mais est en même temps senti par lui comme à l’intérieur de lui-même et à l’intérieur du corps de la mère.

L’envie semble inhérente à la voracité orale. Mon travail analytique m’a montré que l’envie (alternant avec des sentiments d’amour et de gratification) est d’abord dirigée vers le sein nourricier. La jalousie s’ajoute à cette envie primitive quand la situation œdipienne apparaît. Les sentiments du bébé à l’égard de ses parents semblent s’organiser ainsi : quand il est frustré, le père ou la mère jouissent de l’objet désiré dont il est privé — le sein maternel, le pénis paternel — et en jouissent continuellement. Il est caractéristique de l’intensité des émotions et de la voracité du jeune enfant qu’il attribue aux parents un état constant de gratification mutuelle de nature orale, anale et génitale.

Ces théories sexuelles servent de fondement aux images combinées des parents, comme : la mère contenant le pénis du père ou le père tout entier ; le père contenant le sein de la mère ou la mère tout entière ; les parents fusionnés inséparablement dans leur relation sexuelle (1). Des phantasmes de ce genre contribuent aussi à la notion de la « femme au pénis ». De plus, par intériorisation, le bébé établit ces images combinées des parents à l’intérieur de lui-même, ce qui se révèle fondamental dans beaucoup de situations d’angoisse de nature psychotique.

A mesure qu’une relation plus réaliste avec les parents se développe, le bébé arrive à les considérer comme des individus séparés,

(1) Cf. le concept de l’image combinée des parents dans La psychanalyse des enfants, en particulier le chap. VIII.

c’est-à-dire que les images combinées primitives des parents perdent de leur force (i).

Ces progrès sont liés à la position dépressive. Dans les deux sexes, la crainte de la perte de la mère, le premier objet aimé — c’est-à-dire, l’angoisse dépressive — contribue à créer le besoin de substituts ; et le bébé se tourne vers le père, qui est aussi introjecté comme objet complet à ce stade, pour satisfaire ce besoin.

De cette façon, la libido et l’angoisse dépressive sont détournées jusqu’à un certain point de la mère, et ce processus de distribution stimule les relations d’objet en même temps qu’il diminue l’intensité des sentiments dépressifs. Les premiers stades du complexe d’Œdipe direct et inverti apportent ainsi un soulagement aux angoisses de l’enfant, et l’aident à surmonter la position dépressive. En même temps, cependant, de nouveaux conflits et de nouvelles angoisses surgissent, puisque les désirs œdipiens à l’égard des parents impliquent que l’envie, la rivalité et la jalousie — qui sont encore puissamment activées à ce stade par les pulsions sadiques-orales — sont maintenant vécues à l’égard de deux personnes qui sont à la fois aimées et haïes. L’élaboration de ces conflits, qui surgissent d’abord dans les premiers stades du complexe d’Œdipe, fait partie du processus de modification de l’angoisse qui s’étend au-delà de la première enfance, dans les premières années de l’enfance proprement dite.

Résumons : la position dépressive joue un rôle vital dans le premier développement de l’enfant, et normalement, quand la névrose enfan-tile touche à sa fin vers les cinq ans, l’angoisse de persécution et l’angoisse dépressive ont subi une modification. Les progrès fondamentaux dans l’élaboration de la position dépressive sont toutefois accomplis quand le bébé établit l’objet complet — c’est-à-dire pendant la seconde moitié de la première année — et l’on pourrait affirmer que si ces processus réussissent, l’une des conditions préalables à un développement normal est remplie. Pendant cette période, l’angoisse de persécution et l’angoisse dépressive sont activées à maintes reprises, comme par exemple dans les expériences de la dentition et du sevrage. Cette interaction entre l’angoisse et les facteurs physiques est un aspect des processus complexes de la

(i) La capacité du bébé de jouir en même temps de sa relation avec ses deux parents qui est un trait important dans sa vie psychique et entre en conflit avec ses désirs (stimulés par la jalousie et l’angoisse) de les séparer, dépend du sentiment qu’ils sont des individus séparés. Cette relation plus intégrée avec les parents (qui est différente du besoin compulsif de les maintenir séparés l’un de l’autre pour empêcher leurs relations sexuelles) implique une plus grande compréhension de leurs relations réciproques et constitue une condition préalable à l’espérance qu’a le bébé de pouvoir les réunir et les accorder heureusement.

croissance pendant la première année (processus qui incluent toutes les émotions et tous les phantasmes du bébé) ; jusqu’à un certain point sans doute, cela s’applique aussi à la vie tout entière.

J’ai insisté pendant tout ce chapitre sur le caractère graduel des transformations dans le développement émotionnel et les relations d’objet du bébé. Le fait que la position dépressive se développe graduellement explique pourquoi, en général, son effet sur le bébé n’apparaît pas de façon soudaine (1). Nous devons aussi nous rappeler que le moi, pendant qu’il vit les sentiments dépressifs, développe simultanément des méthodes pour les neutraliser. Là réside, à mon avis, une des différences fondamentales entre le bébé qui vit des angoisses de nature psychotique, et un adulte psychosé ; en effet, en même temps que le bébé traverse ces angoisses, les processus qui mènent à leur modification sont déjà en action (N. Ch. 4).