Approche théorique du fantasme
Introduction
Les écrits psychanalytiques post-freudiens qui traitent de la question du fantasme proposent des interprétations et des formulations théoriques dont l’ensemble peut ainsi se résumer :
1) Les fantasmes inconscients sont non verbaux : ils ne dépendent pas des mots ;
2) Pour les présenter, l’observateur les traduit sous forme de très courtes histoires qui contiennent en général dans leur énoncé le sujet, le verbe soutenant l’action du sujet, et l’objet qui est visé par l’action ;
3) Ces schémas inconscients se structurent en un nombre restreint de thèmes ; ces thèmes varient selon la zone corporelle intéressée et selon les « intentions » du sujet ;
4) Les « intentions » du sujet ne sont que les « intentions » de la pulsion ; la pulsion reste libidinale dans la mesure où elle est satisfaite ; la causation frustrationnelle induit l’action des pulsions destructrices. Ces deux pulsions peuvent jouer en même temps, parce que les zones érogènes sont aussi le siège des pulsions destructrices ;
5) La pulsion « connaît » l’objet privilégié à la satisfaire ; par exemple, la pulsion génitale qui est une pulsion de pénétration fait que le sujet assume l’existence du vagin à partir de ses propres sensations génitales : cette pulsion induit un fantasme où figure une ouverture génitale située dans le corps maternel ;
6) Les fantasmes sont ainsi inhérents à l’instinct ; ils sont innés et existent aux premiers jours de la vie ; d’abord vécus sous forme de sensations, ils se présentent plus tard comme images ou scènes plastiques ;
7) Les fantasmes sont remaniés à mesure du développement, chaque remaniement thématique jouant un rôle défensif par rapport au thème précédent ;
8) Dans cette progression thématique, on peut isoler :
a) la pulsion orale satisfaite fait que l’enfant repu ne fait qu’un avec le sein gratifiant ;
b) Dans les états de frustration et de déplaisir, les sensations désagréables font naître « l’idée » du mauvais sein. À ce stade unifié, projeter et introjecter sont indifférenciables ; le mauvais sein persécuteur reste dans l’enceinte du sujet et est générateur de peur et d’angoisse ; dans les formulations kleiniennes, ce stade est dénommé paranoïde-schizoïde ;
c) La principale conséquence du développement de l’enfant fait que celui-ci appréhende ses parents en tant que personnes totales et entières ; mais du même coup (entre trois et six mois) il réalise que, quand il aime et hait sa mère, c’est la seule et même personne qu’à la fois il désire et attaque ; il se sent malheureux, coupable et craint de perdre l’amour maternel : ce stade est celui de la position dépressive ;
d) La sortie de cette position dépressive est contemporaine de l’arrivée des fantasmes de réparation et de restauration qui viennent inhiber les pulsions destructrices à l’endroit de la mère ;
9) Pour exemplifier quelques thèmes : la conjonction oralité-destruction prend la forme : « Je veux (et je le fais) mordre, déchirer le sein » ; la conjonction urétrale donne : « je veux la noyer » ; la phase réparatrice s’inscrit dans un : « Je veux recoller les morceaux », etc. ;
10) Les fantasmes qui structurent la relation duelle avec la mère sont reportés sur les relations que les parents entretiennent entre eux, et induisent l’Œdipe précoce. Selon les zones intéressées, les mécanismes psychiques en jeu et la pulsion dominante, ces relations seront figurées fantasmatiquement par un dépôt de la mère à l’endroit du père, ou, réciproquement, de bonne ou de mauvaise nourriture, de poison, d’urine, de fèces, ou de dévoration mutuelle ; le pénis prend sa part dans ces échanges ;
11) Les fantasmes inconscients sont secondairement élaborés au niveau du préconscient ; le processus secondaire peut développer ou unifier le fragment fantasmatique inconscient ; mais l’activité du fantasme inconscient persiste telle quelle et n’est nullement rétroactive au moment où la parole arrive.
L’intégration par le processus secondaire ne peut fonctionner, selon certains auteurs, qu’une fois établi le contrôle efficace des orifices du corps ; alors seulement les pulsions, qui s’écoulaient librement par ces orifices, pour se déverser, empruntent le canal verbal ;
12) La seule communication entre la mère et l’enfant se situe au niveau du langage du corps, par l’intermédiaire des signes posturaux : équilibre, posture, vibration, température, contact, rythme, durée, etc.
Telles sont, approximativement résumées, les principales caractéristiques des fantasmes inconscients ; ce sont des notions indispensables à toute compréhension analytique ; l’analyse découvre à ses tournants de tels groupements fantasmatiques chez les patients et, comme telles, ces notions doivent être conservées, quelle que soit la légitimité de l’accusation de néo-jungisme portée par Glover à l’endroit des travaux de Mélanie Klein et de ses élèves.
Toutefois il est utile de faire un certain nombre de remarques sur cette conception théorique des fantasmes. La critique la plus courante vise l’inhérence, la consubstantialité de l’instinct et du fantasme, et l’innéité de celui-ci ; cette « naturalisation » du Ça (D. Lagache, La Psych., t. VI, p. 18), pour autant que celui-ci soit la base structurale de la personnalité, conduit à penser que tout, dans la construction de l’individu, ne vient que de lui, les objets parentaux n’étant que le prétexte, par leur frustration, au déclenchement des pulsions destructrices, encore que l’agressivité mise au compte des parents ne soit que le retour de la propre agressivité du sujet. À l’opposé, la conception environnementaliste qui voudrait soutenir que ce qui constitue le sujet n’est fait que de ce qui lui est donné de l’extérieur, se verrait opposer, en ce sens qu’elle n’en tiendrait pas compte, la force instinctuelle. Une théorie qui conjugue ces deux dimensions est probablement plus près de la vérité : mais le dire n’est pas l’expliciter.
Une dernière critique visant cette théorie classique du fantasme doit souligner ce qui y est implicite : à savoir que l’enfant y est présenté comme sourd et la mère comme muette. En effet, quand ces auteurs précisent que les fantasmes sont non verbaux et que les mots n’y jouent aucun rôle, selon un certain versant on ne peut qu’être d’accord : si le mot, le verbal, est considéré au niveau de son fonctionnement achevé tel qu’il se manifeste chez l’adulte, en tant que soutenant et se soutenant de la signification, il est à peu près sûr que son rôle est infime au niveau des premières formations inconscientes ; mais si la linguistique vient nous apprendre que de ce discours conscient et élaboré doit s’extraire ce qui en est l’élément constitutif : l’opposition phonématique, la pure opposition des sonorités, la cascade bruitée dans son émission horizontale, on peut légitimement se demander si, au départ, l’enfant ne l’entend pas d’une autre oreille que la nôtre, et que, s’il est pour un temps sourd et fermé au sens, il n’en est pas du même coup ouvert à entendre ce à quoi nous-mêmes sommes devenus sourds.
D’autre part, il est acquis qu’on ne peut plus se passer, dans une élaboration théorique, de la catégorie de l’imaginaire ; cette catégorie est implicite dans les conceptions classiques du fantasme : c’est même essentiellement à son niveau que se situent les fantasmatisations primitives du sujet ; mais c’est du passage de ces imagos primordiales par l’intermédiaire réflexif de l’ego spéculaire dont nous voulons parler ; cette notion de l’ego spéculaire est absente des conceptions classiques, sauf dans un texte où elle est présentée comme jouant le rôle de réassurance narcissique chez un sujet qui vérifie ainsi son intégrité et celle d’autrui, par rapport aux morcellements anxiogènes des stades antécédents.
Ce travail est donc une tentative de mise en place, au niveau de la structure inconsciente du sujet, de certains éléments fonctionnant au niveau de la parole, et d’élaboration de la fonction duplicative de l’ego spéculaire.
C’est dire qu’il se soutiendra des travaux majeurs de J. Lacan à l’endroit de ces deux registres ; c’est dire encore qu’il ne saurait être exhaustif pour autant que nous ne traiterons pas, sauf à y faire référence, ce qui peut s’inscrire sous la rubrique du senti : à savoir certaines stimulations des zones orificielles ;
C’est à dire enfin que nous voulons privilégier l’étude des aires spécifiques du vu et de l’entendu dans leur réciprocité et leur progression. Ce faisant, nous suivons les premières indications que donne Freud (dans le manuscrit M adjoint à la lettre à Fliess, n° 63) sur les fantasmes qu’il considère comme une combinaison inconsciente de choses vécues et entendues, ce mot de combinaison englobant des processus de fusion et de fragmentation analogues à la décomposition des corps chimiques ; quand il précise, tant dans la lettre n° 61 que dans le manuscrit L qui l’accompagne que, pour ce qui est de l’entendu, son sens n’est compris que « bien plus tard », on ne peut pas comprendre nullement que c’est du fragment sonore incompris dont le fantasme s’alimente.
La dimension imaginaire
Le champ imaginaire s’origine à ces premières expériences, connotées de l’appellation d’hallucination primitive ; elles se soutiennent du besoin insatisfait, bien qu’elles ne puissent le satisfaire. Cet imaginaire précoce installe déjà le sujet dans une dimension d’appui, pour autant que l’indifférenciation primitive englobe le sujet et l’objet : réévoquer sous forme de représentation (reproduction de la perception) l’objet perdu est du même coup une tentative pour se récupérer en tant que sujet. Mais le sujet et l’objet sont à jamais irretrouvables en tant que tels : ils se sont dérobés derrière l’imago qui prend désormais la fonction de n’être que le signe de leur passage ; c’est dans cette mesure même que l’objet perdu ne peut plus être que signifié et non pas retrouvé ; l’examen de la réalité ne se motivant alors que de l’espoir d’y retrouver un signe quelconque de l’objet : c’est de cette perte primitive que naissent les premiers phénomènes psychiques et c’est autour de ce vide que gravite l’inconscient. Cette substitution d’une image à un objet installe l’être dans une bascule, dans la mesure même où m inverse la relation : les objets à venir ne seront que des substituts de l’image ; que l’objet vienne à satisfaire le besoin, il n’en sera que plus frustrant en ce qu’il induit l’image à disparaître. C’est parce que cet imaginaire précoce, où le sujet s’installe, est arrimé au principe de plaisir qu’aucun objet ultérieur, même satisfaisant, ne pourra plus en commander la manœuvre : tout au plus l’objet qui viendra à être conservé le sera dans la mesure même où lui est attaché un signe quelconque du rapport à cette autre chose qu’est l’objet perdu. C’est dans ce réinvestissement des premières traces perceptives que s’inscrivent les désirs précoces (La sc. des rêves, p. 463) et non pas dans une relation à l’objet : à ce stade unifié, le désir porte la marque ambiguë du « désirer » et du « se désirer » ; l’impossible retour de cet « il y a eu une fois » est le manque qui spécifie ces désirs. Mais si pour un temps l’hallucination nostalgique est un pur retour des premières perceptions, les signes apportés par les objets substitutifs viennent fusionner au niveau de la représentation : ce sont ces élaborations secondaires (au niveau du processus primaire) de la représentation qui sont alors reproduites ; le mouvement imaginaire du désir se piège déjà dans un signe substitué, quel que soit le contrôle que donne l’examen de la réalité pour savoir jusqu’où vont ces déformations (Freud, La négation, R.F.P., 1934, II, p. 176) ; peut-on dire que le sujet ne « voit » pas et ne se soutient que du « re-voir » ?
Dans le plan de cet imaginaire primitif vient fonctionner la trace de la perception de l’objet et, à ce point, le sujet ne se connaît que par et dans cette trace même : nous pouvons appeler ce stade du nom d’imaginaire pré-spéculaire, par rapport à ce moment décrit par J. Lacan comme « stade du miroir ».
La tension qui anime ce moment est due à l’inharmonie qui naît du même coup : d’un côté, cette prématuration organique spécifiquement humaine, qui fait que l’enfant, remarque Freud, est incomplètement formé lorsqu’il est jeté dans le monde (I.S.A., p. 88) et qui pèse de tout son poids sur les fonctions de relation ; de l’autre côté, l’image du corps dans sa forme achevée. Cette capture spéculaire, dans la mesure où le sujet s’y identifie, le ravit à son être fissuré du moment ; elle oscille pour un temps entre la répudiation et la tolérance ; celle-ci, finissant par l’emporter, origine l’aliénation imaginaire du Moi : entité situationnelle, « projection d’une surface » (Le Moi et le Ça, p. 179), elle est « cette nouvelle action psychique qui doit venir s’ajouter à P auto-érotisme pour donner forme au narcissisme » (Pour intr. le narc., p. 5). On sait que Freud, dans sa deuxième formulation du narcissisme (Le Moi et le Ça), fait du Ça le grand réservoir libidinal ; (dans sa première formulation —1914, Pour intr. le narc. ; 1920, Au-delà du princ. du plaisir – Freud place dans le Moi le réservoir primitif de la libido). Les premiers investissements du Ça portent sur les représentations d’objets, ces imagos du stade pré-spéculaire ; ce n’est qu’une fois installé l’ego spéculaire que celui-ci se présente au Ça comme principal objet d’investissement érotique, affaiblissant du même coup les investissements partiels du stade antécédent. Ce report de la libido d’objet sur le Moi représente pour Freud le narcissisme secondaire dont nous rapprochons, dans son interprétation, le mouvement identificatoire du stade du miroir.
Après un temps d’élaboration, le moment où le sujet bascule du côté de l’image spéculaire peut s’accompagner d’une petite crise maniaque jubilatoire consacrant à la fois la fin de la phase dépressive et l’exil imaginaire du sujet dans un « Moi qui ignore ce qu’il a vaincu et de quoi il triomphe » (Deuil et mélancolie, R.F.P., 1936, p. 113).
À cet autre imaginaire, le sujet s’identifie en tant qu’il est déjà lui-même ce sujet du stade pré-spéculaire ; la conjonction de ces deux registres imaginaires impose au sujet un remaniement structural dont la complexité est telle que nous ne ferons mi qu’en effleurer l’étude.
Au temps du fantasme pré-spéculaire, la dimension du désir, nous l’avons vu, se soutenait de cette relation d’appel à la reviviscence hallucinatoire, primitive ou élaborée : le plan imaginaire coaptait le retour illusoire du sujet et de l’objet.
Dans la mesure où l’ego spéculaire fonctionne en tant que voile do lu relation du sujet à lui-même, les imagos primitives porteront leur reflet sur ce voile : une certaine virtualité du sujet no peut qu’en sortir dans la mesure où celui-ci à la fois n’est rien et est tout le système. Corrélativement, l’objet du désir qui ne soutient pas, de son côté, de rapport spéculaire, ombrera le voile narcissique, mais ne pourra en rien fasciner le sujet : si bien que, dans la quête de l’objet, le sujet rencontrera non plus l’image de l’objet, comme au temps pré-spéculaire, mais sa propre image obscurcie par l’ombre de l’objet, ombre qui ne naît que dans la mesure où le sujet cherche à éclairer le chemin de son désir ; la relation du miroir installe le sujet en un lieu virtuel ombré par la tache illusoire de l’objet, pour nul uni ; que lui, sujet, cherche à « en connaître » (à éclairer le système). Ce double voile interposé ne peut que s’épaissir et perdre de sa transparence par l’apport des nouvelles identifications.
L’imago spéculaire n’est pas seule à soutenir le sujet : l’autre réel, son semblable, lui en donne le meilleur des modèles, ce pourquoi le sujet névrosé entre dans une dépendance irréductible dans la mesure où la vacillation de son ego spéculaire fait qu’il trouve dans l’autre sa suppléance idéale ; de plus, seule la structure imaginaire permet d’expliciter à la fois la notion de rétorsion agressive et l’instauration de l’autre en tant que réservoir des représentations d’objets partiels ; du même coup, c’est par l’autre que passera le chemin du désir. Mais ce semblable n’a pas d’ombre, il a un regard, et le sujet, à s’y voir, n’y voit que cet autre lui-même que le semblable regarde, jeu infini de la fascination dont le sujet ne pourrait sortir, tout captif qu’il est de sa précipitation dans l’identification imaginaire, si quelque chose n’était déjà là qui est cette référence ternaire de l’identification signifiante qui lui permet de fonctionner dans une autre dimension que l’imaginaire ; les premières articulations signifiantes donnent au sujet la possibilité de ne pas se confondre avec la place dont il n’était que le reflet. Ces marques signifiantes venues de l’autre, fournisseur de la matière sonore, viennent redoubler la trace où cet autre était déjà inscrit, quand l’enfant porté devant le miroir, se retournant vers sa mère, reçoit d’elle la marque approbatrice, jaculation laudative qui peut être monogestuelle ou monosémantique (Lacan, Sém. du 7-6-61) et qui accueille comme « bonne » l’identification spéculaire : celle-ci, saluée par l’autre, introduit cet avènement moïque où le sujet ne se saisit qu’à n’être plus (Lacan, La Psyché t. VI, p. 141).
Peut-on dire que c’est l’absence du rôle supplétif de l’autre réel, quand le sujet dort, qui donne à certains rêves leur angoisse quand ils apportent au sujet endormi la vision des objets fixés dans son fantasme : la vacillation du Moi imaginaire dévoilant au sujet ce dont il est fabriqué ? La différence fondamentale de l’angoisse onirique avec l’angoisse éveillée tiendrait alors en ceci : que, dans la vie éveillée, le rapport à l’autre voile encore la relation à l’objet, en même temps que la défaillance de l’ego spéculaire induit l’angoisse qui est angoisse de rien ; dans le rêve, la réciprocité des soutiens ne fonctionne plus, et l’angoisse h induit sur l’objet du fantasme. Lorsqu’une zone du Moi imaginaire continue à fonctionner, le sujet échappe à l’angoisse que lui donnerait la vacillation totale de l’ego spéculaire, mais du même coup, sa défense ne peut être que phobique pour autant que cotte zone nucléaire du Moi fonctionne selon le mode projectif ; ceci se rapproche des remarques de F. Perrier, pour qui l’image phobique voit son contenu manifeste redécouvert dans la réalité (La Psych., t. II, p. 181).
La période qui mène à l’identification spéculaire transite par un phénomène courant dont nous ne présenterons ici qu’un versant. Nous laisserons pour l’instant de côté le problème de l’inversion spéculaire, c’est-à-dire le fait que l’image du miroir n’est qu’une erreur pour le sujet qui s’y identifie, en ce sens qu’elle n’est que l’inverse de ce qu’il est et qu’en venant à s’y connaître, le sujet se trompe et s’y méconnaît. Nous voulons surtout parler du stade d’apprentissage de la latéralisation, celui « il l’adulte, nommant ses membres, apprend à l’enfant à situer mi gauche et sa droite ; il y a toujours une période où, pour l’enfant, la prégnance spéculaire est plus puissante que son propre repérage par rapport au signifiant ; quand l’adulte, mimant et verbalisant son geste, lui demande quelle est sa main gauche, l’enfant montre sa droite ; et il ne se trompe pas dans la mesure où il fonctionne d’après le rapport spéculaire : sa droite est la gauche de l’autre, imaginaire ou réel. Dans le rapprochement fait habituellement entre la gaucherie « contrariée » et les troubles de la parole, on peut penser que c’est ce phénomène qui est intéressé, pour autant que c’est un Moi non inversé qui parle : quand on en vient à imposer l’inversion spatiale par voie signifiante, la parole en subit le contrecoup, dominent ne pas ponctuer ceci par cette remarque de Freud sur lui-même, dans une lettre à Fliess (n° 81) où il parle de son misérable pouvoir de détermination de l’espace, de l’obligation mi il est de « réfléchir » pour savoir où est sa droite et même de luire semblant d’écrire pour pouvoir la situer ; et quand il confie enfin, qu’enfant, il avait deux mains gauches, on peut s’interroger sur la structure imaginaire de Freud et de l’incidence qu’elle a pu avoir sur la primauté du dévoilement onirique, inaugurateur de l’analyse.
Nous n’aborderons pas, dans un chapitre qui paraîtrait pourtant devoir l’inclure, le problème des scènes traumatiques ;
Freud a apporté à cette question des révisions successives pour aboutir, eu égard à la fréquence des scènes primitives fantasmatiques par rapport à la rareté relative des scènes vécues, à l’idée qu’il n’y a de réalité que psychique. Cela implique la notion d’une organisation rétroactive inconsciente du fragment traumatique vu ou entendu ; de plus, le trauma n’est tel qu’en tant qu’il frappe une structure, c’est-à-dire qu’il ne peut se définir que par rapport aux moyens que le sujet employait jusque-là pour se défendre efficacement contre les excitations (Freud, Au-delà du pr. du plaisir, p. 33).
Enfin, du point de vue métapsychologique, les représentations qui jouent dans cette double dimension imaginaire fonctionnent au niveau du processus primaire, et selon le principe de plaisir en ce qu’elles visent à faire attendre, chez le sujet, l’identité des perceptions ; cette élaboration intérieure, dit Freud, se soutenant d’objets aussi bien réels qu’imaginaires (Pour intr. le narc., pp. 15-16). Ces représentations sont les imagos fondamentales où s’est captivée la libido et avec lesquelles le sujet viendra se placer dans la circulation signifiante.
L’entendu
L’avènement de la parole, au niveau du sujet, passe par un stade impliqué par la nature même de ce dans quoi il advient : à savoir, ce que la linguistique enseigne, que le langage a la forme d’une chaîne signifiante à travers laquelle le sens insiste, mais qu’aucun des éléments de cette chaîne « ne consiste dans la signification dont il est capable au moment même » (Lacan, La Psych., III, p. 56). Ce glissement incessant du signifié sous la chaîne signifiante conduit à saisir le signifiant lui-même comme pur matériel sonore, matériel dont l’unité de base est le phonème dont la loi structurale essentielle est qu’il fonctionne en tant qu’opposé à l’unité phonématique qui le précède ou le suit dans le discours. C’est cette nature signifiante du discours qui échappe à l’adulte pour autant que son entendement est désormais attentif au sens qui suinte de la sonorité et non plus à la sonorité elle-même. Nous posons que le sujet « infans » ne l’entend pas, lui, de cette oreille, et qu’il n’est sensible qu’à l’opposition phonématique de la chaîne signifiante ; cette chaîne est pour lui une succession d’explosions sonores ; elle se présente à lui sous forme discontinue, scandée, alternée et coupée. Chacun de ces éléments, de ces traits sonores, tient sa spécificité d’être différent de tous les autres. Il n’est cependant pas exact de dire que ces éléments fonctionnent, pour l’instant, comme signifiants au niveau du sujet ; ils ne sont encore que des signes : le signe de la présence de la mère ; la mère, pour autant qu’elle parle, s’inscrit pour l’enfant dans un double registre ; ce double registre est le double de sa réponse : au cri de l’enfant, tendu par le besoin, elle apportera à la fois l’objet qui satisfait et la scansion sonore qui n’a encore pour un temps rien à faire avec la satisfaction.
C’est au moment de la reprise, par les premières jaculations de l’enfant, de ces marques de réponse de la mère, qu’il en vient à la fois à réclamer, et à clamer ses premières identifications signifiantes. Ces identifications signifiantes unaires, qui impliquent le rapport à l’autre, effacent du même coup la relation primitive du signe sonore à l’objet désiré. Corrélativement, et parce que la chaîne sonore continue à l’extérieur à se déployer, les jaculations signifiantes monovocales supposent et supportent la différence d’avec tout ce qui est sonorisé par l’autre.
L’effacement du rapport du signe à la chose par la reprise, au niveau du sujet, sous forme d’identification signifiante, du trait ; sonore de l’autre – et pour autant que ces traits connotent l’objet perdu : le sein – inaugure le premier ressort métaphorique où se substitue, sous la forme indissoluble de perte et de retrouvaille, le signifiant où s’est dissoute la trace de l’objet. Cet objet, d’avoir été pris dans le signifiant, ne saurait plus être retrouvé que par voie signifiante, ce en quoi il devient métonymique. Et dans la mesure où il est justifié de penser que ces fragments sonores ne doivent pas être distingués, en tant que perceptions, de ce à quoi est sensible la sphère visuelle, la mécanique inconsciente tendra également, pour ceux-là, à I identité des perceptions. Or, cette première marque signifiante, ce point inaugural où l’assomption signifiante par le sujet d’une sonorité a effacé ce qui n’était déjà plus que le signe du retour de l’objet, assomption qui marque en quelque sorte le niveau d’un refoulement primitif par le signifiant, ne saurait plus être retrouvée ; car le sujet ne peut plus faire en sorte qu’il puisse se retrouver à ce moment où il en était encore à désirer des signes ; tout ce qui est en son pouvoir, c’est de reprendre ce signifiant unaire où le signe s’est effacé. Mais à faire resurgir le signifiant de cette « fois-là », il lui manquera toujours la dimension du surgissement originel de cette « fois-là », et à répéter le même signifiant, celui-ci ne peut s’inscrire que comme distinct du même qui l’a précédé. C’est cet impossible retour du signifiant originel en tant que tel, du retour du perçu de cette fois-là, qui oblige sans cesse le sujet à y revenir dans une recherche vouée à l’échec ; cette répétition circulaire des chaînes inconscientes primitives est la forme originelle de la demande ; et si elle a l’apparence de se refermer sur l’objet, en fait elle ne se referme que sur elle-même, c’est-à-dire sur rien : elle n’est que le pur effet de la mise en place du signifiant chez un être qui en devient é-perdu à désirer.
La structuration préconsciente est corrélative de l’avancement du sujet dans le champ de la parole ; c’est dans la mesure où l’entendu devient pour lui de moins en moins sonore et de plus en plus sensé que vient à fonctionner le niveau préconscient où s’inscrit le langage tel qu’il est pour tous, et où ce qui est recherché est l’identité du pensé et non plus du perçu ; mais cette structure préconsciente ne supprime pas la quête inconsciente de l’identique : elle lui impose seulement de passer par ce savoir supplémentaire qu’est l’identité de la signification ; ce qui est du même coup imposer à l’inconscient une recherche impossible puisqu’il ne peut s’en satisfaire, en tant qu’il est structure signifiante et non significative. C’est ainsi que, de ce point signifiant préhistorique, le sujet, à mesure qu’il parle, ne peut que s’éloigner, tout astreint qu’il est à obéir à la structure préconsciente du discours commun, alors que ses marques signifiantes primaires ne souffraient en rien de coexister sous des formes en apparence les plus contradictoires, tel fragment signifiant s’accommodant de la présence de tel autre, bien qu’il connote une pulsion de signe contraire. Ce n’est qu’au niveau préconscient que jouent les lois de l’exclusion logique, le fragment accepté pouvant revenir y fonctionner au prix d’un minimum de traduction, le fragment exclu restant alors dans l’inconscient, ou ne venant dans le préconscient qu’en payant le prix maximum du long détour de la connexion métonymique, qui est la meilleure voie, souligne Freud, pour échapper à la censure.
On peut s’interroger sur la validité du terme de « sujet » que nous avons employé quand nous nous référons à sa place inconsciente et quand nous nous demandons « au nom de qui ça parle ». Autrement dit, si nous devons réserver une place au sujet dans le fantasme, par qui ou par quoi cette place vient-elle à être occupée ? En fait de place, il semble qu’on puisse dire que le sujet en a plus d’une, et même qu’il les a toutes, en ce sens qu’à ce niveau il est impossible de dissocier le sujet du signifiant qui marque l’image de l’objet : « Le sujet est éparpillé parmi ces différentes relations d’objet ou leurs groupements partiels » (D. Lagache, La Psych., t. VI, p. 21). Pour simplifier, on peut dire qu’au niveau de l’inconscient il n’y a que du « sub-jectif », et que, lorsque celui-ci s’inscrit sous les marques signifiantes, c’est l’être du besoin qui vient à y être subjugué et non pas le sujet. Ces marques signifiantes se fixent en un fantasme qui n’est que le nom inconscient du sujet avant qu’il se nomme : et quand il vient à s’appeler, il ne fait que s’ajouter lui-même à son épellation inconsciente ; mais c’est une épellation névrogène pour autant que ce nom fantasmatique inconscient se fige à un stade prégénital : en même temps la transcription préconsciente fixe des demandes qui ne visent qu’à faire reconnaître le sujet en tant qu’il est en ce nom inconscient. Si rien de tel ne se fixe, la seule permanence qui existe dans la chaîne signifiante se situe au niveau de ces coupures scansives ; ces coupures de l’articulation sonore se redoublent et se substantifient quand elles sont reprises dans le jeu des oppositions vocaliques (du type fort-da) : mais ce n’est un jeu que pour l’adulte ; l’enfant, lui, n’y joue rien d’autre que son destin qui est cette vaine recherche des traces effacées par le signifiant. Si bien que la meilleure place, celle où rien ne semble bouger, n’est pas là où fonctionnent les signifiants – ces crêtes subjectives interchangeables – mais là entre les signifiants, place qui ne se soutient que du vide permanent entretenu par la scansion signifiante. Mais si cette pince est vide, comment un sujet, qui n’est justement rien encore, pourrait-il venir s’y installer : à cette place vide, « c’est le Moi qui vient s’y loger » (J. Lacan, La Psych., t. VI, p. 131). Ce raccord de la dimension imaginaire à la structure signifiante introduit un nœud complexuel que nous tenterons d’élaborer plus loin ; il importe pour l’instant de se souvenir que la dimension imaginaire est bi-polaire : elle comprend les représentations d’objets qui, d’être prises dans la relation spéculaire, font que, lorsque ce double jeu imaginaire fonctionne dans la coupure signifiante et que le sujet continue à progresser dans l’assomption de la parole, c’est de ce raccord imaginaire que partira cette progression qui a l’apparence d’être une délivrance des premières marques signifiantes, mais qui est sous-tendue et axée par la recherche inconsciente des traces perdues ; et, pour autant que ces traces imaginaires sont en même temps des marques signifiantes, la remontée du désir passera par une série de chicanes et de renvois illusoires.
Cet appui doublement leurrant pour le sujet nous fait interpréter en ce sens une notation de J. Lacan (La Psych., t. VI, p. 244) que c’est en tant que morcelée que la subjectivité reçoit ses marques signifiantes, et c’est dans la totalité spéculaire du Moi et pour autant que la dimension du sens en soutient la chaîne, que le sujet en vient à ne plus rien entendre de ses premiers entendus ; quand cette unité imaginaire de l’ego se désagrège, le sujet puise dans ces premiers entendus le matériel signifiant de ses symptômes. C’est cette désagrégation imaginaire et la résurgence corrélative des marques signifiantes phonématiques qui structurent le tableau clinique de certains schizophrènes, tel qu’il s’illustre dans une observation de F. Perrier (Évol. psychiat., 1958, II, p. 423) où la verbalisation se réduisait à la vocalisation de ces sonorités que le solfège enseigne : do, mi, sol, etc. ; aucune intention de médiatiser un sens, note l’auteur, qui souligne ce que peuvent représenter ces émissions sonores en tant que tentatives de réinvestissement du monde objectal ; « le réinvestissement de la représentation verbale… représente… une tentative de guérison… pour le schizophrène ; ces efforts tendent à faire retrouver l’objet perdu » (Freud, L’inconscient, p. 89) ; plus tard, Freud précisera que « la libido ne saisit que les ombres des objets, c’est-à-dire les représentations verbales qui leur correspondent » (Intr. à la psych., p. 452). À tous les niveaux de son œuvre où il parle des représentations verbales, Freud les situe comme fonctionnant spécifiquement au niveau du préconscient ; Freud ne disposait pas des outils scientifiques élaborés par la linguistique et en particulier de la notion de signifiant ; en eût-il disposé, peut-être alors aurait-il situé comme fonctionnant au niveau de l’inconscient cette chose sonore, le signifiant, qu’il n’y a dès lors plus aucune raison de dissocier, eu égard au traitement primaire qu’il peut subir, de la chose visuelle ; en 1923, dans Le Moi et le Ça, il parle des perceptions acoustiques en tant que réseau spécial d’éléments sensibles à l’usage du pré-conscient (p. 174) ; cependant, une autre notation dans le même article paraît tempérer l’exclusivité pré-consciente du fonctionnement verbal : « On peut se demander, écrit-il, si le Surmoi, lorsqu’il est inconscient, ne se compose pas de ces traces verbales », phrase qui en suit une autre où il avait parlé du rôle assigné « aux traces verbales inconscientes » (p. 210) qui existent dans le Moi.
Si nous substituons aux termes « représentation verbale » le terme signifiant, y incluant la plus petite parcelle phonématique oppositionnelle, la tentative schizophrénique de retrouver l’objet perdu à travers sa marque signifiante unaire trouve son explication théorique. Cette conception permettrait d’éclairer ce que Freud considère comme un « fait difficile à comprendre » (l’inconscient, p. 89) : on s’attendrait plutôt, écrit-il, à ce que la représentation verbale, en tant que partie pré-consciente, subisse le premier choc du refoulement ; si on utilise le concept de marque signifiante unaire et non plus celui de représentation verbale comme sémantème fonctionnant dans le système pré-conscient et refoulée en tant que telle, la seule marque qui peut faire retour est alors l’impact signifiant partiel, première absentification de l’être et de l’objet. Ce sont à ces signifiants que le schizophrène de l’observation de F. Perrier se reporte, et en ce sens il doit « se contenter de mots au lieu de choses » (l’inconscient, p. 90). Mais dans la mesure où ces marques signifiantes révèlent, nous l’avons vu, à la fois le sujet et l’objet, licite confusion duelle est d’autant plus insistante que la dimension imaginaire paraît être ce dans quoi le schizophrène n’est pus entré, et dont l’absence l’écarte de toute quête névrotique de l’objet perdu. Il semble qu’aucune assomption spéculaire n’ait permis au schizophrène de posséder l’image de l’autre et du même coup d’avoir l’illusion de dissocier de cet « il y a » primitif éternellement fusionné, un « quelque chose », objet partiel, à mettre en réserve chez l’autre par l’entremise de l’image spéculaire. Ce collage intime sous la coiffe signifiante fuit que le schizophrène ne peut se situer à aucune distance du thérapeute, il est « ou trop loin ou trop près de lui, faute de la réfraction de son propre Moi » (F. Perrier, loc. cit., p. 448) ; son absence imaginaire fait qu’il ne peut se retrouver qu’au niveau élémentaire des marques signifiantes ; mais dans la mesure même où il s’y rapporte, et de ne pouvoir parler au nom de son ego spéculaire, il ne parle qu’au nom des autres : quand il jacule il n’est que le « phonographe de la vérité des autres » (F. Perrier, l.c.). On peut ajouter que cette carence de l’identification spéculaire fait que le schizophrène ne peut rejoindre que ces imagos partielles du corps morcelé affectées de la marque unaire : quand il néologue, « Ça » part et « Ça » parle de ses morceaux éparpillés du corps.
Si nous voulons mettre ce fonctionnement inconscient du signifiant à l’épreuve des textes freudiens, nous en rapprocherons certains passages des écrits métapsychologiques, et nous nous interrogerons sur la notion de refoulement primitif dont le mécanisme, écrit Freud (L’inc., p. 72), joue uniquement à l’aide du contre-investissement, celui-ci n’étant rien d’autre qu’une représentation substitutive. Si nous considérons la frappe signifiante sur l’instinct (ce qui équivaut à ce que spécifie Freud que l’instinct ne peut exister dans l’inconscient que sous la forme d’un représentant) (Le refoulement, pp. 49-50) comme le refoulement primitif, nous réunissons au niveau du même signifiant les fonctions à la fois de représentation instinctuelle et de contre-investissement ; cela ne correspond pas à la pensée freudienne pour laquelle le refoulement primitif du représentant psychique de l’instinct ne peut s’opérer que si une autre représentation vient s’y substituer ; cela revient à dire qu’il faut qu’il y ait un minimum de signifiants pour qu’un jeu métaphorique vienne spécifier le refoulement primitif ; de ce signifiant primitif de l’instinct, en position refoulée, partiront des rejetons (par connexion métonymique) sur lesquels portera le refoulement secondaire.
Le fonctionnement même de ces marques signifiantes au niveau des mécanismes du refoulement primitif ne leur enlève en rien ce caractère indélébile qui est de situer les parcelles subjectives de l’inconscient dans un rapport à l’autre : ce en quoi elles sont aussi des identifications inaugurales ; ces identifications signifiantes primitives n’ont pas le caractère massif et enveloppant de l’identification narcissique ; elles sont partielles, ce que souligne Freud (Psych. coll. et anal, du Moi., pp. 117-120) lorsqu’il écrit que le premier type d’identification est une identification au père auquel le Moi emprunte un seul de ses traits ; reprenant cette notion en 1923 (Le Moi et le Ça, pp. 185-186) en traitant de l’idéal du Moi, il indique que derrière cet idéal se dissimule la première et la plus importante identification qui ait été effectuée par l’individu : celle avec le père (avec les parents, corrige-t-il en note) de sa préhistoire personnelle ; il ajoute que cette identification est directe, immédiate et antérieure à toute concentration sur un objet quelconque ; on ne peut mieux spécifier, nous semble-t-il, l’identification signifiante qui se structure de ces « mille liens » dont parle Freud dans Deuil et mélancolie (p. 114).
À repérer ce qui se passe du côté de l’objet pris en tant qu’objet réel ou transitionnel au sens de Winnicott (La psych., t. V, pp. 21-41), cet objet ne fonctionne et n’est pris que connoté du signifiant ; dès que l’enfant peut émettre quelques sons organisés (Mam, ta, da), un mot apparaît, précise Winnicott, pour désigner l’objet, mot qui représente en général l’incorporation partielle d’un mot employé par l’adulte ; l’auteur cite en exemple la jaculation baa, la partie incorporée étant le b du baby ou du bear émis par l’adulte ; bien que Winnicott souligne la fonction symbolique de ces phénomènes transitionnels, en ce qu’ils connotent la présence et l’absence de l’objet partiel primitif, le sein – le fait pour l’objet symbolique de n’être pas le sein est aussi important que le fait qu’il le représente – on peut ajouter que la fonction d’arrêt, d’ancrage signifiant que joue l’objet transitionnel par rapport au glissement continuel et substitutif de la chaîne verbale est tout il aussi important, et lorsque l’auteur parle du rôle perturbant d’une possible rupture de la chaîne des objets transitionnels, on peut interpréter cette perturbation comme ce qui ne permet pas au sujet de s’arrêter, pour un temps, sur la pente où l’entraîne la succession signifiante, et pour autant qu’il possède la minimum de signifiants aptes à jouer d’une substitution circulaire.
Le jeu classique et célèbre du fort-da remarqué par Freud (Au-delà du pr. du plaisir, pp. 13-15) chez son petit-fils faisant, d’une façon inlassable, disparaître et réapparaître une bobine, permet une meilleure approche de ce qui se noue à ce niveau ; le premier point à noter est ceci : faire disparaître un objet et ne le rappeler que pour le faire à nouveau disparaître nous semble être un appel non pas à l’objet mais à l’image de l’objet, l’image ne se soutenant que de la disparition de l’objet ; quand l’objet est là, son image s’évanouit ; le signifiant de la disparition de l’objet est « fort », c’est du même coup le signifiant de l’image ; mais parce que « fort » semble déjà être, pour le jeune Ernst, porteur du sens de l’absence, il est électif à être choisi comme signifiant du manque ; non pas du manque de l’objet, puisque l’enfant aurait pu facilement y parer, mais de son manque essentiel en tant que sujet qui ne se spécifie que du soutien vacillant de l’évocation imaginaire. Si bien qu’à se dire « fort », l’enfant à la fois se défend et se repère ; c’est en même temps une identification signifiante à la mère qui, elle aussi, est trop souvent « fort ». Cette marque signifiante subjective signe l’absence de l’objet : la naissance d’une subjectivité inconsciente passe par l’absentification imaginaire de l’objet redoublée de sa connotation signifiante ; le sujet n’est que le négatif de l’objet, son absence. Freud ajoute dans une note qui n’est pas souvent citée que le jeu de la bobine est approximativement contemporain de l’installation du rapport spéculaire de l’enfant à lui-même ; le commentaire qu’en donne Freud, à savoir que l’enfant devant le miroir s’accroupit pour faire disparaître l’image, n’est valable que pour autant que c’est l’image du miroir qui disparaît ; mais, à suivre les lois de l’imaginaire, l’image spéculaire ne peut se maintenir que de la disparition de l’image réelle ; s’effacer du miroir, pour l’enfant, c’est se soutenir au niveau de l’ego imaginaire ; c’est d’ailleurs bien ainsi qu’il se présente à sa mère qui arrive : « Bébé fort », c’est se dire bébé imaginaire soutenu par le signifiant de l’absence, lequel vient recouvrir l’x, le signifié du stade antérieur ; dans ce signifiant et au niveau de cette image spéculaire, le sujet, oubliant qu’il s’y perd, se donne l’illusion d’y renaître ; ce n’est qu’à ce seul niveau que peut se soutenir son existence, le domaine de ce qu’on peut appeler la vie naturelle lui étant pour toujours dérobé du fait de sa prématuration organique et du fait qu’il y a hors de lui du signifiant dans lequel son destin est de venir s’y empêtrer. Une fois qu’il en a reçu les premières marques, rien ne pourra faire que ses besoins échappent à la subjection signifiante, ce par quoi ils deviennent pulsions ; celles-ci ne peuvent qu’écarter de leur satisfaction tout ce qui peut être du domaine du naturel, parce que leur prise par le signifiant implique que ce n’est que du retour de quelque chose appartenant au même registre qu’elles peuvent se satisfaire.
Ces identifications signifiantes subissent le destin mystérieux des transcriptions successives dont parle Freud dans sa lettre à Fliess, n° 52 ; ce sont d’abord les signes de perception, écrit-il, qui sont enregistrés ; l’inconscient en est la seconde transcription ; enfin le préconscient représente la troisième et dernière transcription, liée aux représentations verbales, qui correspond à notre Moi officiel ; si nous substituons à ce qui est inclus dans ces trois temps successifs, pour le premier : l’identification unaire ; pour le second : la représentation substitutive (contre-investissement) et pour le dernier : le sémantème accepté par le discours commun, il semble que nous soyons au plus près des premières formulations freudiennes ; dans cette lettre Freud utilise les deux termes de traduction et de transcription ; pour situer la traduction, il indique que c’est son absence qui spécifie le refoulement : c’est-à-dire que le matériel psychique appartenant à une époque donnée doit venir normalement se traduire en un enregistrement qui correspond à l’époque psychique suivante ; c’est lorsque cette traduction, dit Freud, provoque du déplaisir qu’elle n’a pas lieu ; les psychonévroses, ajoute-t-il, résultent de telles absences de traduction. Il ne semble pas que cette notion de traduction ait été ensuite reprise par Freud dans son rapport avec le refoulement ; au contraire, il semble que la notion de refoulement telle qu’on la trouve dans An. term. et an. interm. (p. 23) implique que le sujet se soit traduit à lui-même ce sur quoi portera le refoulement ; dans cet article, refouler équivaut à sacrifier, à omettre le texte traduit. La notion de refoulement au sens que Freud lui donne en 1896, en tant qu’absence de traduction, absence de nomination, semble se rapprocher de la notion ultérieure de forclusion.
Pour éviter le déplaisir qui résulterait d’une traduction directe, le sujet a la ressource de fournir au principe de plaisir autant de signifiants nécessaires à fomenter une chaîne assez longue pour qu’à son extrémité distale rien ne soit reconnu du signifiant primitif où elle s’est greffée ; c’est cette multiplicité des chaînes et leurs recoupements qui constituent la matière du préconscient ; son fonctionnement obéit aux lois classiques du processus secondaire, en particulier à celle qui interdit à deux signifiants contradictoires de subsister dans la même chaîne préconsciente, alors qu’ils pouvaient coexister dans l’inconscient qui ne subit pas la loi de l’exclusion logique. Cependant, Freud nous avertit de tempérer notre recherche d’une hétérogénéité radicale entre les deux systèmes psychiques, lorsqu’il introduit (L’inc., p. 79), pour situer la notion de fantasme, la comparaison avec les hommes de sang mêlé : les fantasmes, écrit-il, sont des rejetons des pulsions instinctuelles inconscientes, dont l’organisation en chaîne a le caractère non contradictoire du système préconscient, mais qui sont malgré tout incapables de devenir conscients.
Les fomentations inconscientes gravitent autour de la question de l’introuvable objet perdu ; aucune réponse ne peut se trouver à ce niveau : tout au plus des suppositions, où le sujet s’interpose, et qui s’alimentent, pour former de courtes chaînes, du jeu écervelé des fragments signifiants ; quand l’analyse vient à s’en approcher, ces fomentations primaires prennent l’aspect du « quiproquo le plus dérisoire » (J. Lacan, Evol. psych., 1956, I, p. 250), et de la plus stupide des histoires pour autant que c’est le conscient-préconscient qui vient y jeter son œil.
À l’autre pôle, ce qui sort du sujet sont ses demandes, et s’il a le sentiment qu’elles partent de lui, ce n’est que parce que la mise en place des shifters ajoute cette particule (Je, singulièrement) au matériel déjà structuré qu’il puise dans la réserve préconsciente. Si les demandes du sujet ont l’apparence de se soutenir du besoin qui s’y dénonce, elles ne sont, sous forme de questions, que les réponses du Moi aux suppositions inconscientes ; c’est bien peu de dire que cc sont des réponses à côté : ce sont des réponses à l’envers de la question inconsciente, en ce sens qu’elles portent le sujet dans une direction de recherche opposée à celle qui irait vers l’objet du désir ; ce en quoi le sujet y trouve sa récompense : tant qu’il demande et réclame, il subsiste en tant que désir.
Ce qu’il est important de souligner ici, c’est la nature particulière du rapport à l’autre que la prise signifiante et la dimension imaginaire imposent au sujet ; les premières identifications signifiantes impliquent l’autre en tant qu’il est le lieu et le ressort de la parole ; ces subjectivités inconscientes et éparses s’enroulent autour de la quête des traces de l’objet imaginairement désiré ; les chaînes métonymiques qui aboutissent, par voie de contour de la défense, aux articulations préconscientes des demandes, portent en elles quelques-uns des signifiants électifs qui ont connoté le passage du sujet par les stades classiques des pulsions orales et anales ; chacune de ces étapes s’est structurée à la fois dans sa spécificité de zone et dans un remodelage du stade précédent. Pour autant que l’autre est le support de l’ego spéculaire et le propriétaire des signifiants (où se piège le sujet) qui structurent les demandes inconscientes, c’est dans cet autre que le sujet viendra chercher soit les marques du passage de l’objet du désir, soit l’objet lui-même ; en effet, du l’ait que ces marques figurent, après x renvois, dans ses demandes mêmes, s’installe une confusion entre la demande et l’objet qu’elle a l’illusion de cerner : « Ce que le sujet vise comme objet, c’est la demande de l’autre ; ce que le sujet demande, quand il tente de saisir l’objet insaisissable de son désir, c’est l’objet de l’autre » (J. Lacan, Sém. du 30-5-62).
l’induction structurante de la castration
Le passage par la castration est un défilé essentiel à toute structuration, tant normative que pathologique. Si la structure du sujet, telle que nous l’avons présentée jusqu’ici, était asexuée, c’est d’abord pour simplifier notre exposé, mais aussi parce que seule l’issue œdipienne typifie l’individu dans l’assomption de son sexe anatomique1.
Après l’irréalisation imaginaire du sujet, sa perte d’être et l’émondage de ses besoins par la prise signifiante, la dialectique du complexe de castration lui apporte la possibilité de rejoindre le terrain instinctuel et primitif, dans la mesure où le génital vient prendre place dans les coordonnées inconscientes du désir. Cela ne signifie pas que la poussée sexuelle vitale du jeune âge viendra « naturellement s’inscrire dans la texture psychique du sujet, mais au contraire c’est parce que cette intrusion charnelle, à un certain moment du développement, a affaire à quelque chose qui, pour un versant, est imaginaire et pour l’autre symbolique, qu’elle se verra traitée d’une façon telle que ce qu’il en restera viendra, au moment des formes adultes du désir, fonctionner au plus près du besoin.
Le premier stade œdipien se soutient d’un rapport particulier de l’enfant à la mère, qui commence à jouer sur la scène de l’imaginaire. La mère est celle qui est encore le plus près du sujet, et dans la mesure où elle a soutenu les premiers rapports imaginaires de l’ego, sur ce plan elle viendra fonctionner. Cependant, nous savons que ce rapport imaginaire à la mère contient les identifications signifiantes primitives que le sujet a reçues d’elle ; c’est dans cette mesure que la langue fondamentale inconsciente est la langue maternelle. Pour simplifier, on peut considérer que la mère a été pour l’enfant l’objet essentiel et primitif ; la maîtrise progressive de la parole chez le sujet, les allées et venues de la mère, induisent l’enfant à repérer non plus l’objet maternel, mais le désir qui doit bien habiter cette mère, et dans la mesure même où l’enfant est aussi habité du désir.
Il nous faut introduire ici la notion du phallicisme imaginaire du sujet au niveau de son ego spéculaire, et donc au niveau de tout être qui vient en affermir la prégnance. Le garçon perçoit sans aucun doute la différence entre les hommes et les femmes, écrit Freud (Coll. Papers, t. II, p. 246), mais il n’a eu aucune occasion de relier cela à une quelconque différence au niveau génital ; il lui est naturel d’assumer que tous les êtres vivants possèdent un organe génital comme le sien. C’est cette place imaginaire du phallus qui fraiera la voie que le sujet prendra dans sa tentative de s’inclure dans le désir maternel.
Nous savons que l’objet du désir de la mère est le phallus ; mais l’enfant, lui, n’en sait rien, et cet objet est au départ inaccessible pour lui ; si, à l’arrivée, c’est-à-dire au temps où il s’identifie au phallus désiré par la mère, il vient à y naître, ce sera sans en rien connaître. Des voies qui mènent à cette identification phallique, aucune n’est laissée au choix de l’enfant : c’est la propre position de la mère par rapport au phallus qui tracera la voie offerte à l’enfant ; la mère n’est pas en effet au même niveau symbolique que son fils ; pour ce qui est de son rapport au phallus, la mère le soutient à plusieurs niveaux ; il est tout d’abord l’instrument du fonctionnement normal de son instinct ; mais ce rapport direct n’implique nullement qu’à un autre niveau ce phallus, en tant que manque imaginaire, ait été symboliquement intégré : ce en quoi le comportement de la mère est névrogène au niveau du sujet, non seulement du seul fait de ses absences, de son va-et-vient qui font que l’enfant pense que cette mère a toutes les apparences de s’intéresser à autre chose qu’à lui-même, mais encore dans ce qui est le rapport direct de la mère à son fils ; ce rapport est diversement coloré : l’enfant est choyé, chéri, rudoyé, renvoyé, négligé, la mère, rêveuse, semble toujours ailleurs ; ce sont aussi des appels à l’amour de l’enfant : « Fais ça pour moi ; change, si tu m’aimes, etc. » Il semble que l’enfant prendra la voie imaginaire de l’identification phallique s’il n’est pas, pour l’inconscient de sa mère, le parfait substitut de l’envie du pénis ; pour lui, le rapport d’amour se situera essentiellement sur la voie de retour d’une effusion et d’une collusion imaginaires ; et pour autant que, pour la mère, l’enfant est le retour du refoulé, il subira une trituration et un remodelage continuels par la voie signifiante.
Cette voie imaginaire d’identification phallique est pour l’enfant des moins normales ; à l’aide de la primauté phallique contemporaine, l’investissement du phallicisme imaginaire vient imprégner et s’étendre sur l’image spéculaire tout entière. Dans la mesure où l’exhibition phallique de l’enfant est, pour un temps, acceptée, c’est-à-dire s’il est accepté à la fois comme ego et comme désir, ceux-ci viennent se confondre dans l’offrande de sa totalité imaginaire que fait l’enfant au désir de la mère.
Une mère qui a normativement intégré son manque par des voies symboliques, et pour laquelle l’enfant est accepté comme Ici et aussi en tant que parfait objet métonymique du désir refoulé du pénis, n’en est pas moins habitée d’un désir qui n’est pas, en son fond, le désir de satisfaire l’enfant ; pour autant que la question du phallus anime son désir inconscient, et pour autant qu’elle est être de parole, tous les objets de son monde auront cette qualité d’être des objets métonymiques. De son côté, l’enfant ici encore ne choisit rien : il ne cherche, pour son apaisement illusoire, qu’à donner aliment au désir qui l’anime et qui est de repérer l’objet du désir de la mère. L’organisation supérieure du discours de la mère par rapport à la mise en place encore incertaine des shifters au niveau du sujet, la prégnance spéculaire dominante soutenue du rapport imaginaire à l’autre, induisent « l’impression » au niveau du Moi du signifiant du « Je » maternel ; et dans la mesure même où le signifié du message maternel est le phallus, à s’identifier au « Je » de l’autre, le sujet assume le signifié du message et se fait phallus métonymique de la mère ; le phallicisme imaginaire de la mère n’est pas absent de cette identification, mais l’essentiel est qu’elle se fait dans un « à-côté » métonymique qui vient cerner le phallus imaginaire ; cette identification est un moment de repos, de stase idéale pour le sujet qui se fait fantasmatiquement phallus sans pouvoir s’y reconnaître.
De cette place idéale où il s’est embusqué, le sujet doit être délogé pour aller plus avant sur la voie de l’assomption de son sexe, pour qu’enfin, ce phallus, il ne soit plus question de l’être mais de l’avoir. Ce débuscage conjoint dans son efficacité une série de facteurs.
Le premier coup porté à l’enfant est la perception de la castration de la petite fille, jusque-là son semblable ; mais pour que cette perception prenne tout son effet, elle doit obligatoirement – Freud y insiste – se joindre à la menace signifiante de la castration ; car, pour un temps, l’enfant ne voit rien ; ou bien il interprète ce qu’il voit : ça lui poussera un jour ; si quelque chose s’est déjà manifesté comme menace à son égard, ce qu’il voit chez la fille est troublant pour lui : le phallus était là, mais il a été enlevé ; l’absence de pénis est considérée comme le résultat d’une castration et l’enfant a alors à faire face à la « tâche d’aménager l’idée d’une castration en rapport avec lui-même » (Freud, Coll. Pap., t. II, pp. 246-247), à savoir avec son phallicisme imaginaire.
À ce stade de la primauté phallique, les premières remarques de la mère concernent le pénis pour autant qu’il s’érige comme signe du désir : c’est cela qui est visé et qui est interdit ; cela n’empêche pas la mère de louer le pénis de son fils en tant qu’objet partiel, tandis qu’elle le déprécie comme signe du désir (J. L., Sem. du 22-3-61) ; une faille s’instaure à ce niveau chez le sujet, et d’autant plus que la masturbation contemporaine sert en même temps de décharge, au niveau du génital, aux émois œdipiens (Coll. Pap., t. II, p. 272).
La persistance de la masturbation et de l’offrande phallique pousse la mère, dans la mesure où son désir castrateur est normalement refoulé, à faire intervenir, dans ses propos, le père auquel elle se réfère comme agent castrateur. Il est important, nous semble-t-il, pour un développement normatif du garçon, que le père n’arrive dans la situation œdipienne que par la voie de cette médiation ; le sujet s’est tenu jusqu’ici dans une certaine distance de son père, ce pourquoi les identifications paternelles sont en général signifiantes et rarement imaginaires. I /intervention médiatisée du père se structure, pour le sujet, par l’appel qui lui est adressé par la mère laquelle, par voie de retour, transmet le message du père : c’est un message sur un message (J. L., Sem. du 29-1-58) ; mais quel qu’en soit le texte, il contient toujours le nom de la chose où s’incarne le désir ; c’est un nom du registre de l’enfant, et son introduction est essentielle au mécanisme du refoulement qui implique que la chose à refouler ait été reconnue comme telle, nommée, symbolisée et intégrée dans un discours conscient ; c’est ce fragment du discours, articulé autour du signifiant du pénis, qui subira le refoulement que Freud compare à l’omission complète d’une partie d’un texte. Si cette intervention signifiante est remplacée par quoi que ce soit qui puisse être assimilé à une intervention castratrice réelle, certaines observations analytiques témoignent de ce qui peut en résulter ; entre autres, Ferenczi nous raconte l’histoire d’Arpàd (A Little Chanticleer, First contrib., pp. 24-0-252) qui, à trois ans et demi, a subitement abandonné toute parole humaine, pour caqueter et cocoricoter durant un temps complet de vacances ; cette transformation se situait au moment de la primauté phallique et était contemporaine de menaces plus ou moins voilées de castration ; l’année précédente, dans les mêmes lieux, le jeune garçon avait témérairement uriné dans un poulailler et un coq s’était précipité sur non pénis pour le lui gober : panique de l’enfant ; est-ce aller trop loin de penser que le traumatisme, psychiquement intraitable du fait de n’être pas passé par les voies signifiantes, a fait régresser le sujet jusqu’à ces moments primaires où la parole n’était pour lui que pure succession sonore, marques idéalement émises par cet agent castrateur du moment ?
L’interdiction faite par la mère, au nom du père, fait perdre à celle-ci un peu de sa puissance : elle est soumise à la loi du père dans le discours qu’elle tient à l’enfant. Du même coup elle reprend la forme, pour celui-ci, d’être habitée du manque : mais ici il n’est plus en son pouvoir de la satisfaire, et il est bien clair que son constant appel au père induit l’enfant à imaginer que celui-ci a le symbole de ce qui manque à la mère ; le père est celui qui a des droits sur elle et qui peut aussi la priver de ce qu’elle désire.
Dans la mesure où le père est celui à la loi duquel est soumis le désir de la mère, l’objet du désir maternel, le phallus, est mis en question ; cette mise en question retentit au niveau du sujet puisque, en quelque sorte, il incarnait la réponse à la question : que veut-elle ? C’est pour autant que le sujet est cette réponse que son identification phallique en vient à être ébranlée ; cela ne suffirait cependant pas si un autre phénomène ne venait s’y adjoindre ; la distance au père implique que les rapports avec lui sont d’un ordre électivement signifiant ; c’est dans cette mesure même que quelque chose du niveau du père, son nom ou son message d’interdiction, vient barrer, annuler de sa marque signifiante l’identification phallique imaginaire où s’incarnait le rapport fantasmatique de l’enfant à la mère ; la conséquence essentielle en est que l’objet, ainsi marqué, du désir de la mère prend fonction signifiante au niveau du sujet.
De sa position primitivement médiée, le père doit sortir pour se dévoiler dans sa réalité, en tant qu’il possède à la fois la puissance et le phallus ; c’est dans la mesure où sa parole est la loi de la famille que le sujet lui empruntera ses marques signifiantes où s’origine l’idéal du Moi. Quand le père se dévoile comme celui qui a réellement le pénis, il apparaît, non plus comme privateur, mais comme donateur ; c’est parce qu’il peut donner ce que la mère désire que le père se fait préférer à elle (J. L., Les form. de l’inc p. 8), d’autant plus qu’il présente lui-même la preuve qu’il a échappé à la castration. Cependant, Freud nous précise (Le Moi et le Ça, p. 187) que l’identification de l’enfant au père, au débouché de l’Œdipe, « ne correspond pas à notre attente », c’est-à-dire à la loi qui veut que l’identification à l’objet se substitue à l’investissement amoureux de ce même objet ; Freud doit ici faire intervenir « la bisexualité constitutionnelle de l’individu » (loc. cit., p. 188), à savoir la composante libidinale du garçon pour son père, vis-à-vis duquel il peut se comporter en fille. Si cette composante libidinale est le moteur de l’identification aux insignes paternels, elle est aussi ce qui pourra mener le sujet à vivre l’inversion du complexe : mais être femme vis-à-vis du père entraîne la perte du pénis. Si bien qu’au nœud de tous ces conflits, c’est l’investissement narcissique du phallus qui triomphe, parce que les deux possibilités de satisfaction offertes à l’enfant dans la situation œdipienne, la satisfaction active en tant que mâle, la satisfaction passive en tant que femme, entraînent pour l’une la castration comme punition, et pour l’autre la castration comme condition.
À propos de ces deux identifications narcissiques, conséquences du retrait de l’attachement libidinal bisexuel, Freud écrit qu’elles sont « rattachées l’une à l’autre par les liens dont nous ne savons rien de précis » (Le Moi et le Ça, p. 186) ; on peut toutefois préciser, reprenant nos distinctions essentielles, que les signifiants d’origine paternelle viennent se substituer aux imagos signifiantes maternelles : métaphore, et plus précisément métaphore paternelle en ce sens « qu’à ce qui s’est constitué d’une symbolisation primordiale entre la mère et l’enfant vient se substituer le père comme signifiant » (J. L., Sém. du 22-1-58). Cette identification signifiante est pour le sujet à la fois une défense contre les dépendances du elles et une protection de l’organe génital : c’est en ce sens qu’elle fait partie des mécanismes de refoulement ; le moteur essentiel de celui-ci est la sauvegarde du pénis ; une des conditions de son installation est que l’enfant soit mis face aux signifiants paternels tout-puissants et qu’il les reconnaisse comme ayant « force de loi » (Pour intr. le narc., p. 23) ; un de ses mécanismes est l’attraction des traces inconscientes des blessures narcissiques antérieures (séparation de la naissance, sevrage, perte journalière des fèces) (Freud, Coll. Pap., II, p. 247) sur ce qui se présente comme refoulé : l’investissement phallique.
Rien jusqu’ici ne nous a aidé à signifier la perte que l’être subit en se vouant à la parole et aucun signifiant n’a encore réussi à soutenir ce manque fondamental par quoi le désir est toujours signifié à côté ; or, s’il y a une zone privilégiée où le désir se présente essentiellement comme tel, c’est bien au niveau du désir sexuel ; à ce point précis où le désir s’incarne, nul signifiant autre que le phallus ne peut mieux représenter le désir. C’est parce que la poussée charnelle est barrée, coupée par le signifiant, que le phallus vient à symboliser tout ce qui est manque à être chez le sujet, du fait de sa prise par la parole ; c’est parce que le désir est manque que celui-ci se recouvre du signifiant phallique : le phallus est le signifiant de la perte même que le sujet subit par le morcellement du signifiant (J. L., La Psych., t. V, p. 19). Ce signifiant du désir et du manque n’est obtenu par le sujet que pour autant qu’il est passé par la castration, et c’est parce que, dans le fantasme, il vient y fonctionner, que la seule voie que pourra prendre le désir, quand le sujet cherchera à le faire reconnaître, passera par la voie génitale.
Corrélativement, ce signifiant inconscient transfigure le monde objectal du sujet selon une forme qu’Abraham spécifie comme amour partiel de l’objet (Sel. Pap., p. 495) ; la condition pour que ce stade s’installe est que le génital soit, du côté du sujet et à son insu, « plus fortement investi d’amour narcissique que n’importe quelle autre partie du corps », moyennant quoi, du côté de l’objet, tout pourra être investi sauf le génital. Le corps aphallique de l’objet est en même temps le soutien de l’imago spéculaire du sujet pour autant que son phallus imaginaire a été effacé par la castration signifiante ; la libido narcissique, retour au niveau du Moi de l’ancienne libido objectale pré-castratrice, dans ce retour même se transforme et se désexualise ; cette désexualisation n’est autre que la tendresse et l’affection, émotions mineures qui ne viennent au jour que dans la mesure où aucun phallus imaginaire ne s’introduit dans la situation : sa propre tendresse permet au sujet de soutenir son ego par l’intermédiaire de l’image du corps de l’autre.
La dialectique signifiante de la castration aide ainsi le sujet à rejoindre un objet qui a toutes les apparences d’être naturel : le corps féminin en tant que tel. Mais ce point d’arrivée de l’objet du désir ne peut plus se distraire du nœud complexuel d’où il est issu : il ne tire son attrait que du phallus inconscient qui fonctionne du côté du sujet ; si bien que le désir de l’homme a son siège dans ce reste auquel correspond dans l’image de l’autre ce mirage par où elle est identifiée à la partie qui lui manque, et dont la présence invisible donne à la beauté su brillance (J. L., Sém. du 28-6-61) ; la brillance, attrait de tout objet quel qu’il soit, est ce qu’induit la castration : elle pose l’objet comme soutenant une fonction phallique. Cette fonction, qualifiée de brillance par J. Lacan en un mot ; qui n’est pas vain, nous en trouvons l’illustration dans une observation de Ferenczi d’un sujet traité pour impuissance chez lequel la « brillance » de l’objet n’a pas pu s’instaurer. Ce que nous interpréterons de cette observation est ceci : dans son développement, ce sujet n’a pas été mis en position d’avoir à passer par la castration signifiante et donc de posséder, au niveau inconscient, le phallus comme signifiant à partir duquel aurait pu s’originer la transmutation de son monde objectal ; à trois ans, il a été traumatiquement castré pour un phimosis, par un boucher de village, tandis qu’il se débattait désespérément entre les mains de son père ; c’est pour autant que rien ne s’est passé d’une castration métaphorique que le sujet est resté face à la question insoutenable du phallus imaginaire ; ses distractions essentielles n’ont plus été que des tentatives pour installer en lui un semblant de substitution signifiante (il triche en jouant aux cartes ou fait des poèmes) ; mais ce qui nous paraît le plus frappant se situe dans ses rêveries éveillées : il prend son essor, vole vers le soleil, les yeux ouverts, tel un aigle, et arrache avec son bec un morceau du bord de l’astre « au point que sa brillance et son éclat déclinaient comme pendant une éclipse » (Further Contrib., p. 246). Cette attaque du soleil est une défense du sujet qui vise à instaurer ce qu’on peut appeler un peu d’ombre sur les objets du fait de l’éclipse du phallus, à partir de quoi un semblant de monde objectal pourrait exister. C’est dans cette mesure même du voilement du phallus que les objets sont investissables en tant que tels ; l’induction structurante de la castration donne à l’objet la brillance illusoire qui permet au désir de venir normativement s’y piéger.
Cette construction normative de l’objet est loin d’être ce à quoi atteignent les névrosés. On peut dire que ce qui prend l’orme de symptôme névrotique ressort de l’absence, de l’échec ou de l’altération du temps castrateur ; mais parce que ce temps ne prend sa valeur que du rapport inter-subjectif, on peut ajouter que celui-ci a déjà manifesté son pouvoir névrogène dans dos temps antérieurs. Il est essentiel à la constitution du sujet normal ou névrotique qu’il soit à un moment ou l’autre « fixé » ; pour ce qui est des temps pré-œdipiens, les signifiants kleiniens, en spécifiant l’objet, spécifient du même coup le su jet ; cette fixation du sujet est une défense contre le glissement de la chaîne signifiante. C’est dans la mesure où un objet partiel prend, pour le sujet, cette valeur privilégiante d’arrêt qu’il vient fonctionner dans son fantasme ; cette fixation peut se faire régressivement, pour autant que le sujet, ne voulant rien connaître des angoisses de castration et n’étant pas en position de pouvoir en métaphoriser l’objet, remonte métonymiquement la pente de la chaîne inconsciente et s’y fixe à tel de ses chaînons.
C’est parce que la métaphore du signifiant paternel a imparfaitement refoulé les chaînes inconscientes « maternelles » que le sujet ne possède qu’en partie le signifiant pur du désir ; sa seule monnaie est le phallus imaginaire plus ou moins ébréché par le signifiant ; c’est un sceau sans maître : le phallus a pu être nommé, mais sa prise par le signifiant ne se soutient pas du rapport normatif à la loi paternelle ; c’est un objet partiel qui rejoint le destin inconscient de tous les objets partiels (le sein, le boudin fécal) déjà en réserve, et avec lesquels il vient imaginairement fusionner.
De la carence, du côté du sujet, du signifiant phallique qui faisait ressortir du côté de l’autre cette préfiguration abrahamienne de l’objet d’amour, et de la présence des objets partiels, l’autre, soutien du corps narcissique, s’en verra projectivement attribuer la réserve ; l’autre vient à passionner quand il contient l’objet partiel et précieux du désir auquel le sujet s’est fantasmatiquement fixé.
Mais cet objet partiel ne fonctionne pas comme tel : il fonctionne en tant qu’origine d’une chaîne métonymique ; à ce lieu originaire se situent les signifiants (pré-œdipiens) qui ont marqué la trace du passage de l’objet partiel ; à l’extrémité distale de la chaîne, si le sujet a l’apparence de savoir ce qu’il demande, il ne sait pas ce qu’il cherche : soit le désir que l’autre peut avoir de cet objet même, soit l’objet qu’il projette en lui. Le fonctionnement de l’induction phallique dépend des avatars du refoulement : celui-ci est le moins efficace là où il amène le phallus imaginaire à fonctionner comme l’envers transparent de l’image de l’objet ; de plus, le fait pour le phallus de signifier le désir et le manque conduit à ceci : là où l’autre s’avère comme désirant, là donc où il se constitue comme manque, l’objet partiel vient s’y placer par l’entremise de la fonction phallique ; mais le mirage narcissique fait que le sujet s’imagine (fantasmatiquement) contenir en lui-même cet objet ; quand l’ego spéculaire vacille, le sujet tend à devenir cet objet même et à y disparaître ; ce que le sujet peut donc être amené à voir dans un rêve d’angoisse, c’est ce qu’il est comme image de l’objet. Ce à quoi le névrosé s’efforce, c’est de repérer chez l’autre un point critique de défaillance, une zone de manque, pour y placer l’objet de son propre fantasme ; il se donne ainsi un moyen supplémentaire de soutenir son désir et de garder l’espoir d’une retrouvaille fondamentale. Mais les conditions de soutien du désir sont à la fois contradictoires et irréalisables : le normal ne tient pas compte de ce paradoxe, et c’est à le résoudre que s’acharne le névrosé. L’essentiel du paradoxe est que réaliser un désir n’est pas posséder un objet, et qu’à posséder celui-ci le désir s’évanouit du fait que la demande arrête, pour un temps, son mouvement. Le névrosé se structure d’une recherche qui ne doit absolument pas aboutir pour qu’il se maintienne comme tel ; c’est en ce sens que les demandes de l’obsessionnel, qui ont au départ ce caractère impératif et négateur de l’autre, tournent court à cause d’une double conséquence ; d’une part il faut que l’autre soit maintenu (bien que le désir de l’obsessionnel soit de détruire cet autre en tant que doublure de l’image narcissique qui voile le rapport à l’objet), car l’existence pleine de l’autre est la seule sauvegarde du sujet ; les demandes impératives se transforment en demandes d’approbation : il faut que ce que le sujet fait soit approuvé par l’autre, dans un témoignage de bonne entente ; cette notion de la permission demandée à l’autre, soulignée par J. Lacan, prend de multiples formes, jusqu’à cette recherche, sur le divan, d’une combinaison de bonnes idées (« scientifiques ») pour plaire à l’autre. D’autre part, l’incomplétude du refoulement fait que l’objet prégénital où le désir coupable s’est fixé est d’autant moins fonctionnel qu’il est plus près du phallus ; cette intimité phallique de l’image de l’objet redouble le premier temps œdipien où le sujet, fils préféré d’une mère par ailleurs insatisfaite, s’était fait imaginairement phallus ; si bien que, lorsque l’obsédé se rapproche de l’objet désiré, c’est au phallus qu’il a affaire ; c’est pour garder ses distances par rapport à celui-ci et au désir qu’il signifie, qu’il donne l’apparence d’un va-et-vient permanent d’approche et de fuite devant l’objet ; de plus, se rapprocher de ce point critique de remontée de l’objet phallé, c’est courir le risque d’y disparaître comme sujet en y renaissant comme phallus. C’est à cette zone frontière qu’il ne franchit jamais que l’obsessionnel maintient un équilibre instable ; c’est là qu’il se donne à la fois le vertige de ne pas se savoir sujet ou objet dans ce qui circule en lui de signifiants (crainte obsédante du plagiarisme) et la possibilité d’une récupération de lui-même par la reprise des signifiants de l’autre en qui le névrosé s’efforce de trouver sa place.
Conclusions
La fomentation du fantasme nous paraît se situer, dans le développement, à un moment tel qu’il sépare deux modes de fonctionnement du désir.
Le premier stade (pré-fantasmatique) est celui où nous situons les désirs primitifs au sens du septième chapitre de La science des rêves : c’est-à-dire évocation hallucinatoire de la trace laissée par l’objet perdu ; le désir est cette évocation même et le « sujet » n’est que ce pur imaginaire qu’est la représentation de l’objet ; nous incluons dans ce stade les blessures du narcissisme primaire qui originent l’appel imaginaire à un état antérieur ; le principe de plaisir n’y fait détendre et attendre le besoin qu’à l’aide des traces hallucinées.
Ces désirs primaires sont les fondations sur lesquelles se construit le fantasme. Celui-ci se fomente du fait que le sujet marqué du trait un aire cherche toujours l’objet, terme des désirs primaires ; mais, à porter ses pas sur ses traces primitives, le sujet marqué du signifiant vient les refouler en leur substituant ses marques mêmes ; que les traces soient ainsi voilées et remplacées par du signifiant n’est pas ce qui efface le désir, mais c’est ce qui l’articule à des éléments signifiants dont il devra désormais se contenter, parce que c’est d’eux qu’il se nourrit, et sans pouvoir jamais s’en satisfaire parce qu’au-delà de l’articulation signifiante fonctionne toujours le désir primaire qui vise la fusion de l’être et de la chose. C’est parce que le sujet marqué du trait unaire tente sans cesse de se retrouver à ce moment originel que se forment les articulations élémentaires de la demande ; c’est parce que des chaînes métonymiques se déploient à partir des marques signifiantes (après le refoulement primitif) que le désir se piège au signifiant de l’objet fixateur. À partir du moment où un objet, après le refoulement primitif, vient se fixer dans le fantasme, le sujet a l’illusion que, pour réaliser son désir, il lui suffit de se retrouver face à cet objet substitutif. Pour nous résumer, notons l’enchaînement :
— désir primaire d’une fusion éternisée avec l’objet perdu (que certains auteurs nomment le fantasme fondamental, et que nous appelons les fondations du fantasme) ;
— refoulement primitif de ce désir primaire par les marques signifiantes ;
— arrivée d’un objet substitutif pris dans le signifiant des demandes primitives et fixé dans le fantasme ;
— instauration des désirs « secondaires » qui se piègent à l’objet substitutif ; la constante poussée du désir primaire fait réitérer la demande et étendre son champ d’appel ; la demande croit pouvoir se satisfaire des objets des désirs secondaires ; toutes les identifications signifiantes articulées dans la demande sont prises dans la métaphore originelle qui a substitué du signifiant aux traces de l’objet perdu.
Dans le fantasme, le versant qui spécifie le rapport à l’objet ne s’élabore donc qu’à partir du moment où le sujet marqué du trait unaire, et recherchant l’objet perdu, transmute celui-ci du fait même des nouveaux moyens signifiants dont il use dans sa recherche. Cette transmutation signifiante de l’objet donne au névrosé la possibilité de confondre les signifiants de la demande, et donc sa demande même, avec l’objet qu’elle vise ; l’ego spéculaire viendra redoubler cette confusion en la portant au niveau de l’autre.
Du côté du terme objectal du fantasme, nous avons vu ce que la castration vient y induire et y surimposer : le phallus, dans son fonctionnement névrotique imaginaire. À l’objet substitutif du fantasme, l’induction phallique apporte rétroactivement la fonction de la brillance dans laquelle il se fixe ; mais en fonctionnant comme indice phallique, c’est-à-dire comme indice du manque, cet objet figure du même coup le manque primaire du désir fondamental ; il en vient donc à être doublement désiré : il est l’objet-piège du désir secondaire et le symbole du manque du désir primaire ; la place où fonctionne l’objet, dans le fantasme, se soutient ainsi d’être à la fois un lieu d’arrêt signifiant et un lieu d’appel métonymique, L’objet remanié du fantasme est désormais le modèle de ce à quoi pourra atteindre le désir quand il cherchera à se réaliser.
Mais le fonctionnement de l’ego spéculaire vient voiler cette relation imaginaire à l’objet du désir ; nous savons que l’ego spéculaire est une erreur, en ce sens qu’il est l’inverse de ce dont il est le reflet. Quand le sujet marqué du signifiant vient s’appuyer et fonctionner au niveau de cette fausse relation à son corps, il ne peut, mû par le désir, que se tromper dans la recherche d’un objet déjà égaré dans le flux signifiant ; l’ego spéculaire ne peut faire autrement que d’induire cette relation inverse et leurrante avec l’objet du fantasme, et ce sont les représentations des trouvailles objectales post-spéculaires qui, fonctionnant dans le plan du narcissisme secondaire, cachent cette relation indirecte du sujet à l’objet. C’est la carence de cette interposition spéculaire qui permet au psychotique ce face à face avec l’objet substitutif du fantasme, tels les loups dans le rêve célèbre de l’observation de Freud, et qui lui rend impossible une existence autre que celle où il est l’image de l’objet ou sa connotation signifiante.
Le désir, tel qu’il se fractionne dans son fonctionnement étagé depuis le désir primaire inconnaissable jusqu’aux multiples renvois qu’il dévoile dans le rêve (désir de désir de…), s’encombre et se soutient de la structure signifiante de la demande ; ce pourquoi, lorsque celle-ci vient à être satisfaite, son mouvement s’arrête et le désir se collapse ; c’est le fantasme qui vient alors relancer le sujet sur la voie de traverse du désir de l’objet substitutif. On peut dire que le sujet soutient avec l’objet une série de rapports illustrés par le signe losangique de J. Lacan (La Psych., t. VI, note de la p. 196) et que nous pouvons ainsi interpréter : le sujet, en tant que marqué du signifiant, est disjoint de son rapport à l’objet du fantasme par l’inversion du narcissisme secondaire ; il est enchaîné à cet objet par la double insistance de sa recherche qui s’éternise du fait même qu’elle est leurrante ; la mise en place de l’objet du fantasme chez l’autre est la conséquence à la fois du rôle de soutien qu’il joue par rapport à l’ego spéculaire et de sa structure de parole qui fait de cet autre un sujet voué au manque ; le « qu’est-ce que Ça veut ? » se transpose ainsi en un « qu’est-ce que Ça veut de toi ? » ou en un « qu’est-ce que tu veux de mon Ça ? » ; ces questions inconscientes sont traduites dans des formules que les demandes développent sans savoir qu’elles proviennent des premiers enveloppements signifiants du désir.
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1 Nous n’étudierons pas ici la restructuration fantasmatique de la fille.