11. La position dépressive dans le développement affectif normal59 (1954-1955)
Je me propose de donner ici ma description personnelle du concept de Mélanie Klein relatif à la position dépressive. Pour être juste à cet égard, je dois dire que je n’ai pas été en analyse avec elle, ni avec aucun de ses analysés. Mais j’ai été amené à étudier ses points de vue en raison de leur valeur pour moi dans mon travail avec les enfants, et, par ailleurs, j’ai suivi son enseignement entre 1935 et 1940 au cours de contrôles. On trouvera dans les écrits de Klein (1935, 1940) son propre exposé de ce concept.
Le terme « normal » dans le titre de cet exposé est important. Le complexe d’Œdipe caractérise le développement normal et sain des enfants. De la même manière, la position dépressive est un stade normal dans le développement des enfants en bonne santé (ainsi que la dépendance absolue, ou le narcissisme primaire, étape normale chez l’enfant sain au tout début de la vie ou dans ses premiers temps).
C’est la position dépressive en tant qu’aboutissement d’un processus du développement affectif que je me propose de faire ressortir.
La position dépressive s’applique, et c’est une de ses caractéristiques, à un domaine de la psychiatrie clinique qui est à mi-chemin entre les lieux d’origine respectifs de la psychonévrose et de la psychose.
L’enfant (ou l’adulte) qui a atteint cette capacité de relations interpersonnelles, propre à l’âge des premiers pas pour un être normal, et chez lequel une analyse ordinaire des relations humaines triangulaires dans leurs multiples variations est possible, a traversé et dépassé la position dépressive. Par contre, l’enfant (ou l’adulte) qui a au premier plan de ses préoccupations les problèmes naturels de l’intégration de la personnalité et de l’établissement d’une relation avec le milieu n’est pas encore parvenu à la position dépressive dans son développement personnel.
Pour exprimer les choses en fonction de l’environnement, on peut dire que l’enfant au début de sa deuxième année se trouve élaborer une vie instinctuelle dans les relations interpersonnelles au sein d’une situation familiale, tandis que le nourrisson est maintenu60 par une mère qui s’adapte aux besoins du moi. Entre les deux, il y a le petit enfant qui, maintenu par la mère, parvient à la position dépressive ; il est même maintenu tout au long du passage d’un stade de son existence. On notera que le facteur temps intervient et que la mère maintient une situation pour que le petit enfant ait la possibilité d’élaborer les conséquences des expériences instinctuelles ; comme nous le verrons, l’élaboration (working through) est tout à fait comparable au processus digestif et est d’une complexité équivalente.
La mère maintient la situation et recommence sans cesse, et ce, au cours d’une période critique de la vie du petit enfant. Il en résulte qu’il est possible de remédier à quelque chose. La technique SL de la mère permet à l’amour et à la haine qui coexistent chez l’enfant de se différencier, d’établir leurs rapports et de parvenir petit à petit à être maîtrisés de l’intérieur d’une manière non pathologique61.
Pensez au petit enfant à l’âge du sevrage. La période exacte du sevrage varie suivant les modalités culturelles, mais pour moi le temps du sevrage est celui où l’enfant devient capable de jouer à laisser tomber les objets. Ce jeu commence à peu près à cinq mois et reste un trait caractéristique jusqu’à, disons, douze ou dix-huit mois. Parlons donc en fonction d’un enfant qui pousse ce jeu jusqu’à un art raffiné – disons, un enfant de neuf mois (voir Freud, 1920 ; voir aussi : « L’observation des jeunes enfants dans une situation établie »).
La position dépressive se situe au moment du sevrage. Si tout va bien, on atteint la position dépressive dans la seconde moitié de la première année et elle s’établit à cette époque-là. Souvent, il faut plus de temps, même dans un développement plus ou moins normal. Nous savons aussi que, chez bien des enfants et des adultes en analyse, l’abord répété de la position dépressive représente un aspect important de cette analyse ; cela signifie qu’il y a des progrès et cela implique aussi une carence primitive à ce stade du développement. Il n’est pas nécessaire d’en fixer l’âge exact. Peut-être que certains jeunes enfants parviennent à réaliser un moment de position dépressive avant six mois ; peut-être même bien plus tôt. Ce serait là un signe favorable, mais cela ne signifierait pas que la position dépressive est un phénomène établi pour autant. Si je rencontre un analyste qui soutient que la position dépressive appartient au développement des six premiers mois de la vie, j’ai tendance à commenter cette attitude en disant : « quel dommage de gâcher un concept précieux en le rendant difficile à croire. »
Si je ne cherche pas cette phase dans les tout premiers mois, ce n’est pas que j’estime que la première enfance est sans incident. Loin de là ! Il se passe beaucoup de choses dès le début et même avant la naissance ; mais je doute que ce soit d’un ordre de complexité très élevé, du type en jeu pour la position dépressive – tel que le maintien d’une angoisse et d’un espoir pendant un certain temps. Néanmoins, si l’on parvient à prouver un jour qu’un enfant a eu un moment de position dépressive dès la première semaine de sa vie, cela ne me dérangera pas. En attendant, la position dépressive se place entre six et douze mois comme une preuve toujours plus importante de la croissance personnelle, croissance qui dépend de l’apport continu que l’environnement offre en tenant compte avec sensibilité des besoins de l’enfant.
Nous pouvons définir les conditions préalables à la réalisation de la position dépressive. Pour ce faire, nous nous appuierons sur une vaste expérience pratique, étant donné que nous avons observé une quantité de fois des malades de tous âges qui atteignaient ce stade du développement affectif dans les conditions claires d’une analyse qui se déroule bien. Il faut que les stades antérieurs aient été bien franchis soit dans la vie réelle, soit en analyse, ou bien dans l’une et l’autre, si l’on veut atteindre la position dépressive. Pour parvenir à la position dépressive, il faut qu’un enfant se soit établi en tant que personne totale, qu’il ait – en tant que personne totale – établi des relations avec des personnes totales. Là, je compte le sein comme une personne totale, parce que, lorsque l’enfant devient une personne totale, le sein, le corps de la mère – quelque partie de son corps que ce soit – est perçu alors par l’enfant comme une chose totale.
Si nous admettons que tout s’est bien passé auparavant, nous pouvons dire, en parlant de l’enfant total en relation avec une mère totale, que la scène est prête pour parvenir à la position dépressive. S’il n’est pas possible de postuler cette intégrité totale, rien de ce que j’ai à dire de la position dépressive n’est pertinent. L’enfant s’en passe tout simplement ; et il y en a beaucoup dans ce cas. En fait, chez les personnes de type schizoïde, il se peut que la position dépressive ne se réalise pas de façon significative et il est nécessaire d’avoir recours à une re-création magique, faute de ce que l’on décrit comme réparation et restauration. J’ai connu des analystes qui cherchaient la position dépressive chez des malades où les conditions préalables faisaient défaut. Naturellement, il est triste d’assister à un échec, mais la conclusion qui en découle, selon laquelle la position dépressive serait un concept erroné, n’est pas très convaincante. A l’opposé, il y a des analystes qui essaient de démontrer les phénomènes de la position dépressive – alors que la question principale n’est pas là –, au cours de l’analyse de malades qui sont déjà parvenus à la position dépressive en réalisant leur état d’unité dans la petite enfance.
Si nous pouvons considérer comme admis dans le développement de l’enfant que le sentiment d’intégrité est un fait pour cet enfant, nous pouvons aussi présumer que l’enfant a le sentiment de vivre dans son corps. Ce détail est important, mais je ne peux m’appesantir ici sur ce thème.
Ainsi, nous avons donc une personne, un jeune être humain total, tandis que la mère maintient la situation pour permettre à l’enfant d’élaborer certains processus que je décrirai par la suite.
En premier lieu, je ferai toutefois quelques remarques sur l’expression « position dépressive ».
Cette expression est mauvaise pour un processus normal, mais personne n’a été capable d’en trouver une meilleure. A mon avis, il aurait fallu l’appeler « le stade de l’inquiétude ». Je crois que le concept est bien introduit par cette expression. Mélanie Klein emploie ce mot « d’inquiétude » dans ses propres descriptions. Mais cette expression descriptive ne recouvre pas tout le concept. Le terme primitif sera donc maintenu, je le crains.
Il a souvent été démontré qu’il ne faut pas employer un terme qui implique une maladie pour décrire un processus normal et l’expression de position dépressive semble indiquer que les enfants sains passent par un stade de dépression ou de maladie de l’humeur. En fait, ce n’est pas ce que cela signifie.
Lorsque Spitz (1946) a découvert et décrit la dépression chez les jeunes enfants privés de soins maternels ordinaires, il a raison de dire que ce n’est pas un exemple de la position dépressive ; en fait, cela n’a rien à voir. Les enfants que Spitz décrit sont dépersonnalisés et n’ont aucun espoir de contacts extérieurs ; il leur manque essentiellement que soient remplies les conditions préalables à la réalisation de la position dépressive.
Dans le concept de la position dépressive au cours du développement normal, il n’est pas sous-entendu que les enfants se dépriment normalement. La dépression, si courante soit-elle, est un symptôme morbide et indique une humeur ; elle implique des complexes inconscients qui pourraient devenir conscients. Les processus inconscients sont en rapport avec des sentiments de culpabilité et les sentiments de culpabilité appartiennent à l’élément destructif inhérent à l’amour. La dépression en tant que trouble affectif n’est pas inanalysable et n’est pas non plus un phénomène normal.
Qu’est-ce donc qu’on appelle position dépressive ?
Le problème peut être abordé utilement en partant du mot impitoyable (ruthless). D’abord, le petit enfant (de notre point de vue) est impitoyable ; il n’a pas encore d’inquiétude à l’égard des conséquences de l’amour instinctuel62. Cet amour est à l’origine une forme d’impulsion, de geste, de contact, de relation ; il permet à l’enfant la satisfaction de l’auto-expression, la décharge de la tension instinctuelle ; en outre, il place l’objet en dehors du self.
Il faut remarquer que l’enfant ne se sent pas impitoyable, mais en regardant en arrière (et c’est ce qui se passe dans les régressions) l’individu peut dire : j’étais impitoyable alors ! Ce stade (pre-ruth) précède celui de la compassion.
A un moment ou à un autre, dans l’histoire du développement de tout être humain normal, il y a ce passage du stade de la précompassion (pre-ruth) à celui de la compassion (ruth). Personne ne le contestera. Mais, quand est-ce que cela se passe ? Comment ? Dans quelles conditions ? Le concept de la position dépressive tente de répondre à ces trois questions. Selon ce concept, le passage de l’un à l’autre se produit graduellement, dans certaines conditions définies de maternage, aux alentours de la période qui se situe entre cinq et douze mois ; il peut ne pas être complètement établi avant une date bien postérieure. Il se peut même qu’en analyse on découvre qu’il n’a jamais eu lieu.
La position dépressive est donc une question complexe, un élément inhérent dans un phénomène indiscutable, celui du passage de tout être humain de la pré-compassion (pre-ruth) à la compassion (ruth) ou inquiétude (concern).
Fonction de l’environnement
Nous en sommes à examiner la psychologie du stade qui suit immédiatement celui où l’être humain est parvenu à réaliser son unité. Il est bien entendu que tout ce qui précède cette étape où l’unité se réalise est délibérément laissé de côté. Je veux toutefois faire remarquer ici que plus on revient en arrière, plus on s’aperçoit qu’il n’y a pas de sens à parler de l’individu sans postuler à tout instant une bonne adaptation de l’environnement aux besoins de l’individu. Au stade le plus primitif, on en arrive à une position où il n’y a que l’observateur qui peut faire la distinction entre l’individu et l’environnement (narcissisme primaire) ; l’individu ne peut pas le distinguer, et il convient donc mieux de parler d’un ensemble individu-environnement plutôt que d’un individu.
Une fois l’état d’unité atteint, le développement ultérieur dépend encore de la stabilité du milieu qui doit être sûr, fiable et simple.
Il est nécessaire que la mère puisse associer deux fonctions, et maintenir ces deux fonctions dans le temps, afin que l’enfant ait l’occasion d’utiliser cette situation spécialisée. D’une part, elle s’est généralement adaptée aux besoins du jeune enfant au moyen de sa technique de soins (voir A. Freud, 1953) et l’enfant a appris à reconnaître cette technique comme faisant partie de la mère, tout comme son visage et son oreille, les colliers qu’elle porte, ses attitudes qui varient (suivant que la hâte, la paresse, l’angoisse, le souci, l’énervement, etc., les affectent). La mère a été aimée par l’enfant comme celle qui a incarné tout cela. C’est ici que le terme d’affection est introduit ; ce sont ces qualités de la mère qui sont concrétisées dans l’objet que tant d’enfant manient et étreignent. (Voir : « Objets transitionnels et Phénomènes transitionnels. ») Simultanément, la mère a été l’objet d’agression au cours des phases de tension instinctuelle. On notera que je fais une distinction entre les fonctions de la mère suivant que l’enfant est calme ou excité. La mère a deux fonctions correspondant à ces deux états chez l’enfant – le calme et l’excitation.
La scène est enfin prête pour que dans l’esprit de l’enfant ces deux fonctions de la mère soient associées, et c’est justement là que peuvent surgir de grandes difficultés. Ces difficultés ont fait l’objet d’études toutes particulières dans l’œuvre d’avant-garde de Mélanie Klein – œuvre qui n’a jamais été plus riche et plus productive que dans ce domaine.
Le petit enfant ne peut accepter le fait que cette mère, si appréciée dans les phases de calme, est la même personne qui a été attaquée impitoyablement dans les phases d’excitation.
L’enfant, personne totale, est capable de s’identifier à la mère, mais il ne fait pas encore de distinction entre ce qui réside dans l’intention et ce qui se passe dans la réalité. Les fonctions et leurs élaborations imaginatives ne sont pas encore clairement séparées et il n’y a pas de distinction entre le fait et le fantasme. Il est étonnant de voir tout ce que l’enfant doit faire à peu près à cette époque.
Voyons ce qui arrive si la mère « calme » maintient la situation dans le temps, afin que l’enfant puisse avoir l’expérience de relations « d’excitation » et affronter leurs conséquences.
En termes plus simples, l’enfant excité, sachant à peine ce qui arrive, est emporté par l’instinct brut et par les idées de puissance qui se rattachent à l’instinct (nous présumons, bien entendu, qu’il est nourri de façon relativement satisfaisante ou que toute autre expérience instinctuelle est assez bonne).
Il arrive le moment où l’enfant s’aperçoit qu’il y a deux usages totalement différents de la même mère. Une nouvelle espèce de besoin, basé sur la pulsion et sur la tension instinctuelle à la recherche d’une décharge est apparue, et ceci implique un point culminant ou orgasme. Là où il y a une expérience orgastique, il existe nécessairement un accroissement du déplaisir devant la frustration. Une fois que l’excitation a commencé et que la tension a surgi, un risque a surgi.
Je crois qu’il faut que nous admettions que l’expérience de l’enfant doit être étendue avant que soit pleinement ressentie l’implication de tout ceci63.
Comme je l’ai dit, il se passe deux choses : d’une part, la perception de l’identité des deux objets, la mère des phases calmes et la mère utilisée et même attaquée au point culminant de la force instinctuelle ; par ailleurs, apparaît la reconnaissance de l’existence d’idées, de fantasmes, d’élaborations imaginatives de la fonction, l’acceptation des idées et des fantasmes reliés au fait, mais qu’il ne faut pas confondre avec le fait.
Il n’est pas possible de parvenir à une progression aussi complexe dans le développement affectif de l’individu, si l’environnement n’est pas suffisamment bon. C’est ce que représente la survie de la mère, et jusqu’à ce que l’enfant ait amassé du matériel mnésique, il n’y a pas de place pour la disparition de la mère64.
Il me semble qu’un postulat de la théorie de Klein, c’est que l’être humain ne peut accepter le fait grossier que représente la relation excitée ou instinctuelle avec la mère « calme » ou l’agression à son égard. Il n’est possible au système mental de l’enfant d’intégrer le clivage entre l’environnement de soins matériels et l’environnement excitant (les deux aspects de la mère) que s’il existe un maternage suffisamment bon et que la survie de la mère est assurée pendant une certaine période.
Prenons maintenant l’optique d’une journée au cours de laquelle la situation est maintenue par la mère et supposons qu’à un certain moment, tôt dans la journée, l’enfant a une expérience instinctuelle. Pour simplifier, je pense à un repas, car la nourriture est réellement la base de toute cette question. Il apparaît une agression cannibalique impitoyable, qui se manifeste en partie dans le comportement physique de l’enfant et qui est en partie un élément de l’élaboration imaginative de l’enfant concernant la fonction physique. L’enfant fait l’addition et s’aperçoit qu’un et un fait un, et non pas deux. La mère de la relation de dépendance (anaclitique) est aussi l’objet de l’amour instinctuel (de pulsion biologique).
L’enfant est dupé par la nourriture même ; la tension instinctuelle disparaît et il se trouve à la fois satisfait et trompé. On suppose trop facilement que la satisfaction et le sommeil suivent le repas ; souvent c’est le chagrin qui suit cette duperie, surtout si la satisfaction physique prive trop vite l’enfant de son appétit. Il reste alors à l’enfant de l’agressivité non déchargée – parce que dans le processus de la tétée il n’a pas été utilisé suffisamment d’érotisme musculaire ou de pulsion primitive (de motricité) ; ou bien un sentiment de fiasco, puisque une source d’enthousiasme à l’égard de la vie a brusquement disparu, et l’enfant ne sait pas qu’il reviendra. Tout cela apparaît clairement dans l’expérience analytique clinique, et n’est du moins pas démenti par l’observation directe des enfants.
Mais il ne nous est pas possible de traiter trop de complications à la fois. Supposons acquis que l’enfant a ressenti une décharge instinctuelle. La mère maintient la situation, le jour avance, et l’enfant réalise que la mère « calme » était impliquée dans toute la poussée de l’expérience instinctuelle, et qu’elle a survécu. Ceci se répète jour après jour pour aboutir finalement au stade où l’enfant commence à reconnaître la différence entre ce qui s’appelle le fait et le fantasme, ou entre la réalité extérieure et la réalité intérieure.
L’angoisse dépressive
Venons-en maintenant à une question plus complexe. L’expérience instinctuelle induit chez l’enfant deux types d’angoisse. Le premier type est celui que j’ai décrit : l’angoisse vis-à-vis de l’objet d’amour instinctuel. La mère n’est pas la même avant et après.
Si on le veut, on peut se servir de mots pour décrire ce que les enfants sentent et disent : il y a un trou là où il y avait antérieurement un corps complet plein de richesse. Il y a bien d’autres moyens de l’exprimer, suivant la façon dont nous permettons à l’enfant de devenir plus vieux de quelques semaines et d’avoir des idées plus complexes.
L’autre angoisse touche l’intérieur même de l’enfant. L’enfant a eu une expérience et ne se sent plus le même qu’avant. Il serait tout à fait légitime de comparer cela au changement en mieux ou en pire chez un adulte après l’expérience sexuelle. N’oublions pas que tout le temps la mère maintient la situation. Il faut étudier maintenant en détail les phénomènes intérieurs personnels de l’enfant.
Continuons à prendre l’expérience de la tétée65.
L’enfant absorbe quelque chose. Ce « quelque chose » est senti comme bon ou mauvais suivant qu’il est absorbé au cours d’une expérience instinctuelle satisfaisante ou au cours d’une expérience compliquée d’une colère excessive vis-à-vis de la frustration. Naturellement, une certaine colère à l’égard de la frustration fait partie intégrante d’un repas, même s’il est satisfaisant.
Je simplifie à outrance le phénomène intérieur, mais j’y reviendrai plus tard pour faire une évaluation plus exacte du fantasme qu’a l’enfant de l’intérieur du self, avec ses forces conflictuelles et ses systèmes de contrôle.
Nous pouvons parler des idées de l’enfant sur l’intérieur parce que nous avons postulé que l’enfant a réalisé son unité ; l’enfant est déjà devenu une personne avec une membrane qui le limite, avec un intérieur et un extérieur.
Pour notre propos actuel, non seulement cet enfant repu redoute le trou imaginé dans le corps de la mère, mais il est aussi mêlé à la lutte au sein du self, une lutte entre ce qui est senti comme bon, c’est-à-dire qui soutient le self et ce qui est senti comme mauvais c’est-à-dire qui persécute le self.
Un état de choses complexe a été créé à l’intérieur, et l’enfant n’a rien d’autre à faire que d’en attendre l’issue tout comme il faut attendre le résultat de la digestion après la tétée. Un tri s’effectue sûrement au moyen d’un processus silencieux, à une allure qui lui est propre. En dehors de tout contrôle intellectuel et selon des schémas personnels qui se développent peu à peu, les éléments de soutien et de persécution établissent une inter-relation jusqu’à ce qu’une sorte d’équilibre soit atteint ; en conséquence, l’enfant retient ou élimine selon son besoin intérieur. Avec l’élimination, l’enfant regagne un certain contrôle, puisque l’élimination met en jeu une fois de plus des fonctions corporelles66. Mais alors que, dans le processus physique de digestion, nous ne voyons que l’élimination de ce qui est inutile, dans le processus imaginatif l’élimination a un potentiel bon et un potentiel mauvais.
Je laisserai délibérément de côté toute référence aux expériences anales et urétrales en tant que types de satisfactions instinctuelles en soi, car il n’y a pas lieu de les examiner ici ; dans notre contexte, les expériences anales et urétrales sont la partie relative à l’élimination dans le processus total d’ingestion et de digestion.
Pendant tout ce temps, la mère maintient la situation. Ainsi, la journée de l’enfant se déroule, la digestion physique s’effectue tandis qu’une élaboration correspondante a lieu dans la psyché. Cette élaboration prend du temps et l’enfant ne peut qu’attendre son issue, soumis passivement à ce qui se passe à l’intérieur67. Dans l’état de santé, ce monde intérieur personnel devient le noyau infiniment riche du self.
Vers la fin de cette journée dans la vie de n’importe quel enfant normal, l’individu peut présenter du bon et du mauvais, conséquence du travail intérieur qui s’est fait. La mère prend le bon et le mauvais, et elle est supposée savoir ce qui est offert comme bon et ce qui est offert comme mauvais. Voici le premier don, et sans ce don, on ne sait pas ce qu’est recevoir authentiquement. Ce sont là des thèmes quotidiens très pratiques, que l’on trouve dans les soins maternels aux enfants et en fait dans l’analyse.
L’enfant qui a le bonheur d’avoir une mère qui survit, une mère qui reconnaît un geste de don quand on le fait, est maintenant en mesure de faire quelque chose à propos de ce vide, le vide dans le sein ou dans le corps, creusé en imagination au cours du moment primitif instinctuel. C’est là qu’interviennent la réparation et la restauration, mots d’une grande signification s’ils sont employés à bon escient, mais qui deviennent facilement des clichés si on les utilise n’importe comment. Le geste du don peut parvenir jusqu’au trou si la mère joue son rôle.
Vous voyez pourquoi j’ai insisté sur l’importance qu’il y a à ce que la mère maintienne une situation dans le temps.
Un cercle bénéfique est maintenant constitué. Parmi toutes les complications nous pouvons discerner :
- Une relation mère-enfant compliquée par l’expérience instinctuelle.
- Une perception vague de l’effet (le trou).
- Une élaboration intérieure, les résultats de l’expérience étant triés.
- Une capacité de don, en raison du tri entre le bon et le mauvais à l’intérieur.
- La réparation
Jour après jour, le cercle bénéfique se trouve renforcé et il en résulte que l’enfant devient capable de tolérer le trou (conséquence de l’amour instinctuel). Ici apparaît donc la naissance du sentiment de culpabilité. C’est la seule culpabilité authentique, puisque la culpabilité implantée est fausse pour le self. La culpabilité a pour point de départ la réunion des deux mères, de l’amour calme et de l’amour excité, de l’amour et de la haine, et ce sentiment devient petit à petit une source normale et saine d’activité dans les relations. On trouve ici une source de puissance, de contribution sociale, et aussi de réalisation artistique (mais par contre, l’art lui-même a des racines à un niveau plus profond).
La très grande importance de la position dépressive est donc évidente, et cet apport de Mélanie Klein à la psychanalyse représente une contribution authentique à la société, aux soins aux enfants et à l’éducation. Chez l’enfant normal, le sentiment de culpabilité découle d’une source personnelle ; il n’est nul besoin de lui enseigner le sentiment de culpabilité ou d’inquiétude. Bien entendu, une certaine proportion d’enfants ne sont pas normaux dans ce sens ; ils n’ont pas atteint la position dépressive, et il faut leur enseigner le sens du bien et du mal. C’est là un corollaire de la première définition. Mais tout enfant a en puissance, au moins théoriquement, le sens de la culpabilité. Cliniquement, nous voyons des enfants dénués du sentiment de culpabilité, mais il n’y en a pas qui soient incapables de trouver un sentiment personnel de culpabilité si l’occasion leur en est donnée, avant qu’il soit trop tard pour atteindre la position dépressive. En fait, dans les cas limites, nous voyons ce sentiment se développer en dehors de toute analyse, par exemple dans l’observation d’enfants antisociaux traités dans des écoles pour inadaptés, comme on les appelle.
Lorsque le circuit bénéfique joue son rôle, l’inquiétude devient tolérable pour l’enfant, qui entrevoit qu’avec le temps quelque chose pourra être fait à propos de ce trou et des divers effets des pulsions instinctuelles sur le corps de la mère. Ainsi donc, l’instinct devient un peu plus libre, et on peut prendre davantage de risque. On engendre plus de culpabilité, mais il s’ensuit aussi une intensification de l’expérience instinctuelle avec son élaboration imaginative, de sorte qu’il en résulte une plus grande richesse du monde intérieur, suivie à son tour d’un accroissement des possibilités de don.
Nous observons cela sans cesse en analyse, lorsque le malade parvient à la position dépressive dans le transfert. Nous voyons une expression d’amour suivie d’angoisse concernant l’analyste, et aussi de craintes hypocondriaques. Ou bien, sur un mode plus positif, nous voyons une libération de l’instinct et un enrichissement de la personnalité, ainsi qu’une augmentation de la puissance et une extension des possibilités de contributions sur le plan social.
Il semble qu’après un certain temps l’individu peut édifier des souvenirs d’expériences senties comme bonnes, de sorte que l’expérience de la mère qui maintient la situation devient une partie du self, et est assimilée au moi. La vraie mère devient donc de moins en moins nécessaire. L’individu acquiert un milieu interne. Ainsi, l’enfant devient capable de trouver de nouvelles expériences dans lesquelles la situation est maintenue, et à la longue il est capable d’assumer à son tour la fonction de celui qui maintient une situation pour quelqu’un d’autre, sans ressentiment.
Il ressort de ce concept du circuit bénéfique au cours de la position dépressive quelques points très intéressants :
- Lorsque le cercle bénéfique est rompu, et que la mère qui maintient la situation n’est plus un fait assuré, le processus se défait avec pour conséquence première une inhibition instinctuelle et un appauvrissement personnel général, et ensuite la perte de la capacité d’éprouver de la culpabilité. Cette capacité peut être récupérée, mais seulement si la donnée principale est rétablie : celle de la mère suffisamment bonne qui maintient la situation. Même s’il ne se sent pas coupable, l’enfant peut continuer à avoir des gratifications sensuelles instinctuelles, mais alors il perd la capacité de ressentir de l’affection.
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Pendant une longue période, le jeune enfant a besoin de quelqu’un qui est aimé, et qui de plus accepte la puissance (peu importe que ce soit un garçon ou une fille) en termes de don réparateur et de restauration. Autrement dit, il faut que l’enfant continue à avoir l’occasion de donner dans le contexte de la culpabilité relevant de l’expérience instinctuelle, car c’est la voie du développement. Il y a là une dépendance d’un haut niveau, mais ce n’est plus la dépendance absolue des stades plus primitifs.
Donner s’exprime dans le jeu ; au début, il est nécessaire que le jeu soit constructif, que la personne aimée soit tout près et s’engage dans le jeu apparemment, même si elle méconnaît en fait la visée constructive de ce jeu. Si un adulte pense aider en donnant, sans voir qu’être là pour recevoir est d’une importance primordiale, c’est un signe certain de son incompréhension des petits enfants (ou des enfants ayant souffert de carence affective qui ont besoin d’expériences régressives pour guérir).
- Si les phénomènes intérieurs sont perturbants, l’enfant (ou l’adulte) étouffe le monde intérieur tout entier et se maintient à un niveau de vitalité assez bas. L’état est dépressif. C’est la première fois dans ma description que je fais naturellement le rapprochement entre le terme de dépression et le concept de position dépressive.
Les dépressions rencontrées en clinique psychiatrique ne sont généralement pas du type apparenté à la « position dépressive ». Elles sont plutôt associées à la dépersonnalisation ou à l’absence d’espoir à l’égard des relations objectales ou bien à un sens d’inutilité qui découle du développement d’un faux self. Dans le développement de l’individu, ces phénomènes appartiennent à l’époque antérieure à la position dépressive.
La défense maniaque
L’individu compose avec cet état déprimé qui est associé spécifiquement avec les angoisses de la position dépressive en s’accordant des vacances notoires : c’est la défense maniaque. Dans la défense maniaque, on nie tout ce qui est sérieux. La mort fait place à une animation exagérée, le silence au bruit, il n’y a ni chagrin, ni inquiétude, ni travail constructif, ni plaisir reposant. C’est la formation réactionnelle relative à la dépression et elle mérite d’être étudiée comme un concept en soi. Sa présence indique sur le plan clinique qu’on est parvenu à la position dépressive, et que la position dépressive est en suspens et niée plutôt que perdue.
Dans un service de pédiatrie, le diagnostic le plus courant est ce que j’avais coutume d’appeler (en 1930, avant d’avoir eu connaissance des idées kleiniennes) « excitation anxieuse courante »68 ; c’est un état clinique, dont la principale caractéristique est la négation de la dépression. Cette maladie passe parfois inaperçue chez un enfant, car elle est masquée par la vivacité et le mouvement incessant propres aux jeunes années. En tant que maladie, l’excitation anxieuse courante correspond à l’état hypomane des adultes, celui qui entraîne à sa suite des désordres psychosomatiques nombreux et variés.
Il faut distinguer l’excitation maniaque de celle qui est d’ordre persécutif ainsi que de l’élation et de la manie.
L’examen du monde intérieur
J’en viens maintenant, quoique trop brièvement, à examiner de plus près les phénomènes du monde intérieur. En fait, nous nous trouvons devant un sujet très vaste.
On se souviendra que j’ai délibérément simplifié à outrance, en traitant la position dépressive en fonction de la tétée et de ce que l’enfant absorbe au cours de la tétée. Mais il ne s’agit pas là simplement de repas, de lait et de nourriture. Ce qui nous occupe, ce sont les expériences instinctuelles de toutes sortes ; les objets bons et mauvais se transforment en sentiments bons et mauvais qui découlent de la vie instinctuelle de l’individu, après une élaboration imaginative. Même dans un exposé aussi bref que celui-ci, il nous faut une définition plus nuancée.
Le monde intérieur de l’individu s’édifie selon trois voies principales :
- Les expériences instinctuelles.
- Ce qui est incorporé, retenu ou éliminé.
- Les relations complètes ou les situations introjectées magiquement.
De ces trois voies, la première est fondamentale pour tous les êtres humains partout, et le sera toujours. La deuxième est plus ou moins analogue chez tous les jeunes enfants du monde, quoique bien entendu les observateurs trouvent des différences (sein, biberon, lait, banane, lait de noix de coco, bière, etc.) selon les coutumes prédominantes dans la culture à une époque donnée. La troisième est essentiellement personnelle, propre à l’individu dans la situation actuelle ; elle englobe ce qui se passe avec cette mère, cette nourrice, cette tante réelle dans cette maison réelle, cette hutte ou cette tente, avec cette réalité qui se présente actuellement. Il faudrait inclure aussi l’angoisse, l’humeur changeante, l’instabilité de la mère, ainsi que le bon maternage ordinaire. Le père joue un rôle indirect comme mari et direct comme substitut maternel.
Pour relier le monde intérieur de la position dépressive à l’œuvre de C. G. Jung et de ses disciples sur les archétypes, il faut nous en tenir à une étude du premier groupe. Ce qui se passe ici appartient à l’humanité en général, et fournit une base à ce qui est commun aux rêves, aux arts, aux religions et aux mythes du monde, quelle que soit l’époque. C’est là le matériel de la nature humaine, mais seulement dans la mesure où l’individu est parvenu à la position dépressive. Ce n’est pourtant pas la totalité du monde intérieur de l’enfant et il ne faut donc pas que nous négligions les deux autres groupes dans notre travail clinique.
Quels que soient les aspects des organisations d’archétype que nous trouvions dans le monde intérieur, il ne faut pas oublier que des modifications thérapeutiques permanentes ne peuvent être suscitées que par de nouvelles expériences individuelles ; celles-ci ne sont menées à bien que si elles se produisent dans la névrose de transfert d’une analyse. Nous ne changeons pas les archétypes en montrant à un malade que son fantasme est le même que celui qu’on trouve dans la mythologie.
Lorsque nous considérons le monde intérieur de l’individu parvenu à la position dépressive, nous voyons :
- Des forces en lutte (groupe A).
- Des objets ou un matériel objectal, bon et mauvais (groupe B).
- Un bon matériel perçu, introjecté pour l’enrichissement et la stabilisation de la personne (groupe C).
- Le mauvais matériel perçu introjecté afin d’être maîtrisé (groupe C).
Lorsque nous disons qu’en thérapie les véritables changements par rapport aux groupes A et B proviennent du travail dans le transfert, nous savons que les choses se succèdent dans un certain ordre, quoique dans chaque cas nous reconnaissions l’infinie complexité de cet ensemble, même lorsque le malade est un jeune enfant.
C’est l’analyse du sadisme oral dans le transfert qui diminue sur le plan économique le potentiel persécuteur dans le monde intérieur du malade.
Les types de défense
L’une des défenses contre l’angoisse dépressive est une inhibition relative de l’instinct lui-même, ce qui entraîne une décrue quantitative de toutes les expériences instinctuelles qui s’ensuivent.
D’autres mécanismes de défense sont employés dans le monde intérieur, par exemple :
- La maîtrise totale, levée petit à petit (humeur dépressive).
- L’institution de catégories.
- L’isolation de certains groupes persécuteurs.
- L’intériorisation (incapsulation).
- L’introjection d’un objet idéalisé.
- La dissimulation des choses bonnes.
- La projection magique du bon.
- La projection magique du mauvais.
- L’élimination.
- La négation.
Examiner ce terrain, c’est comme si on passait en revue toute la gamme du jeu d’un enfant ; en fait, c’est exactement la même chose, puisque tout apparaît dans le jeu. Il n’est que trop facile à l’individu de trouver un soulagement temporaire à l’intériorisation d’un groupe persécuteur en le projetant. Toutefois, il en résulte un état délirant, et nous l’appelons folie, à moins que la réalité extérieure puisse fournir un exemple parfait du matériel à projeter.
Il faut mentionner encore une complication. On aura déjà remarqué que cette édification du monde extérieur par le moyen d’expériences instinctuelles innombrables a débuté longtemps avant le stade que nous étudions. Bien avant six mois, l’enfant se forme à partir des expériences qui constituent la vie de la petite enfance, instinctuelle ou non, excitée ou calme. C’est pour cette raison qu’on peut prétendre que certaine des choses que j’évoque partent de la naissance ou de la période prénatale. Il ne s’agit pourtant pas de faire remonter la position dépressive à cette période des premiers mois, des premières semaines, des premiers jours, car elle dépend du développement d’un sentiment du temps, de l’appréciation de la différence entre le fait et le fantasme, et surtout de l’intégration de l’individu. Il est très difficile de tenir compte de tout cela, de voir la mère maintenir la situation et l’enfant utiliser réellement ce fait, sauf dans le cas d’un enfant assez âgé pour jouer à laisser tomber des objets.
(J’ai observé un enfant de douze semaines qui mettait le doigt dans la bouche de sa mère chaque fois qu’elle lui donnait le sein.
Il était merveilleusement soigné et est maintenant le plus sain des enfants de dix ans que je connaisse. Il est tentant de dire qu’il en était peut-être à la position dépressive ; mais il faut tenir compte de tous les étranges processus d’identification ; en outre, il n’est pas habituel de voir cette situation se produire si tôt, et il est encore plus rare de la voir avant douze semaines d’âge. Il faut aussi tenir compte de l’intégration apparente qui découle de la constance des soins, plutôt que d’une véritable réalisation de l’intégration dans l’indépendance.)
Si l’on commence à examiner non la position dépressive, mais les origines des persécuteurs ainsi que celles des forces de soutien au sein du moi, il faut remonter bien avant la seconde moitié de la première année. Il est donc nécessaire de revenir aussi à la non-intégration, lorsqu’on ne sent pas encore qu’on vit dans le corps, lorsque la démarcation entre le fantasme et le fait est encore obscure ; tout d’abord, il faut revenir à la dépendance à l’égard de la mère qui maintient tout le temps le petit enfant et finalement à ce que l’on peut appeler la double dépendance, période où la dépendance est absolue parce que le milieu n’est pas perçu.
Mais je laisserai de côté la psychologie extrêmement complexe de la formation primitive des éléments bénéfiques et des éléments persécuteurs pour m’en tenir à mon but premier : commencer au point où l’individu devient un tout, une unité, et traiter des questions importantes qui suivent forcément ce stade dans le développement normal.
La réaction à la perte
L’œuvre de Mélanie Klein a enrichi la compréhension que nous a donnée Freud de la réaction à la perte. Si un individu a atteint la position dépressive et que celle-ci est pleinement établie, la réaction à la perte est alors le chagrin ou la tristesse. Lorsqu’il y a une certaine faillite de la position dépressive, la perte entraîne la dépression. Le deuil signifie que l’objet perdu a été introjecté sur le mode magique, et (comme Freud l’a montré) il est alors soumis à la haine. Je suppose que nous voulons dire par là qu’il est admis au contact des éléments persécuteurs internes. Incidemment, l’équilibre des forces du monde intérieur en est bouleversé : les éléments persécuteurs sont renforcés et les forces bénéfiques ou de soutien sont affaiblies. Il se crée une situation de danger, et le mécanisme défensif qui amortit tout, produit un état de dépression. La dépression est alors un mécanisme de guérison : elle couvre le terrain de bataille d’une sorte de brume, permettant un tri à une allure réduite, laissant le temps à toutes les défenses possibles d’entrer en jeu, et à une élaboration de s’effectuer, de sorte qu’une guérison spontanée peut éventuellement avoir lieu. Cliniquement, la dépression (de ce type) tend à se dissiper ; c’est une observation psychiatrique bien connue.
Chez le sujet dont la position dépressive est solidement établie, il se produit ce que j’ai appelé les introjections du groupe C, ou souvenirs des bonnes expériences et des objets aimés ; c’est ce qui permet au sujet de poursuivre même sans le soutien de l’environnement. L’amour de la représentation interne d’un objet externe perdu peut diminuer la haine suscitée par cette perte à l’égard de l’objet aimé introjecté. C’est ainsi que le deuil est vécu et élaboré et que le chagrin peut être ressenti comme tel.
Le jeu de l’enfant qui jette les objets, jeu sur lequel j’ai insisté, est une indication de la capacité croissante qu’a l’enfant de maîtriser la perte, et c’est donc une indication pour le sevrage69. Ce jeu indique, qu’il existe un certain degré d’introjection du groupe C.
Le concept du « bon sein »
Enfin, examinons l’expression : un « bon sein ».
Extérieurement, un bon sein est un sein qui, une fois dévoré, attend d’être reconstruit. En d’autres termes, ce n’est rien de plus ni de moins que le fait que la mère maintient la situation dans le temps de la façon que j’ai décrite.
Dans la mesure où le bon sein est un phénomène interne (en supposant que l’individu soit parvenu à la position dépressive), nous devons appliquer notre principe des trois groupes pour comprendre le concept.
- Groupe A. Il n’y a pas d’utilité pour le terme « bon sein » dans ce groupe. A sa place, nous nous référons à une expérience d’archétype, ou à une expérience instinctuelle satisfaisante.
- Groupe B. Il n’y a pas de bon sein reconnaissable ici puisque, s’il est bon, il aura été dévoré, et avec plaisir, nous l’espérons. Il n’y aura pas de matériel relatif au sein reconnaissable comme tel. En grandissant, l’enfant dépasse ce matériel et élimine ce qui n’est pas nécessaire, ou ce qui est senti comme mauvais.
- Groupe C. On peut enfin employer le terme « bon sein interne ».
Les souvenirs des bonnes expériences, où la situation a été maintenue, aident l’enfant à surmonter les brèves périodes de carence de la mère ; ces souvenirs fournissent d’abord la base de « l’objet transitionnel » et ensuite de la succession familière du sein et des substituts maternels.
Je souhaite rappeler aussi qu’une bonne introjection du sein est parfois hautement pathologique, que cela peut être une organisation défensive. Le sein est alors un sein d’une mère idéalisée, et cette idéalisation indique une absence d’espoir à l’égard du chaos interne et du caractère impitoyable de l’instinct. Un bon sein, qui se fonde sur des souvenirs choisis, ou sur un besoin de la mère d’être bonne, rassure. Ce sein idéalisé et introjecté domine la scène ; et tout semble bien pour le patient. Mais pas pour les amis du patient, car ce sein introjecté est mis en vedette, et le patient devient l’avocat d’un « bon sein ».
Les analystes doivent faire face à ce problème difficile : serons-nous reconnaissables, à notre tour, chez nos malades ? Nous le sommes toujours, mais nous le déplorons. Nous avons horreur de devenir chez autrui des bons seins internalisés, et de nous entendre vantés par ceux dont le propre chaos interne est maintenu de façon précaire par l’introjection d’un analyste idéalisé.
Que voulons-nous ? Nous voulons être dévorés, et non introjectés magiquement. Il n’y a pas de masochisme en cela. Être dévoré est le désir et même le besoin d’une mère à un stade très primitif des soins de l’enfant. Cela signifie que toute personne qui n’est pas attaquée sur le mode cannibalique a tendance à se sentir exclue des activités de restauration et de réparation des gens, et donc de la société.
Ce n’est que si nous avons été dévorés, usés jusqu’à la corde et exposés à des vols, que nous pouvons supporter à un degré moindre d’être aussi introjectés magiquement, et d’être rangés au rayon des conserves dans le monde interne de quelqu’un.
En résumé, il est très courant que la position dépressive, qui, si les circonstances sont favorables, peut être en bonne voie entre six et neuf mois, ne soit pas atteinte avant que le sujet arrive en analyse. En ce qui concerne les personnes plus schizoïdes, et tous les malades de l’hôpital psychiatrique qui ne sont jamais parvenus à une véritable vie du self ou à son expression, ce n’est pas la position dépressive qui est importante ; cela reste nécessairement pour eux comme les couleurs pour les daltoniens. A l’opposé, pour tout le groupe maniaco-dépressif qui comprend la majorité des personnes dites normales, le sujet de la position dépressive dans le développement normal ne peut être laissé de côté. Elle est et elle reste le problème de la vie sauf dans la mesure où elle est atteinte. Avec des personnes très saines, on la considère comme acquise et on l’incorpore à la vie active dans la société. L’enfant, qui est normalement parvenu à la position dépressive, peut passer au problème du triangle dans les relations interpersonnelles, le classique complexe d’Œdipe.
59 Exposé fait à la Société Britannique de Psychologie, Section médicale, en février 1954.
60 N.D.T. Le verbe to hold, tenir, maintenir, est traduit par maintenir dans cette expression.
61 C’est ici qu’il faut voir l’origine de la capacité d’ambivalence. Le terme d’ambivalence est utilisé maintenant dans le langage courant et implique alors que la haine refoulée a déformé les éléments positifs d’une relation. Il ne faudrait pourtant pas que cette façon de dire fasse négliger de considérer la capacité d’ambivalence comme une étape du développement affectif.
62 Permettez-moi de tenir compte ici d’une chose totalement différente, que je suis obligé de laisser de côté : l’agressivité qui n’est pas inhérente, mais gui relève de toutes sortes de persécutions contraires dues au hasard, lot de certains enfants mais non de la majorité.
63 Il ne faut pas oublier que je parle sur le plan clinique et que je décris des situations réelles de la petite enfance aussi bien que des situations analytiques.
64 Il n’y a pas de doute que la connaissance du fantasme a d autres racines primitives, mais je n’en parlerai pas ici.
65 Je suppose que l’expérience instinctuelle était en accord avec les processus courants du moi, autrement il me faudrait examiner les réactions de l’enfant aux empiétements du milieu représentés par la tension instinctuelle et par l’activité réactionnelle.
66 Ceci est en accord avec des thèmes principaux du travail de Fairbairn (1953)
67 Cette idée correspond à celles qu’avance A. Freud (1952).
68 Voir l’article Fidgetiness, 1931.
69 En parlant du sevrage, il me faut laisser ici de côté toute référence au fait que derrière le sevrage on trouve la désillusion.