10. Les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression au sein de la situation analytique56 (1954)

Freud nous a laissé le soin d’étudier la place qu’occupe la régression dans le travail analytique. C’est un sujet pour lequel cette Société est prête, si j’en juge par la fréquence avec laquelle apparaît du matériel relatif à ce thème dans les exposés qu’on y présente. D’habitude, on n’attire pas spécifiquement l’attention sur cet aspect de notre travail, ou bien on s’y réfère fortuitement sous le couvert de l’aspect intuitif ou « artistique » de la pratique psychanalytique.

Le sujet de la régression a été imposé à mon attention par certains cas rencontrés au cours de ces douze dernières années de mon travail clinique. Naturellement, c’est un sujet trop vaste pour faire l’objet d’une présentation complète, ici et maintenant. Je choisirai donc les aspects qui me paraissent devoir introduire une discussion fructueuse.

L’analyse n’est pas qu’un exercice technique. C’est quelque chose que nous devenons capable de faire lorsque nous avons atteint un certain stade, après avoir acquis une technique de base. Ce que nous devenons capable de faire nous permet de coopérer avec le malade en suivant un processus qui, chez chaque patient, se déroule à l’allure qui lui est propre, en suivant un cours personnel. Les caractéristiques importantes de ce processus proviennent toutes de l’analysé et non de l’analyste.

Gardons donc clairement présent à l’esprit ce qui fait la différence entre la technique et l’exécution d’un traitement. Il est possible d’exécuter un traitement à l’aide d’une technique limitée, et il est possible d’échouer dans un traitement malgré une technique très poussée.

N’oublions pas non plus qu’en choisissant soigneusement les cas selon une méthode légitime, il nous est permis d’éviter d’affronter ceux des aspects de la nature humaine qui nous entraîneraient au delà de notre équipement technique, et nous les évitons habituellement.

Le choix de cas implique une classification. Dans le but que je me propose maintenant, je groupe les cas selon l’équipement technique qu’ils exigent de l’analyste. Je distingue trois catégories de cas. En premier lieu, il y a les malades qui agissent en tant que personne totale et dont les difficultés appartiennent au domaine des relations interpersonnelles. La technique pour le traitement de ces malades relève de la psychanalyse telle qu’elle a été élaborée par Freud au début du siècle.

Puis, en second lieu, viennent les malades chez lesquels on peut tout juste commencer à considérer comme établie l’intégrité de la personnalité. En fait, on peut dire que l’analyse s’occupe des premiers événements relatifs à la réalisation de cette intégrité et qui la suivent immédiatement par inhérence ; ces événements se rattachent aussi à la rencontre de l’amour et de la haine et à la prise de conscience progressive de la dépendance. C’est l’analyse du stade de l’inquiétude ou de ce que l’on en est venu à connaître comme la « position dépressive ». Ces malades ont besoin d’une analyse de l’humeur. Dans ce travail, la technique ne diffère pas de ce qui est nécessaire aux malades de la première catégorie, néanmoins quelques nouveaux problèmes de maniement surgissent en raison de la plus grande étendue du matériel clinique envisagé ; ce qui est important de notre point de vue, c’est l’idée de la survie de l’analyste en tant que facteur dynamique.

Dans le troisième groupe, je place tous les malades dont les analyses doivent aborder les premiers stades du développement affectif qui précèdent l’établissement de la personnalité en tant qu’entité, antérieurement à l’acquisition de l’élément espace-temps. La structure de la personnalité n’est pas encore bien ancrée. En ce qui concerne ce troisième groupe, l’accent est mis plus sûrement sur le maniement, et il arrive parfois avec ces malades que, pendant de longues périodes, le travail analytique ordinaire reste en suspens pour céder le pas à l’attitude directive.

Pour résumer en fonction de l’environnement, on peut dire que dans le premier groupe nous avons affaire à des malades qui éprouvent des difficultés dans le cours habituel de leur vie familiale, en supposant une vie familiale dans la période de pré-latence et en supposant un développement satisfaisant dans les stades infantiles primitifs. Dans la seconde catégorie – l’analyse de la position dépressive – nous avons affaire à la relation mère-enfant, surtout autour de la période où le sevrage prend une signification. La mère occupe une situation dans le temps. Dans la troisième catégorie, entre en jeu le développement affectif primaire, celui pour lequel il est nécessaire que la mère assure vraiment le maintien du petit enfant.

C’est dans la dernière de ces trois catégories qu’entre l’une de mes malades, celle qui m’a sans doute appris le plus sur la régression. Je pourrai peut-être présenter un rapport complet de son traitement à une autre occasion, mais à présent, qu’il me suffise de souligner mon expérience d’une régression (que j’ai permise absolument totale) et de ses conséquences.

En bref, il s’agit d’une malade (maintenant parvenue à un âge mûr) qui avait eu une analyse ordinaire et favorable avant de venir me voir, mais qui, de toute évidence, avait encore besoin d’aide. A l’origine, ce cas se présentait comme un cas de la première catégorie de ma classification ; un psychiatre n’aurait jamais diagnostiqué une psychose, et pourtant, il était nécessaire d’établir un diagnostic analytique tenant compte d’un développement très précoce d’un self faux. Pour que le traitement soit efficace, il fallait une régression pour rechercher le self véritable. Heureusement, dans ce cas je fus en mesure de manier toute la régression moi-même, c’est-à-dire sans l’aide d’une institution. Dès le début, j’ai décidé qu’il fallait laisser la bride à la régression, et je ne tentai rien (sauf une fois dans les débuts) pour intervenir dans le processus régressif, qui suivit donc son cours. (La seule occasion où j’intervins fut une interprétation découlant du matériel sur l’érotisme anal, et le sadisme anal dans le transfert. C’était exact, mais six années trop tôt parce que je ne croyais pas encore à fond à la régression. Pour moi-même, il me fallait mettre à l’épreuve l’effet d’une interprétation ordinaire. Lorsque vint le moment de cette interprétation, elle n’était plus nécessaire.) Il fallut quelque trois ou quatre ans avant que fût atteint le fond de la régression. A partir de là s’amorça un progrès dans le développement affectif. Il n’y eut pas de nouvelle régression. Il faut noter l’absence de chaos, bien que sa menace se soit toujours faite sentir.

J’ai donc eu une expérience unique, même pour un analyste. Je ne peux m’empêcher d’être différent de ce que j’étais avant de commencer cette analyse. Les non-analystes ne peuvent imaginer quelle somme de connaissance peut apporter une expérience de cet ordre chez un seul malade, mais parmi les analystes je peux espérer faire pleinement comprendre que cette seule expérience a mis la psychanalyse à l’épreuve sur un mode particulier, et m’a appris beaucoup.

Le traitement et le maniement de ce cas a fait appel à tout ce que je possède en tant qu’être humain, psychanalyste et pédiatre. J’ai dû moi-même assumer un développement personnel au cours de ce traitement, qui a été pénible et que j’aurais volontiers évité. J’ai dû apprendre en particulier à examiner ma propre technique chaque fois que surgissaient des difficultés, et dans les périodes de résistance – une douzaine environ – il est toujours apparu que la cause se trouvait dans un phénomène de contre-transfert qui nécessitait une auto-analyse plus poussée de la part de l’analyste.

Dans cet article, je ne me propose pas de donner un compte rendu de ce cas, puisqu’il faut choisir entre un abord clinique ou un abord théorique, et que j’ai choisi l’abord théorique. Néanmoins, j’ai tout le temps ce cas présent à l’esprit57.

Le principal, c’est que dans ce cas, comme dans bien d’autres rencontrés au cours de ma pratique, j’ai trouvé nécessaire de réexaminer ma technique, même celle qui était adaptée aux cas plus ordinaires. Avant d’exposer ce que je veux dire, il me faut expliquer comment j’utilise le mot régression.

Pour moi, le mot régression signifie simplement l’inverse de progrès. Ce progrès lui-même est l’évolution de l’individu – psyché-soma, personnalité et appareil-mental avec (éventuellement) la formation du caractère et la socialisation. Le progrès commence à une date certainement antérieure à la naissance. Il y a une pulsion biologique derrière le progrès. Suivant l’un des fondements de la psychanalyse, la santé implique la continuité en ce qui concerne cette évolution progressive de la psyché, c’est aussi une maturité du développement affectif appropriée à l’âge de l’individu, c’est-à-dire une maturité en rapport avec ce processus d’évolution.

Un examen plus serré permet de remarquer immédiatement qu’il ne peut pas y avoir une simple inversion du progrès. Pour que ce progrès soit inversé, il faut que l’individu dispose d’une organisation permettant à la régression de se produire.

Nous constatons :

  • Un défaut d’adaptation du milieu qui aboutit au développement d’un self faux.

  • La confiance dans une correction possible de la carence primitive représentée par une capacité latente de régresser ; ceci implique une organisation du moi complexe.

  • Un milieu spécialisé, et une régression effective.

  • Un développement affectif nouveau à partir de là avec des complications qui seront décrites ultérieurement.

Incidemment, je ne crois pas utile d’employer le mot de régression chaque fois qu’un comportement infantile apparaît dans une anamnèse. Le terme de régression a pris une signification populaire qu’il n’est pas nécessaire d’adopter. Lorsque nous parlons de régression en psychanalyse, nous sous-entendons l’existence d’une organisation du moi et la menace d’un chaos. La façon dont l’individu amasse les souvenirs, les idées et les potentialités mériterait une étude approfondie. C’est comme si on espérait que surviennent des conditions favorables qui justifieraient une régression et offriraient l’occasion d’un développement nouveau, rendu impossible ou difficile à l’origine en raison de la carence de l’environnement.

On verra que j’examine l’idée de régression dans le cadre d’un mécanisme de défense du moi très organisé, un mécanisme qui implique l’existence d’un self faux. Chez la malade en question, ce faux self est devenu peu à peu un « self de garde » et ce n’est qu’après plusieurs années que ce gardien s’est livré à l’analyste et que le faux self a cédé au moi.

Notre théorie du développement d’un être humain doit comprendre l’idée qu’il est normal et sain qu’un individu soit capable de défendre le self contre une carence spécifique de l’environnement en gelant la situation de carence. Ceci s’accompagne d’une hypothèse inconsciente (qui peut devenir un espoir conscient) : il se présentera ultérieurement l’occasion d’une nouvelle expérience, la situation de carence sera alors dégelée et revécue, l’individu ayant régressé dans un milieu qui fait l’adaptation nécessaire. La théorie avancée ici est celle de la régression faisant partie d’un processus de guérison ; en fait, c’est un processus normal qu’on peut très bien étudier chez une personne en bonne santé. Chez quelqu’un de très malade, il n’y a que peu d’espoir que cette nouvelle chance lui soit donnée. Dans le cas extrême, il faudrait que le thérapeute aille vers le malade et lui offre activement un bon maternage, expérience que le malade n’aurait pu espérer.

L’individu normal fait face de diverses façons à des carences spécifiques précoces du milieu, mais il y en a une seule que j’appelle le gel de la situation de carence. Et j’y vois une relation avec le concept du point de fixation.

Dans la théorie psychanalytique, nous disons souvent qu’au cours du développement instinctuel aux stades prégénitaux des situations défavorables peuvent créer des points de fixation dans le développement affectif de l’individu. A un stade ultérieur, par exemple au stade de prédominance génitale, c’est-à-dire lorsque la personne totale est en jeu dans les relations interpersonnelles (et lorsque dans le langage freudien ordinaire on parle de complexe d’Œdipe et de peur de la castration), l’angoisse peut induire à régresser à la qualité instinctuelle qui existait au point de fixation. En conséquence, la situation de carence primitive se trouve renforcée. Cette théorie a prouvé sa valeur et est utilisée quotidiennement ; il n’est pas nécessaire de l’abandonner, mais on peut quand même l’examiner d’un œil neuf.

En voici un exemple simple :

Celui de ce garçon dont la petite enfance avait été normale : au moment de l’amygdalectomie, un lavement lui fut administré d’abord par sa mère, et ensuite par un groupe d’infirmières qui durent le tenir. Il avait alors deux ans. A la suite de cet épisode, il eut des difficultés intestinales, mais à 5 ans (âge de la consultation) il présentait sur le plan clinique un cas grave de constipation. Dans l’intervalle, son développement affectif avait été sérieusement perturbé sur le plan des fantasmes génitaux. Dans ce cas, il y eut une complication : le garçon a réagi à ce lavement comme si c’était une vengeance de sa mère à l’égard de son homosexualité ; le refoulement englobait l’homosexualité et parallèlement le potentiel érotique-anal. Dans l’analyse de ce garçon, on sait qu’il y aura des passages à l’acte, une compulsion de répétition associée à ce traumatisme primitif. On sait aussi qu’il ne suffira pas à ce garçon de revivre le traumatisme primitif pour entraîner des modifications ; elles découleront de l’interprétation habituelle du complexe d’Œdipe dans la névrose de transfert.

Cet exemple est un cas ordinaire qui illustre un symptôme : une régression au point de fixation où il existait nettement un traumatisme.

Dans les cas plus normaux, les analystes ont trouvé nécessaire de postuler qu’il y a de bonnes situations prégénitales auxquelles l’individu peut revenir lorsqu’il est en difficulté à un stade ultérieur. Ceci est un phénomène sain. Ainsi est née l’idée de deux types de régression relatifs au développement de l’instinct. L’un, c’est le retour à une situation de carence primitive et l’autre, à une situation de succès.

A mon avis, on n’a pas porté assez d’attention à la différence entre ces deux phénomènes. Dans le cas d’une situation de carence de l’environnement, ce qui nous apparaît clairement, ce sont des défenses personnelles organisées par l’individu et qui exigent une analyse. Dans le cas d’une situation plus normale de succès primitif, ce que nous voyons en évidence c’est le souvenir de la dépendance, et par conséquent nous rencontrons une situation d’environnement plutôt qu’une organisation de défenses personnelles. L’organisation personnelle n’est pas aussi évidente parce qu’elle est restée fluide et moins défensive. Il me faut mentionner ici que je m’appuie sur une hypothèse que j’ai souvent avancée et qui n’est pas toujours acceptée, loin de là : à savoir que plus on remonte vers le début théorique, moins il y a d’échec personnel, et on arrive au point où il y a uniquement défaut d’adaptation de la part de l’environnement.

Nous avons donc affaire non seulement à la régression jusqu’à des stades bons et mauvais dans les expériences instinctuelles de l’individu, mais aussi jusqu’à des stades bons ou mauvais dans l’adaptation de l’environnement aux besoins du moi et aux besoins du ça dans l’histoire de l’individu.

Le développement de la qualité instinctuelle peut être considéré en fonction des stades génitaux et prégénitaux ; le mot régression peut être utilisé simplement comme l’opposé de progrès, un retour du génital au phallique, du phallique à l’excrétoire, de l’excrétoire à l’ingestif. Mais si loin que nous développions notre pensée dans cette direction, il nous faut admettre qu’il y a toute une partie de matériel clinique qui ne peut entrer dans le cadre de cette théorie.

L’alternative, c’est de mettre l’accent sur le développement du moi et sur la dépendance, et dans ce cas, lorsque nous parlons de régression, nous parlons immédiatement de l’adaptation de l’environnement dans ses réussites et ses échecs. Ce que j’essaye de montrer en particulier, c’est que notre pensée dans ce domaine a été rendue confuse parce que nous avons tenté de remonter jusqu’à la formation du moi sans pour autant nous intéresser davantage à l’environnement, au fur et à mesure que nous avancions. Nous pouvons échafauder des théories sur le développement de l’instinct et convenir de laisser l’environnement de côté ; cela n’est pas possible lorsqu’il s’agit de la formulation du développement primitif du moi. Il ne faut jamais oublier, à mon avis, que l’aboutissement final de notre pensée en ce qui concerne le développement du moi, c’est le narcissisme primaire. Dans le narcissisme primaire, l’environnement maintient l’individu et en même temps l’individu ignore l’environnement et ne fait qu’un avec lui.

Si j’avais du temps, je montrerais comment une régression organisée est parfois prise pour un repli pathologique et pour des clivages défensifs de divers types. Ces différents états se rattachent à la régression dans ce sens que ce sont des organisations défensives. L’organisation qui rend utile la régression a une qualité distincte des autres organisations défensives : on y trouve l’espoir d’une occasion de dégel de la situation gelée et d’une chance que l’environnement – celui d’aujourd’hui – ait une adaptation convenable quoique retardée.

De là découle le fait, si c’est un fait, que c’est de la psychose qu’un malade peut guérir spontanément, alors que la psychonévrose n’a pas de guérison spontanée et que le psychanalyste est vraiment nécessaire. En d’autres termes, la psychose est étroitement liée à la santé, dans laquelle d’innombrables situations d’échecs de l’environnement sont gelées. Toutefois, on les atteint et on les dégèle grâce à divers phénomènes curatifs de la vie ordinaire : les amitiés, les soins au cours de maladies physiques, la poésie, etc.

C’est tout récemment, me semble-t-il, que dans les travaux analytiques, la régression à la dépendance a pris la place à laquelle elle a droit dans le cadre des descriptions cliniques. La raison en est qu’il y a peu de temps que nous nous sentons assez assurés dans notre compréhension du psyché-soma et du développement mental de l’individu pour nous permettre d’étudier le rôle que joue l’environnement et d’en tenir compte.

***

Je vais maintenant revenir à Freud et faire une distinction quelque peu arbitraire entre deux aspects de son œuvre. Nous voyons Freud élaborer la méthode psychanalytique à partir de la situation clinique dans laquelle il était logique d’utiliser l’hypnose.

Regardez comme il a choisi ses cas. On peut dire que sur l’ensemble de la population psychiatrique formée de tous les aliénés dans les asiles et de ceux qui vivent en dehors, il a pris le cas de ceux qui avaient été convenablement pourvus dans la première enfance, les psychonévrosés. Il n’est peut-être pas possible de confirmer ce que j’avance, en étudiant de près ses premiers cas. Mais une chose est certaine, et c’est d’une importance capitale : la propre histoire de la petite enfance de Freud fut telle qu’il parvint à la phase œdipienne ou de pré-latence en tant qu’être humain complet, prêt à rencontrer d’autres êtres humains complets, et prêt à participer à des relations interpersonnelles. Ses expériences de la petite enfance avaient été assez bonnes pour que dans son autoanalyse il ait pu considérer comme allant de soi le maternage du petit enfant.

Freud suppose acquise la situation primitive de maternage et je prétends que cela apparaît dans la situation analytique telle qu’il l’a instaurée, presque sans qu’il s’en rende compte. Freud a été en mesure de s’analyser lui-même comme une personne complète et indépendante, et il s’est intéressé aux angoisses qui relèvent des relations interpersonnelles. Plus tard, bien sûr, il a considéré la petite enfance d’un point de vue théorique et a émis l’hypothèse des phases prégénitales du développement instinctuel ; lui et d’autres sont ensuite parvenus à élucider les détails et à remonter de plus en plus loin dans l’histoire de l’individu. Ce travail sur les phases prégénitales n’a pas pu porter tous ses fruits car il ne reposait pas sur l’étude de malades pour lesquels il était nécessaire de régresser dans la situation analytique58.

Je me propose maintenant d’expliciter comment j’ai arbitrairement distingué deux parties dans l’œuvre de Freud. En premier lieu, il y a la technique de la psychanalyse telle qu’elle s’est élaborée peu à peu et que les étudiants l’apprennent. Le matériel que présente le malade doit être compris et interprété. Et, deuxièmement, il y a la situation dans laquelle le travail est mené.

Jetons un coup d’œil à la situation clinique freudienne. Je la décrirai en énumérant certains des points les plus évidents.

  1. A une heure fixée pour chaque jour, 5 ou 6 fois par semaine, Freud se met au service du malade. (Cette heure est décidée à la convenance de l’analyste et du malade à la fois.)

  2. L’analyste est là bien en vie ; on peut compter sur lui, à l’heure dite.

  3. Pendant une période limitée, fixée à l’avance (environ une heure), l’analyste reste éveillé et se préoccupe du malade.

  4. L’analyste exprime de l’amour par l’intérêt positif qu’il prend, et de la haine dans la façon stricte de commencer et de finir la séance, ainsi que dans la question des honoraires. L’amour et la haine sont exprimés honnêtement, c’est-à-dire que l’analyste ne les nie pas.

  5. L’analyse vise à entrer en contact avec le processus du malade, à comprendre le matériel présenté, à communiquer cette compréhension par des paroles. La résistance sous-entend de la souffrance et peut être soulagée par l’interprétation.

  6. La méthode de l’analyste est celle de l’observation objective.

  7. Ce travail se fait dans une pièce, pas un corridor, une pièce qui est calme, à l’abri de bruits inattendus sans être un tombeau de silence d’où est exclu tout écho de la vie habituelle d’une maison. Cette pièce est convenablement éclairée ; il n’y a pas de lumière dans les yeux ni un éclairage variable. La pièce n’est certainement pas obscure et une bonne chaleur y règne. Le malade est allongé sur un divan, donc à l’aise s’il peut être à l’aise, et un plaid et de l’eau sont probablement à sa disposition.

  8. L’analyste (c’est bien connu) ne fait pas entrer de jugement moral dans la relation, n’a pas le désir de faire entrer des détails de sa vie personnelle, ni ses idées, et l’analyste ne désire pas prendre parti dans les systèmes persécutoires même s’ils apparaissent sous la forme de situations authentiques partagées (situations locales, politiques, etc.). Naturellement s’il y a la guerre ou un tremblement de terre, ou si le roi meurt, l’analyste n’est pas sans le savoir.

  9. Dans la situation analytique, l’analyste est une personne bien plus sûre que les gens dans la vie ordinaire ; dans l’ensemble, il est ponctuel, ne fait pas de colères, ne tombe pas amoureux compulsivement, etc.

  10. Il y a une très nette distinction dans l’analyse entre le fait et le fantasme, de sorte que l’analyste n’est pas blessé par un rêve agressif.

  11. La loi du talion ne s’applique pas et on peut compter sur l’absence de réaction de cet ordre.

  12. L’analyste survit.

On pourrait dire bien davantage encore, mais tout se traduit par le fait que l’analyste se tient bien, et que son comportement ne lui coûte pas trop d’efforts, simplement parce que c’est une personne relativement adulte. Si Freud ne s’était pas bien comporté, il n’aurait pu élaborer la technique psychanalytique, ni la théorie à laquelle l’avait amené l’utilisation de cette technique. Cette remarque est valable, quelle que fût son intelligence par ailleurs. Le principal, c’est que n’importe quel détail peut être d’une importance extrême à un stade donné d’une analyse qui met en jeu une régression de la part du malade.

Il y a là un matériel très riche à étudier et l’on remarquera une très nette analogie entre tout cela et la tâche ordinaire des parents, surtout celle de la mère avec son petit enfant ; cette similitude s’applique au père qui joue un rôle maternel, et à certains égards au rôle de la mère dans les tout premiers temps.

Ajoutons que pour Freud il y a trois personnes, l’une d’elles étant exclue du cabinet de l’analyste. S’il n’y a que deux personnes en jeu, c’est qu’il y a eu une régression du malade dans la situation analytique ; la situation analytique représente alors la mère avec sa technique, le malade étant un petit enfant. Il y a un autre stade de régression, plus avancé ; il n’y a plus alors qu’une seule personne présente, le malade, et cela est vrai même si, dans un autre sens, du point de vue de l’observateur, ils sont deux.

Voici comment ma thèse peut être exposée au point où nous en sommes :

La psychose a trait à la carence du milieu à un stade primitif du développement affectif de l’individu. Le sentiment de futilité et d’irréalité relève du développement d’un faux self qui s’édifie pour protéger le self authentique.

La situation analytique reproduit les techniques de maternage primitives, les toutes premières. Elle invite à la régression en raison de sa stabilité.

La régression d’un malade est un retour organisé à une dépendance primitive ; c’est une double dépendance. Le malade et la situation se fondent dans la situation originelle heureuse du narcissisme primaire.

A partir du narcissisme primaire, il est possible de progresser à nouveau, le self authentique étant en mesure de faire face à des situations de carence de l’environnement sans avoir recours à une organisation des défenses qui utilisent un faux self pour protéger le self authentique.

C’est dans cette mesure que la psychose ne peut être soulagée qu’en offrant au malade un milieu spécialisé en rapport étroit avec sa régression.

Le progrès à partir de la position nouvelle, – le self authentique étant soumis au moi total, – peut être étudié dorénavant en fonction des processus complexes de croissance individuelle.

En pratique, voici comment se déroulent les choses :

  1. On fournit au malade une situation qui donne confiance.

  2. Régression du malade à la dépendance, le risque encouru étant dûment pesé.

  3. Le malade a un sentiment nouveau du self et le self jusque-là caché est soumis au moi total ; vient alors une nouvelle progression des processus individuels qui s’étaient arrêtés.

  4. La situation de carence du milieu se dégèle.

  5. La nouvelle position du moi étant fortifiée la colère relative à la carence primitive est ressentie dans le présent et exprimée.

  6. On revient de la régression à la dépendance, et l’on progresse ensuite vers l’indépendance.

  7. Les besoins et les désirs instinctuels peuvent se réaliser avec une vitalité et une vigueur authentiques.

Tout ceci se répète inlassablement.

Une remarque sur le diagnostic de la psychose s’impose.

Si l’on considère un groupe d’aliénés, il faut bien distinguer les malades dont les défenses sont dans un état chaotique, et ceux qui ont été capables d’organiser une maladie. Lorsque la psychanalyse viendra à être appliquée à la psychose, elle aura sûrement plus de chances de succès, si la maladie est hautement organisée. J’ai une horreur personnelle de la leucotomie et je me méfie des électrochocs, car à mon avis, la maladie psychotique est une organisation défensive qui a pour but de protéger le self authentique ; j’ai aussi le sentiment qu’une apparente bonne santé avec un faux self n’a pas de valeur pour le malade. Le seul état qui convient, c’est la maladie, si pénible soit-elle, avec le self authentique bien caché, à moins que nous puissions revenir en arrière avec le malade, en qualité de thérapeute et écarter la situation originelle de carence de l’environnement.

Il s’ensuit tout naturellement une autre considération. Dans un groupe de psychotiques, il y aura ceux qui sont cliniquement régressés et ceux qui ne sont pas régressés. Il n’est pas du tout exact que ceux qui sont régressés cliniquement sont les plus malades. Du point de vue du psychanalyste, il peut être plus facile d’entreprendre le traitement d’un malade qui a eu une crise que celui d’un cas comparable lorsque le malade fuit dans la santé.

Il faut beaucoup de courage pour avoir une crise, mais il se peut que l’alternative soit la fuite dans la santé, condition qui est comparable à la défense maniaque devant la dépression. Heureusement, dans la plupart de nos cas, nous pouvons contenir les crises dans les séances analytiques ; ou bien elles sont limitées et localisées, de sorte que le milieu social du malade peut les absorber ou y faire face.

Pour clarifier cette question, voici quelques comparaisons.

Le divan et les coussins sont là pour que le malade s’en serve. Us apparaîtront dans les idées et les rêves et représenteront alors le corps de l’analyste, ses seins, ses bras, ses mains, etc., de toutes sortes de façons.

Dans la mesure où le malade a régressé (pour un moment ou pour une heure, ou pendant une longue période), le divan, c’est l’analyste ; les coussins sont les seins, l’analyste est la mère à une certaine période du passé. A l’extrême limite, il n’est plus vrai de dire que le divan représente l’analyste.

Il convient de parler des souhaits du malade, le souhait par exemple d’être calme. Avec le malade régressé, le terme de souhait n’est pas exact ; il faut utiliser à la place celui de besoin. Si un malade régressé a besoin de quiétude, alors on ne peut rien faire hormis la lui donner. Si on ne répond pas à ce besoin, il n’en résulte pas de la colère ; on reproduit simplement la situation de carence de l’environnement qui a arrêté les processus de croissance du self. La capacité de l’individu de « souhaiter » s’est trouvée entravée et nous assistons à la réapparition de la cause originaire du sentiment de futilité.

Le malade régressé est proche d’une reviviscence de situations de rêves ou de souvenirs ; l’agir d’un rêve peut être la façon dont le malade découvre ce qui est urgent ; et on peut parler ensuite de ce qui a été agi, mais pas avant.

Ou bien, prenons un point particulier : être à l’heure. L’analyste n’est pas de ceux qui font attendre les malades. Les malades rêvent qu’on les fait attendre, ou rêvent de toutes les autres variations sur ce thème, et ils ont la possibilité d’être en colère lorsque l’analyste est en retard. Tout ceci fait partie de la façon dont le matériel apparaît. Mais les malades qui régressent sont différents en ce qui concerne le moment initial. Il y a des stades où tout dépend de la ponctualité de l’analyste. Si l’analyste est là qui attend, tout va bien – sinon, l’analyste et son malade n’ont plus qu’à s’en aller, car alors aucun travail ne peut être accompli ; ou bien, si l’on considère le défaut de ponctualité chez le malade, il se peut que le névrosé en retard soit en transfert négatif. S’il est en retard, un malade dépressif donnera à l’analyste un peu de répit, un répit un peu plus long pour d’autres activités et d’autres sujets d’intérêt (protection contre l’agression, l’activité dévoratrice).

Le psychotique (régressif) est en retard sans doute parce qu’il n’a pas encore fondé l’espoir de voir l’analyste à l’heure. Il est inutile d’être à l’heure. Tant de choses reposent sur ce détail qu’il ne peut prendre ce risque, aussi le malade est en retard ; en conséquence, le travail ne se fait pas.

De même, les névrosés aiment toujours que la troisième personne soit exclue et la haine soulevée à la vue d’autres malades peut perturber le travail analytique de façon imprévisible. Les malades dépressifs peuvent être heureux de voir d’autres malades jusqu’au moment où ils atteignent l’amour primitif ou dévorateur qui engendre leur culpabilité. Pour ces malades régressifs, de deux choses l’une : ou ils n’ont pas d’objection à ce qu’il y ait d’autres malades ; ou bien ils ne peuvent concevoir l’idée d’un autre. Un autre malade n’est rien d’autre qu’une nouvelle version du self.

Un malade se blottit sur le divan, met la tête sur la main et paraît être au chaud et satisfait. Il enfouit la tête sous la couverture. Le malade est seul. Naturellement, nous avons l’habitude de toutes les variétés de repli teinté de colère, mais il faut que l’analyste puisse reconnaître ce repli régressif dans lequel il n’est pas insulté mais utilisé sur un mode très primitif et positif.

Un autre point, c’est que la régression à la dépendance fait partie intégrante de l’analyse des phénomènes de la petite enfance. Si le malade mouille le divan, s’il se salit ou s’il bave, nous savons que cela est inhérent à la situation et que ce n’est pas une complication. Ce n’est pas l’interprétation qui est nécessaire, et d’ailleurs la parole ou même un mouvement peut arrêter le processus et être excessivement pénible pour le malade.

Le postulat du moi qui observe est un élément important de cette théorie. Deux malades très analogues dans leur aspect clinique immédiat, peuvent être très différents en ce qui concerne le degré d’organisation du moi observateur. A un extrême, le moi qui observe est presque capable de s’identifier à l’analyste et il peut se remettre de sa régression à la fin de la séance. A l’opposé, le moi observateur est très réduit, le malade est incapable de sortir de la régression au cours de la séance et il faut le materner.

Il faut tolérer le passage à l’acte dans ce genre de travail. Si l’agir se place au cours de la séance, l’analyste trouvera nécessaire de jouer un rôle, le plus souvent sous une forme symbolique. Il n’y a rien de plus surprenant à la fois pour le malade et pour l’analyste que les révélations qui se produisent dans ces moments de passage à l’acte. L’agir effectif dans l’analyse n’est pourtant que le début ; il est toujours nécessaire de formuler ensuite cette nouvelle parcelle de compréhension. Voici ce qui doit se dérouler.

  1. Une formulation de ce qui s’est produit dans le passage à l’acte.

  2. Une formulation de ce qu’il était nécessaire d’obtenir de la part de l’analyste. D’où l’on peut déduire :

  3. Ce qui n’allait pas dans la situation de carence qu’a offerte l’environnement primitif.

Cela apporte un certain soulagement, mais il s’ensuit :

  1. De la colère qui relève de la situation primitive de carence. Cette colère est ressentie peut-être pour la première fois, et il est possible que l’analyste soit amené à jouer un rôle en étant utilisé pour ses carences plutôt que pour ses succès, ce qui est déconcertant si on ne le comprend pas. Le progrès a été mené à bien parce que l’analyste a très soigneusement tenté l’adaptation et pourtant c’est son échec qui à ce moment particulier apparaît important, en reproduisant l’échec ou le traumatisme primitif. Dans les cas favorables, il en découle enfin :

  2. Un sens du self nouveau chez le malade et un sens du progrès qui dénote un véritable développement. C’est ce dernier point qui doit être la récompense de l’analyste à travers son identification à son malade. On ne parviendra pas toujours à un autre stade – celui où le malade est en mesure de comprendre la tension à laquelle l’analyste a été soumis, et où il saura donner tout leur sens à ses remerciements.

La tension que supporte l’analyste est considérable, surtout si le tableau se complique d’une absence de compréhension et d’un contre-transfert négatif inconscient. Par contre, je peux dire que dans ce type de traitement je ne me suis pas senti embarrassé et dans une certaine mesure c’est une compensation. La tension peut être très simple.

Ainsi, lors d’une séance d’une importance vitale, au début d’un traitement de ce genre, je suis resté tout à fait immobile, c’est tout juste si je respirais, mais je savais que cette immobilité absolue était nécessaire. Cela m’a paru très difficile, d’autant plus que je ne connaissais pas la signification particulière du silence pour mon malade. A la fin, le malade est sorti de cet état régressé et a dit : « maintenant, je sais que vous pouvez faire mon analyse. »

On dit parfois que, bien sûr, tout le monde désire régresser – que la régression est un pique-nique ; qu’il faut empêcher nos malades de régresser, ou que Winnicott aime que ses malades régressent, qu’il les invite à le faire.

Permettez-moi de faire quelques observations fondamentales sur ce sujet de la régression organisée pour la dépendance.

C’est toujours très pénible pour le malade :

  1. à une extrémité il y a le malade qui est assez normal ; il souffre alors presque tout le temps ;

  2. puis il y a tous ceux qui souffrent de reconnaître à des degrés divers, la précarité de la dépendance et de la double dépendance.

  3. à l’autre extrémité, il y a le malade de l’hôpital psychiatrique ; ici on peut présumer que le malade ne souffre pas à ce moment-là de la dépendance. La souffrance résulte du sentiment de futilité, d’irréalité, etc.

Ce n’est pas pour nier que, d’une façon localisée, on peut tirer une extrême satisfaction de l’expérience de la régression. Cette satisfaction n’est pas sensuelle. Elle découle du fait que la régression parvient à un niveau qu’elle offre comme point de départ, ce que j’appellerai un lieu d’où l’on peut opérer. On atteint le self. Le sujet entre en contact avec les processus fondamentaux du self, processus qui constituent le développement authentique, et ce qui se passe à partir de là est ressenti comme réel. La satisfaction qu’on en tire est tellement plus importante que n’importe quel élément sensuel dans la régression, qu’il suffit de mentionner cet élément pour mémoire.

Il n’existe pas de raisons pour lesquelles un analyste souhaiterait voir régresser un malade, sinon des raisons grossièrement pathologiques. Si un analyste aime que ses malades régressent, cela risque d’entraver le maniement de la situation régressée. En outre les cures psychanalytiques qui mettent en jeu une régression clinique sont bien plus difficiles tout au long de leur déroulement que celles qui n’exigent pas une adaptation spéciale de l’environnement. En d’autres termes, ce serait agréable si nous pouvions ne prendre en analyse que les malades dont les mères ont su dès le début et pendant les premiers mois de la vie, fournir des conditions suffisamment bonnes, mais cette époque de la psychanalyse touche à sa fin.

Une question se pose : que font les analystes lorsque la régression (même minime) apparaît ?

Certains disent nettement : Redressez-vous ! Tenez-vous bien. Allons – parlez. Mais ce n’est pas de la psychanalyse.

Certains partagent leur travail en deux, quoique malheureusement ils ne le reconnaissent pas toujours vraiment :

  1. ils sont analystes de façon stricte (associations libres verbales ; interprétations verbales ; pas de rassurances) ; et aussi :

  2. ils agissent de façon intuitive.

C’est ici que nous introduirons l’idée que la psychanalyse est un art.

D’autres disent : inanalysable, et déclarent forfait. L’hôpital psychiatrique prend la suite.

Il faut que l’idée de la psychanalyse en tant qu’art cède le pas peu à peu à une étude de l’adaptation de l’environnement par rapport aux régressions du malade. Mais tant que l’étude scientifique de l’adaptation sera insuffisante, je suppose que les analystes devront continuer à travailler en artistes. Il se peut qu’un analyste soit un bon artiste mais, comme je le dis souvent, quel malade désire être le poème ou le tableau d’une autre personne ?

Je sais par expérience que d’aucuns diront : tout cela conduit à une théorie du développement qui ne tient aucun compte des stades primitifs du développement de l’individu, et qui attribue le développement primitif aux facteurs du milieu. C’est tout à fait inexact.

Aux stades primitifs du développement de l’être humain, le milieu s’il se comporte suffisamment bien (c’est-à-dire si son adaptation active est suffisante) rend possible le progrès personnel. Les processus du self peuvent alors rester actifs, sans interruption, selon le vecteur de la croissance vitale. Si le milieu ne se comporte pas suffisamment bien, l’individu est alors induit à des réactions aux empiétements, et les processus du self sont interrompus. Lorsque cet état de choses atteint un certain plafond, le noyau du self commence à se protéger : la situation se fige, le self ne peut faire de nouveau progrès qu’à la condition que la situation de carence de l’environnement soit rectifiée comme je l’ai décrit.

Une fois que la protection du vrai self est assurée, un self artificiel s’édifie sur une base défensive qui tient compte de la réaction à cet empiétement. Le développement d’un faux self est l’une des organisations de défense les plus réussies en vue de protéger le noyau du vrai self ; il en résulte un sentiment de futilité. Permettez-moi de me répéter en disant qu’il y a sentiment de futilité tant que le centre opérationnel de l’individu se trouve dans le faux self. Dans la pratique, nous constatons que le sentiment de futilité fait place à « la vie vaut la peine », au moment où le centre opérationnel passe du faux self au vrai self, même avant que le noyau du self soit tout à fait soumis au moi total.

A partir de là, on peut formuler un principe fondamental de l’existence : ce qui procède du vrai self est senti comme réel (et plus tard comme bon) quelle que soit sa nature, si agressif que cela puisse être ; ce qui se passe chez un individu en réaction à l’empiétement de l’environnement est senti comme irréel, futile (plus tard comme mauvais), si satisfaisant que ce soit sur le plan sensuel.

Enfin, examinons le concept de la régression en lui opposant le concept de rassurance. Cela devient nécessaire en raison du fait que la technique d’adaptation qui doit répondre à une régression du malade est souvent classée (à tort, j’en suis certain) comme une rassurance.

Nous présumons que la rassurance n’appartient pas à la technique psychanalytique. Le patient pénètre dans la situation analytique et en sort, et au sein de cette situation il n’y a rien de plus que l’interprétation, correcte, pénétrante et faite à propos.

En enseignant la psychanalyse, nous devons continuer à parler contre la rassurance.

Toutefois, si nous y regardons de plus près, nous voyons que ce langage est trop simple. Ce n’est pas seulement une question de rassurance ou non.

En fait, cela mérite un examen plus approfondi. Qu’est-ce qu’une rassurance ? Qu’est-ce qui pourrait rassurer davantage que d’être en train d’être bien analysé, dans une situation sûre dont la responsabilité est prise par une personne ayant atteint la maturité, capable de faire des interprétations pénétrantes et exactes et de voir que le processus qui vous est propre est respecté ? Il est stupide de nier que la rassurance est présente dans la situation analytique classique.

Toute la situation psychanalytique n’est qu’une grande rassurance, au premier chef l’objectivité et le comportement constants de l’analyste ainsi que les interprétations de transfert qui utilisent de façon constructive la passion du moment au lieu de l’exploiter en pure perte.

C’est en termes de contre-transfert que la question de rassurance se discute le mieux. Les formations réactionnelles dans le comportement de l’analyste sont nuisibles, non pas parce qu’elles apparaissent sous la forme de rassurances et de dénis, mais parce qu’elles représentent des éléments inconscients chez l’analyste et que ceux-ci marquent une limitation de son travail.

Que dire de l’incapacité de l’analyste à rassurer ? Si un analyste était suicidaire ? L’analyste ne peut accomplir aucun travail s’il n’existe pas en lui une confiance en la nature humaine et dans le processus du développement, et le malade sent cela très vite.

Il n’y a rien à tirer de la description en termes de rassurance de la régression à la dépendance, avec l’adaptation concomitante de l’environnement, alors qu’il y a tout lieu de considérer comme nuisible la rassurance en termes de contre-transfert.

En pratique, que demander aux analystes à ce propos – en admettant que je leur demande quelque chose ?

  1. Je ne leur demande certainement pas de prendre des malades psychotiques.

  2. Rien de ce que j’ai dit n’affecte les principes de la pratique ordinaire dans la mesure où :

    1. l’analyste est dans la première décade de sa carrière analytique ;

    2. le cas est celui d’un vrai névrosé (pas d’un psychotique).

  3. En attendant d’être en état, grâce à leur expérience personnelle croissante, d’entreprendre un cas où la régression est nécessaire, ce que je suggère aux analystes, c’est de s’y préparer. Il y a de nombreux moyens de le faire :

    1. observer comment opèrent les facteurs propres à la situation analytique ;

    2. observer les exemples mineurs de régression qui apparaissent au cours des séances analytiques et y prennent fin de façon naturelle ;

    3. observer et utiliser les épisodes régressifs qui se produisent dans la vie du patient en dehors de l’analyse – épisodes, peut-on dire, habituellement gaspillés au détriment de l’analyse qui s’en trouve appauvrie.

Les idées que j’avance, si elles sont acceptées, auront pour conséquence une utilisation plus précise, plus riche et plus profitable des phénomènes de la situation analytique dans les analyses ordinaires des non-psychotiques. Il en découle, je crois, une nouvelle voie de compréhension de la psychose, et un nouvel abord de son traitement par les psychanalystes pratiquant la psychanalyse.

Résumé

La régression telle qu’elle se déroule dans la situation psychanalytique fait l’objet de ce travail. Les observations de traitements psychologiques réussis d’adultes et d’enfants montrent que les techniques qui permettent la régression sont de plus en plus utilisées. C’est le psychanalyste, familiarisé avec la technique nécessaire au traitement de la psychonévrose, qui peut comprendre le mieux la régression et l’implication théorique des espoirs que fonde le patient dans ce besoin de régresser.

La régression peut être de n’importe quel ordre de grandeur ; elle peut être localisée et momentanée, ou totale et impliquer toute la vie du malade pendant une certaine période. Les régressions moins graves offrent un matériel riche, propre à intéresser les chercheurs.

Il ressort d’une telle étude une compréhension nouvelle du « self authentique », du « faux self » et du « moi observateur », et aussi de l’organisation du moi qui permet à la régression d’être un mécanisme curatif. Mais sans une nouvelle adaptation sûre du milieu, que le malade peut utiliser pour corriger la carence originelle d’adaptation, ce mécanisme reste en puissance.

Ici, le travail thérapeutique en analyse se rattache à ce qui se fait dans les soins aux enfants, à ce qui se passe dans les relations de l’amitié, dans le plaisir tiré de la poésie et des autres activités culturelles en général. Mais la psychanalyse peut accepter la haine et la colère qui appartiennent à la carence originelle et utiliser ces manifestations importantes qui sont susceptibles de détruire la valeur de la thérapeutique découlant de méthodes non-analytiques.

En se remettant de sa régression, le patient dont le self est maintenant plus pleinement soumis au moi a besoin de l’analyse ordinaire, celle qui se propose la résolution de la position dépressive et du complexe d’Œdipe dans les relations interpersonnelles.

C’est pour cette raison, à défaut d’une autre, qu’il faut que l’étudiant acquière l’expérience de l’analyse de cas soigneusement choisis de non psychotiques, avant d’en venir à l’étude de la régression, tandis qu’une étude de la situation dans la psychanalyse classique pourrait faire l’objet d’un travail préliminaire.


56 Exposé fait à la Société Psychanalytique Britannique » le 17 mars 1954. Int. J. Psycho-Anal., vol. XXXVI, 1955.

57 Voir aussi l’illustration clinique dans : « L’esprit et ses rapports avec le psyché-soma ».

58 Vous remarquerez que je ne dis pas que ce travail théorique sur l’instinct prégénital ne pouvait réussir en raison de l’absence de contact direct avec les petits enfants de la part de Freud. Je ne vois pas pour quelle raison Freud n’aurait pas eu une très bonne expérience en tant qu’observateur de la situation mère-enfant dans sa famille et dans son travail. En outre, je n’oublie pas que Freud a travaillé dans un service pour enfants et a fait des observations détaillées sur les jeunes enfants lorsqu’il étudiait la maladie de Little. Ce que je veux montrer ici, c’est qu’au début – heureusement pour nous – Freud s’est intéressé non pas au besoin du malade de régresser dans l’analyse, mais à ce qui se passe dans la situation analytique, lorsque la régression n’est pas nécessaire ; lorsqu’il est possible de considérer comme acquis dans l’anamnèse du malade le travail de la mère et de l’adaptation primitive au milieu.