12. La préoccupation maternelle primaire (1956)
C’est la discussion publiée dans The Psychoanalytic Study of the Child, Volume IX, sous le titre « Problèmes de névrose infantile » qui a suscité le présent article. Les diverses contributions d’Anna Freud à cette discussion constituent un exposé important de la théorie psychanalytique contemporaine dans ses rapports avec les stades primitifs de la vie du petit enfant et l’édification de la personnalité.
Je voudrais traiter le thème de la relation mère-enfant la plus primitive : thème d’une extrême importance au début, et qui cède progressivement la place à celui du petit enfant devenant un être indépendant.
Je commencerai par me ranger aux côtés d’Anna Freud, lorsqu’elle parle des « Conceptions erronées courantes ». « Déceptions et frustrations sont inévitables dans la relation mère-enfant… Mais ce serait généraliser bien vite et de façon trompeuse que de rendre les imperfections maternelles à la phase orale responsables de la névrose infantile. L’analyse doit chercher plus avant et plus profondément la cause déterminante de la névrose. » Anna Freud exprime là une notion généralement admise par les psychanalystes.
Malgré tout, il se pourrait que nous ayons avantage à prendre en considération la position de la mère. Il peut y avoir soit un environnement insuffisamment bon qui altère le développement du petit enfant, comme il peut y avoir un milieu suffisant pour permettre au nourrisson d’atteindre les satisfactions innées, les angoisses et les conflits inhérents à chaque stade.
Anna Freud nous rappelle que la condition pré-génitale peut être représentée par deux personnes unies pour atteindre ce que l’on pourrait appeler avec plus de concision « l’équilibre homéostatique » (Mahler, 1954), ce que l’on désigne aussi sous le terme « relation symbiotique ». On a souvent constaté que la mère d’un petit enfant est biologiquement conditionnée à son travail très particulier, qui consiste à s’adapter aux besoins de son enfant. En langage ordinaire, on dira qu’on se trouve en présence d’une identification – consciente, mais aussi profondément inconsciente – de la mère à son enfant.
Je pense qu’il faut associer ces conceptions variées et observer la mère en dehors de l’aspect purement biologique. Le terme « symbiose » ne nous en apprend pas plus que la comparaison de la relation de la mère et du petit enfant avec d’autres exemples du monde animal ou du monde végétal : interdépendance physique. Les mots « équilibre homéostatique » nous laissent encore dans l’ombre quelques-uns des points qui nous apparaissent quand nous considérons cette relation avec tout le soin qu’elle mérite.
En ce qui nous concerne, nous nous intéressons plutôt aux très grandes différences psychologiques qui existent entre l’identification de la mère à son petit enfant d’une part, et, d’autre part, la dépendance du petit enfant à la mère ; cette dernière attitude ne contient pas d’identification, car l’identification est un état de choses complexe qui ne s’applique pas aux premières étapes de la petite enfance.
Anna Freud nous démontre que nous avons bien dépassé cette période moins évoluée de la théorie psychanalytique pendant laquelle nous faisions comme si la vie du petit enfant débutait avec l’expérience orale instinctuelle. Nous voici maintenant engagés dans l’étude du développement primitif du self primitif qui, si le développement est allé assez loin, peut être renforcé et non interrompu par les expériences du ça.
Développant le thème du terme « anaclitique », que nous devons à Freud, Anna Freud nous dit : « La relation à la mère, bien qu’étant la première avec un autre être humain, n’est pas la première relation du petit enfant avec l’environnement. Ce qui la précède constitue une phase plus primitive dans laquelle ce n’est pas le monde objectal, mais les besoins corporels et leur satisfaction ou leur frustration qui jouent le rôle principal. » Incidemment, il me semble que l’emploi du mot « besoin » à la place du mot « désir » est très important pour l’établissement de notre théorie, mais j’aurais préféré qu’Anna Freud n’ait pas employé ici les mots « satisfaction » et « frustration » : on répond ou on ne répond pas à un besoin, et l’effet n’est pas le même que celui de la satisfaction ou de la frustration de la pulsion du ça.
Je peux ajouter la référence de Greenacre (1954) à ce qu’elle appelle « l’aspect berçant des plaisirs rythmiques ». Nous voyons ici un exemple de besoin auquel on répond ou non, mais il ne serait pas tout à fait exact de prétendre que l’enfant qui n’est pas bercé le ressent comme une frustration. Il n’y a certainement pas de colère, mais une sorte de distorsion du développement à une phase primitive.
Quoi qu’il en soit, une étude approfondie de la fonction de la mère dès la période la plus primitive me semble manquer, et j’espère rassembler les différents avis pour soumettre à la discussion une proposition générale.
Préoccupation maternelle
Ma thèse est la suivante : dans la toute première phase, nous trouvons chez la mère un état très spécifique, une condition psychologique qui mérite un nom tel que préoccupation maternelle primaire par exemple. Il me semble que, ni dans notre littérature spécialisée, ni peut-être ailleurs, personne n’a encore prêté une attention suffisante à cet état psychiatrique très particulier de la mère, dont je dirais :
- qu’il se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibilité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin ;
- qu’il dure encore quelques semaines après la naissance de l’enfant ;
- que les mères ne s’en souviennent que difficilement lorsqu’elles en sont remises, et j’irais même jusqu’à prétendre qu’elles ont tendance à en refouler le souvenir.
Cet état organisé (qui serait une maladie, n’était la grossesse) pourrait être comparé à un état de repli, ou à un état de dissociation, ou à une fugue, ou même encore à un trouble plus profond, tel qu’un épisode schizoïde au cours duquel un des aspects de la personnalité prend temporairement le dessus. J’aimerais lui trouver un nom adéquat et montrer combien on doit en tenir compte pour ce qui concerne la toute première phase de la vie du petit enfant. Je ne pense pas qu’il soit possible de comprendre l’attitude de la mère au début de la vie du nourrisson, si l’on n’admet pas qu’il faut qu’elle soit capable d’atteindre ce stade d’hypersensibilité – presque une maladie – pour s’en remettre ensuite. (C’est à dessein que j’emploie le mot « maladie », parce qu’une femme doit être en bonne santé, à la fois pour atteindre cet état, et pour s’en guérir quand l’enfant l’en délivre. Si l’enfant venait à mourir, l’état de la mère se révélerait brusquement pathologique. C’est le risque qu’elle court.) Tout ceci est contenu dans le terme « dévoué » que j’emploie quand je parle d’une mère « normalement dévouée à son enfant »70, car il y a certainement des femmes qui sont de bonnes mères de n’importe quelle autre façon, capables d’une vie riche et pleine, tout en étant dans l’impossibilité de parvenir à cette « maladie normale », qui leur permet de s’adapter aux tout premiers besoins du petit enfant avec délicatesse et sensibilité. Certaines y parviennent. avec un enfant et échouent avec un autre. Ces femmes-là seront incapables d’être uniquement préoccupées par leur enfant, à l’exclusion de tout autre intérêt, de la façon qui est temporairement normale. On peut supposer qu’il y a dans quelques-uns de ces cas une « fuite vers la santé ». Certaines ont d’autres centres d’intérêt importants qu’elles n’abandonnent pas facilement, ou bien elles ne sont pas capables de se laisser aller à cet abandon tant qu’elles n’ont pas eu leur premier enfant ; pour une femme qui fait une forte identification masculine, cette partie de sa fonction maternelle peut être spécialement difficile à réaliser, car le désir du pénis refoulé laisse peu de place à la préoccupation maternelle primaire.
Voici ce qu’on observe dans la pratique : ces femmes, ayant mis au monde un enfant, mais ayant « raté le coche au départ », se trouvent alors obligées de pallier ce déficit. Elles traversent une longue période pendant laquelle elles doivent s’adapter de très près aux besoins de leur enfant grandissant, et il n’est pas garanti qu’elles réussissent à réparer l’altération du développement des premiers temps. Au lieu de bénéficier du bon résultat d’une préoccupation précoce et temporaire, elles se voient brusquement imposer la nécessité d’une thérapie pour leur enfant, c’est-à-dire une période prolongée d’adaptation à son besoin : elles sont amenées à le gâter. Elles agissent en thérapeutes, et non pas en parents.
Kanner (1943), Loretta Bender (1947) et bien d’autres signalent ce même phénomène lorsqu’ils tentent de décrire le type de mère qui peut être à l’origine d’un « enfant autistique » (Creak, 1951 ; Mahler, 1954).
On peut faire à ce propos une comparaison entre la tâche de la mère qui doit compenser son incapacité passée et celle de la société qui s’efforce, parfois avec succès, d’amener un enfant frustré du stade antisocial à une identification sociale. Ce travail de la mère (ou de la société) nécessite un gros effort car il ne se fait pas naturellement. La raison en est que la tâche dont il s’agit appartient à une époque antérieure, et, pour le cas qui nous occupe, à celle où l’enfant a seulement commencé à exister en tant qu’individu.
Si cette thèse de l’état particulier d’une mère normale et de la guérison de cet état est plausible, nous pouvons alors examiner de plus près l’état correspondant du petit enfant.
L’enfant a :
- une constitution ;
- des tendances innées au développement (« la sphère du moi libre de conflit ») ;
- une motricité et une sensibilité ;
- des instincts, mêlés aussi à la tendance au développement, avec une prédominance de zone qui change.
La mère qui a atteint cet état que j’ai nommé « préoccupation maternelle primaire » fournit à l’enfant des conditions dans lesquelles sa constitution pourra commencer à se manifester, ses tendances à l’évolution se développer et où il pourra ressentir le mouvement spontané et vivre en propre des sensations particulières à cette période primitive de sa vie. On ne parlera pas ici du besoin de vie instinctuelle, car ce que je décris là est antérieur à l’installation des schémas instinctuels.
J’ai essayé de décrire tout cela à ma façon, en disant que, si la mère fournit une assez bonne adaptation au besoin, la propre ligne de vie de l’enfant est très peu perturbée par les réactions aux immixtions de l’environnement (car ce sont bien entendu les réactions qui comptent). Les carences maternelles provoquent des phases de réactions aux heurts, et ces réactions interrompent le « continuum » de l’enfant. Un excès de cette réaction n’engendre pas la frustration, mais représente une « menace d’annihilation » : c’est, selon moi, une angoisse primitive très réelle, bien antérieure à toute angoisse qui inclut le mot mort dans sa description.
En d’autres termes, l’établissement du moi doit reposer sur un « sentiment continu d’exister » suffisant, non interrompu par des réactions à des immixtions. Pour que ce « sentiment continu d’exister » soit suffisant au début, il faut que la mère se trouve dans cet état qui, d’après moi, existe vraiment lorsque la mère normale touche au terme de sa grossesse, et au cours des semaines qui suivent la naissance du bébé.
Seule une mère sensibilisée de la sorte peut se mettre à la place de son enfant et répondre à ses besoins. Ce sont d’abord des besoins corporels qui se transforment progressivement en besoins du moi, au fur et à mesure qu’une psychologie naît de l’élaboration imaginaire de l’expérience physique.
Et voici qu’apparaît l’existence d’une relation-au-moi71 entre la mère et le bébé, dont la mère va se remettre, et à partir de laquelle l’enfant peut éventuellement élaborer l’idée de la personne de la mère. Vue sous cet angle, la reconnaissance de la mère comme personne se fait d’une façon positive, normale, et ne provient pas d’une expérience de la mère vécue comme symbole de frustration. La carence d’adaptation de la mère à la phase la plus précoce ne produit rien d’autre que l’annihilation du self chez le petit enfant.
Ce que la mère fait bien n’est en aucune façon appréhendé par le petit enfant dans cette période : c’est une donnée qui concorde avec ma thèse. Ses carences ne sont pas ressenties comme des carences maternelles, mais elles retentissent comme des menaces contre l’existence personnelle du self.
Selon ces considérations, la structuration précoce du moi est donc silencieuse. La première organisation du moi provient du vécu des menaces d’annihilation qui n’entraînent pas l’annihilation et dont on se remet chaque fois. Grâce à ces expériences, la confiance dans la guérison conduit petit à petit à un moi et à un moi capable de faire face à la frustration.
J’espère qu’on verra ce que cette thèse apporte à notre théorie selon laquelle l’enfant reconnaît la mère comme une mère frustrante. C’est vrai plus tard, mais pas à ce stade primitif. Au début, la mère insuffisante n’est pas ressentie comme telle. En fait, reconnaître l’absolue dépendance à la mère et sa capacité de préoccupation maternelle primaire, suivant le terme dont on la désigne, relève d’une élaboration extrême et d’un niveau que même les adultes n’atteignent pas toujours. On ne reconnaît généralement pas la dépendance absolue du début, et c’est ce qui engendre la peur de la FEMME, que l’on trouve aussi bien chez les hommes que chez les femmes (Winnicott, 1950, 1957 a).
Nous pouvons maintenant dire pourquoi nous pensons que la mère du bébé est la personne qui convient le mieux pour les soins de ce bébé : c’est parce qu’elle a pu atteindre cet état particulier de préoccupation maternelle primaire sans être malade. Toutefois une mère adoptive ou toute autre femme capable d’être malade au sens que nous avons indiqué peut s’adapter suffisamment bien, en raison de sa faculté d’identification au bébé.
Il semble, d’après cette thèse, qu’un environnement d’assez bonne qualité dès le stade primaire, permet au petit enfant de commencer à exister, d’avoir ses expériences, de construire un moi personnel, de dominer ses instincts et de faire face à toutes les difficultés inhérentes à la vie. Tout ceci semble réel à l’enfant, qui devient capable d’avoir un self. Celui-ci pourra même éventuellement accepter de sacrifier sa spontanéité et même de-mourir.
D’autre part, sans l’environnement initial de qualité suffisante, ce self, qui peut se permettre de mourir, ne se développera jamais. Le sentiment du réel est absent, et, s’il n’y a pas trop de chaos, le sentiment ultime est celui de l’inutilité. Les difficultés inhérentes à la vie ne peuvent pas être abordées, et encore moins les satisfactions. S’il n’y a pas de chaos, on voit apparaître un faux self qui masque l’authentique, qui se conforme aux demandes, qui réagit aux stimuli, qui se débarrasse des expériences instinctuelles en les accomplissant, mais qui ne fait que gagner du temps.
On verra d’après cette thèse que les facteurs constitutionnels se révéleront plus facilement dans des conditions normales, lorsque l’environnement s’est adapté dès les premiers instants. Au contraire, lorsqu’il y a eu carence à cette époque, le petit enfant est pris dans des mécanismes de défense primitifs (faux self, etc) qui relèvent de la menace d’annihilation et les éléments constitutionnels ont tendance à être dépassés (à moins de manifestations physiques).
Il faut laisser ici de côté le thème de l’introjection des schèmes pathologiques de la mère chez le petit enfant, bien que ce sujet soit très important par rapport au facteur du milieu dans les étapes suivantes, après la première phase de dépendance absolue.
En reconstituant le développement précoce du petit enfant, il n’y a pas de raison de parler des instincts, si ce n’est sous l’angle du développement du moi.
Il y a une ligne de partage :
- Maturité du moi : les expériences instinctuelles renforcent le moi ;
- Immaturité du moi : les expériences instinctuelles démembrent le moi.
Le moi représente ici une somme d’expériences. Le self de l’individu débute par une somme d’expériences : repos, motricité spontanée, sensation, passage de l’activité au repos, acquisition progressive de la capacité d’attendre la guérison des annihilations – ceux-ci résultant des réactions aux heurts avec l’environnement. C’est pourquoi l’individu a besoin pour un bon départ de l’environnement spécialisé que j’ai appelé la Préoccupation Maternelle Primaire.