5. Le moi intérieur dans l’état schizoïde

Vous pouvez tourner le dos aux souffrances du monde ; c’est là quelque chose que vous êtes libre de faire et qui est en accord avec votre naturemais peut-être est-ce précisément la seule souffrance que vous pourriez être capable d’éviter.

Franz kafka

Dans l’état schizoïde ici analysé, il y a scission persistante entre le moi et le corps. Ce que l’individu considère comme son vrai moi, il le sent plus ou moins désincarné et, à leur tour, l’expérience et les actions du corps sont senties comme faisant partie du système du faux-moi.

Il est nécessaire à présent de considérer plus en détail les deux éléments de cette scission, ainsi que leur relation entre elles. Nous examinerons d’abord le moi mental ou non incarné.

Il est bien connu que des gens normaux connaissent des états temporaires de dissociation du moi et du corps. En général, on peut dire que cela apparaît comme un moyen de défense à la plupart des gens qui sont aux prises avec une expérience menaçante, à laquelle ils ne peuvent se soustraire physiquement. Les détenus des camps de concentration essayaient d’utiliser ce moyen, car ils n’en avaient pas d’autre. Le seul moyen de se défendre, pour eux, était un « retirement » psychique en eux-mêmes et hors de leur corps. Cette dissociation se traduit par des formules du genre : « Ceci ressemble à un rêve », « Je ne peux pas croire que ce soit vrai », « Rien ne semblait me toucher », « Ce n’est pas à moi que cela arrive », c’est-à-dire par des sentiments d’aliénation, d’éloignement, d’incompréhension. Le corps peut continuer à agir d’une manière apparemment normale, mais de l’intérieur il semble agir seul, automatiquement.

Cependant, en dépit de l’irréalité, de la nature onirique de ce qui est ressenti et de la nature automatique de l’action, le moi est en même temps loin d’être « assoupi » ; il est même extrêmement éveillé, capable de penser et d’observer avec une lucidité exceptionnelle.

Cette dissociation temporaire du moi et du corps peut aussi se traduire dans les rêves. En voici deux exemples :

Une jeune fille de dix-neuf ans, sur le point de contracter un mariage qu’elle redoutait pour diverses raisons, avait rêvé qu’elle était assise à l’arrière d’une voiture qui se conduisait toute seule. Cette jeune fille n’était pas schizoïde. Elle réagissait par une défense schizoïde à une situation particulière.

R., à la veille de subir un traitement psychothérapique, avait de même rêvé qu’il était sur la plateforme d’un autobus sans chauffeur. Il en sautait à temps et le bus s’écrasait contre un mur. Après quatre mois de traitement, R. eut un autre rêve où l’on est tenté de voir l’expression d’une heureuse évolution. Il le rapportait ainsi : « Je courais après un bus. Soudain, j’étais sur la plateforme et en même temps je continuais à courir après le bus. J’essayais de me rejoindre sur la plateforme mais je ne parvenais pas à sauter sur le bus, et cela m’effrayait. »

On pourrait multiplier les exemples de ce genre d’expériences de dissociation temporaire. Elle est parfois voulue intentionnellement ; plus souvent, elle se produit involontairement. Mais dans les cas qui nous intéressent ici, cette scission n’est pas simplement une réaction temporaire à une situation dangereuse, réversible lorsque le danger est passé. Elle est, au contraire, une orientation fondamentale vis-à-vis de la vie et l’on découvre généralement que ceux qui la manifestent semblent, en fait, en avoir déjà été partiellement affectés au sortir de la petite enfance. L’individu « normal », dans une situation qui menace son être et n’offre aucune perspective réelle d’échappée, développe un état schizoïde en essayant de sortir de cette situation au moins mentalement, sinon physiquement : il devient un observateur mental, détaché et impassible, qui regarde ce que fait son corps ou ce qui est fait à son corps. S’il en va ainsi pour l’individu « normal », il est permis de supposer que celui dont la manière constante d’être-dans-le-monde est déjà « divisée » vit dans ce qui est pour lui, sinon pour nous, un monde menaçant son être de toutes parts et auquel il n’est pas d’issue. Pour les individus de cette sorte le monde est une prison sans barreaux, un camp de concentration sans barbelés.

Le paranoïaque a des persécuteurs précis. Quelqu’un lui est hostile ; il y a un complot en cours, destiné à voler son cerveau ou, dissimulée dans le mur de sa chambre, une machine émettant des rayons invisibles pour amollir ce cerveau, ou encore des chocs électriques qui perturbent son sommeil. En revanche, celui que je décris se sent, à ce stade, persécuté par la réalité elle-même. Les vrais dangers, ce sont le monde tel qu’il est et les autres tels qu’ils sont.

Le moi essaie alors, en se désincarnant, de transcender le monde pour se mettre en sûreté. Mais un moi est en mesure de développer ce qu’il sent être extérieur à toute expérience et à toute activité. Il devient alors vide. Tout est là, hors de lui ; rien n’est ici, en lui. Qui plus est, la crainte constante de tout ce qui est là, d’être submergé, est renforcée plutôt qu’atténuée par le besoin de tenir le monde à distance. En même temps, le moi peut aspirer plus qu’à n’importe quoi à participer à ce monde. Ainsi, son plus vif désir est ressenti comme sa pire faiblesse et, cédant à cette faiblesse, il connaît la plus grande terreur, dès lors que l’individu craint de voir son vide menacé par cette participation, d’être lui-même englouti, de perdre son identité, qu’il associe au maintien de la transcendance du moi bien que ce soit une transcendance accomplie dans le vide.

Ce détachement du moi signifie que le moi ne se révèle jamais directement dans les expressions et les actes de l’individu, qu’il n’éprouve rien spontanément et immédiatement. La relation du moi avec autrui est toujours une relation de retrait, d’éloignement. Les rapports immédiats entre l’individu, autrui et le monde, fût-ce au niveau de la perception et de l’action, deviennent sans signification, futiles et faux. On peut représenter schématiquement cette double situation comme nous l’avons fait ci-dessous.

Les objets perçus par le moi sont sentis comme réels. Les pensées et les sentiments dont le moi est l’agent sont vivants et sentis comme ayant un sens. Les actions du moi sont authentiques. Mais si l’individu impute tous ses rapports avec autrui à un système intérieur qui n’est pas lui, le monde lui paraît irréel et tout ce qui appartient à ce système semble faux et privé de sens.

Image2

Tout le monde, à un moment ou à un autre, est dans une certaine mesure sujet à de telles impressions, mais chez les individus schizoïdes elles constituent un état d’esprit particulièrement insistant. Ces impressions naissent du fait que les portes de la perception et (ou) de l’action ne sont pas commandées par le moi mais par un faux moi. L’irréalité des perceptions et l’absence de signification de toute activité sont les conséquences inévitables d’une perception et d’une activité commandées par un faux système, un système partiellement dissocié du « vrai » moi, lequel est dès lors exclu d’une participation directe aux relations de l’individu avec les autres et avec le monde. Cet individu ressent ainsi une pseudo-dualité dans son être même. Au lieu de rencontrer le monde avec un moi intégré, il désavoue une partie de son être en même temps que son attachement aux choses et aux êtres dans le monde. Cela peut être représenté schématiquement de la façon suivante :

Au lieu de :

(moi-corps) ⇄ autrui

la situation est

moi ⇄ (corps-autrui)

Le moi, dès lors, est empêché d’avoir une relation directe avec les choses et les êtres réels. Lorsque cela se produit, on assiste chez le sujet à une lutte pour préserver le sentiment qu’a le moi de sa réalité, de sa vitalité, de son identité. Dans la figure 1 (voir plus haut), la réalité du monde et celle du moi sont mutuellement renforcées par la relation directe entre le moi et autrui. Dans la figure 2, nous avons un cercle vicieux. Chaque élément de ce diagramme en vient à être ressenti comme de plus en plus irréel et « mort ». L’amour impossible est remplacé par la peur. Le résultat final est un sentiment général que tout s’est « arrêté ». Rien ne bouge, rien n’est vivant, tout est mort, y compris le moi. Celui-ci, par son détachement, est empêché d’avoir pleine conscience de ce qui est réel et vivant. Impossible d’avoir avec autrui ce qu’on pourrait appeler une relation créatrice, où il y ait enrichissement mutuel du moi et de l’autre. Il s’y substitue une interaction qui, un instant, peut sembler effective mais qui est en fait sans vie (relation stérile). Il y a pour ainsi dire une interaction ça-ça au lieu d’une relation toi-moi. Cette interaction est un processus mort.

Le moi « intérieur » essaie de vivre par certains moyens compensatoires apparemment avantageux. Il tient à certaines formes d’idéal – par exemple l’honnêteté intérieure dans le cas de David. Tandis que tous les échanges avec autrui peuvent être feints, équivoques, hypocrites, l’individu tente d’avoir avec lui-même une relation scrupuleusement sincère, honnête, franche. Tout peut être caché aux autres, mais rien à soi-même. Ce faisant, le moi tente de devenir « une relation qui se réfère à elle-même » (Kierkegaard) à l’exclusion de tout le reste. Nous avons ici la source d’une seconde scission à l’intérieur du moi. L’être de l’individu s’étant partagé en un « vrai » et un « faux » moi, tous deux perdent leur réalité mais tous deux aussi se divisent à leur tour en sous-systèmes à l’intérieur d’eux-mêmes. Ainsi, dans la relation que le moi a avec lui-même, on voit se développer une seconde dualité, par laquelle le moi intérieur éclate pour avoir avec lui-même une relation sado-masochiste. Lorsque cela se produit, le moi intérieur, d’abord conçu comme un moyen de se raccrocher à un sentiment précaire d’identité, commence à perdre l’identité même qu’il avait (cf. le cas de Rose, p. 1, infra).

La substitution d’une interaction avec autrui aboutit à ce que l’individu en vient à vivre dans un monde où la crainte n’est pas tempérée par l’amour. L’individu a peur du monde, peur de voir tout empiètement devenir total et implosif, pénétrant, dissociant, engloutissant. Il a peur de se laisser aller, de sortir de lui-même, de se perdre dans une sensation quelle qu’elle soit, de se laisser ainsi diminuer, épuiser, vider, dépouiller, dessécher.

L’isolement du moi est dès lors un corollaire du besoin qu’il a de se contrôler. Il préfère voler plutôt que recevoir. Il préfère donner plutôt que se laisser voler quoi que ce soit – c’est-à-dire qu’il veut contrôler qui ou ce qui entre en lui, qui ou ce qui le quitte. Ce système défensif, à mon avis, est élaboré pour compenser le manque de sécurité ontologique. L’individu qui est assuré de son être n’a pas besoin de prendre de telles mesures. Cependant, l’effort accompli en vue de garder un moi transcendant, sans risque et en contrôlant de loin action et expérience, entraîne des conséquences qui peuvent l’emporter de beaucoup sur les apparents avantages que l’on attend de lui.

Dès lors que le moi, en renforçant son isolement et son détachement, ne s’engage pas dans une relation créatrice avec autrui et se nourrit de phantasmes, de pensées, de souvenirs qui ne peuvent être observables par d’autres ou transmis à d’autres, tout (dans un sens) est possible. Quels que soient les échecs ou les succès que rencontre le système du faux moi, le moi est capable de rester non engagé et indéfini. Dans l’imaginaire, le moi peut être n’importe qui, n’importe où, faire et avoir n’importe quoi. Il est donc omnipotent et entièrement libre – mais seulement dans l’imaginaire. Une fois aux prises avec la réalité, il souffre mille humiliations, non pas nécessairement celles de l’échec, mais simplement parce qu’il doit se soumettre à la nécessité et aux contingences. Il n’est omnipotent et libre que sur le plan de l’imaginaire. Plus cette omnipotence et cette liberté imaginaires sont flattées, plus en réalité le moi devient faible, impuissant, enchaîné. L’illusion d’omnipotence et de liberté ne peut être entretenue que dans le cercle magique de sa réclusion dans l’imaginaire. Et pour que cette situation ne soit pas affectée par la moindre intrusion de la réalité, il faut que le réel et l’imaginaire demeurent séparés.

Mais l’individu qui agit seulement dans l’imaginaire et non dans la réalité devient lui-même irréel. Pour cet individu, le monde réel se rétrécit et s’appauvrit. La réalité du monde physique et des autres cesse d’être utilisée comme aliment de l’imagination créatrice ; elle en arrive à avoir de moins en moins de signification en soi. Le moi, dont la relation avec la réalité est déjà ténue, devient lui-même de moins en moins une réalité et de plus en plus un phantasme, à mesure qu’il s’engage davantage dans une relation imaginaire avec ses propres phantasmes.

En l’absence d’un va-et-vient entre l’imagination et la réalité, tout devient possible sur le plan imaginaire. La destruction s’y poursuit sans désir compensatoire de réparation, car le sentiment de culpabilité perd de son intensité. Incontrôlée, cette destruction fait rage jusqu’à ce que le monde et le moi soient (en imagination) réduits en poussière et en cendres. Dans l’état schizophrénique, le monde est en ruines et le moi apparemment mort.

On voit ainsi que l’objectif atteint est à l’opposé de celui qu’on désirait atteindre. « De vrais crapauds envahissent les jardins imaginaires », comme l’écrivait Marianne Moore, et des fantômes marchent dans les vraies rues. L’identité du moi est donc à nouveau en danger.

***

Il n’est pas tout à fait correct de dire que le moi n’a de relation qu’avec lui-même. Il faut d’une part préciser, d’autre part développer cette idée. Nous l’avons déjà précisée en spécifiant que nous parlons ici de relation directe et immédiate. C’est cette relation directe et immédiate avec autrui et même avec les parties du sujet extérieures à l’enclave du moi qui devient impossible.

Exemple : un patient qui menait une vie extérieure relativement « normale » mais chez qui existait cette scission intérieure se plaignait de ne pouvoir avoir de rapports sexuels avec sa femme mais seulement avec l’image qu’il se faisait d’elle – c’est-à-dire que son corps avait des rapports physiques avec celui de sa femme, mais que son moi mental, quand cela se passait, était seulement le spectateur de ce que faisait son corps et (ou) s’imaginait lui-même ayant des rapports avec sa femme en tant qu’objet de son imagination. S’il me consultait, disait-il, c’était parce qu’il en éprouvait un sentiment de culpabilité7.

C’est là un exemple de ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de séparation entre le réel et l’imaginaire. Le moi évite d’avoir une relation directe avec des personnes réelles ; il n’en a qu’avec lui-même et les objets qu’il se crée, car il peut avoir une relation immédiate avec un objet né de son imagination ou de sa mémoire, s’il ne s’agit pas d’une personne réelle. Cela n’est pas toujours évident, bien sûr, même pour l’individu en cause, moins encore pour les autres. La femme du patient que j’ai cité n’avait pas du tout conscience de ce qui se passait en lui : l’image d’elle avec laquelle il disait avoir des rapports sexuels coïncidait assez avec elle-même dans la réalité pour qu’il fût seul à les différencier.

Une caractéristique de ce subterfuge est que le moi est capable d’avoir un sentiment de liberté qu’il craint de perdre s’il s’abandonne au réel. Cela s’applique à la fois à la perception et à l’action. Ce patient, si solitaire qu’il fût au moment de la plus grande intimité physique, se sentait en tout cas en sécurité : son esprit demeurait libre, bien que cette liberté devînt quelque chose à quoi il se sentait condamné.

L’équivalent peut se passer sur le plan de l’action. Les actes d’un individu peuvent, du point de vue d’une autre personne, sembler normaux et sans équivoque, mais on découvre qu’il agit avec le sentiment de ne pas faire ce qu’il fait. Ainsi, le patient précité disait que, s’il semblait avoir des rapports sexuels réguliers avec sa femme, il savait qu’il n’en était rien « en réalité ». Le passage de ce genre de propos à ceux du milliardaire psychotique qui dit ne pas avoir « réellement » d’argent est manifeste et pourtant subtil. Comme nous le verrons au chapitre X, p. 1, infra, ce passage semble consister en une perte du sens de la réalité des faits si totale que l’individu exprime la vérité « existentielle » de son cas avec le même prosaïsme que nous mettons à parler de faits connus de tous.

Ce patient aurait été psychotique si, par exemple, au lieu de dire qu’il n’avait pas « réellement » des rapports sexuels avec sa femme, il avait dit que la femme avec laquelle il avait des rapports sexuels n’était pas sa véritable épouse. Dans un certain sens, cela eût été parfaitement vrai, du point de vue existentiel, car sur ce plan-là son épouse « réelle » était l’objet de son imagination (fantôme ou image) plutôt que l’être humain qui partageait son lit.

Le moi non incarné du schizoïde ne peut réellement être marié à quelqu’un. Il existe dans un perpétuel isolement. Et pourtant cet isolement et ce non-engagement intérieurs ne vont pas, bien sûr, sans auto-duperie.

Il y a dans un acte quelque chose de décisif et de définitif que ce genre d’individu considère avec méfiance. L’action met un terme au « possible ». Elle fige la liberté. Si elle ne peut être absolument évitée, chaque acte doit alors être d’une nature assez équivoque pour que le « moi » n’y soit jamais pris au piège.

***

Je m’intéresse surtout ici, cela va sans dire, à observer le passage d’une situation schizoïde à la psychose et non à analyser d’autres possibilités. Il ne faut pas perdre de vue que détérioration ou désintégration n’est qu’un des résultats possibles de l’organisation schizoïde initiale. Bien évidemment elle peut déboucher aussi sur des formes authentiques de liberté, de puissance et de création.

Beaucoup d’écrivains et d’artistes schizoïdes, relativement isolés d’autrui, réussissent à avoir une relation créatrice avec les choses-dans-le-monde, en quoi s’incarnent les images de leur délire – mais ce n’est pas de ceux-là que nous nous occupons ici8. Dans cet ouvrage, je me limite à un domaine précis et à lui seul.

Cela dit, bien que le moi ait une attitude de liberté et d’omnipotence, son refus de s’engager dans l’« objectivité » dont parle Hegel le rend impuissant : en réalité, c’est-à-dire dans la réalité, il n’a pas de liberté. Qui plus est, même dans sa propre enclave, dans son détachement, il se sent constamment soumis à la menace d’une « réalité » implosive ou engloutissante et, tandis qu’il se préoccupe seulement de lui-même et de ses propres objets, il demeure hyper-conscient de lui-même en tant qu’objet aux yeux des autres. Ainsi les difficultés paradoxales du schizoïde sont aggravées par la nature particulière du système schizoïde de défense que nous avons décrit.

L’individu a peut-être toujours le choix entre deux attitudes, consistant l’une à assumer son détachement, l’autre à tenter de participer à la vie. La défense schizoïde contre la « réalité » a, pourtant, le grave inconvénient de tendre à perpétuer et à renforcer la nature menaçante du réel. La participation du moi à la vie est possible, mais seulement en cas d’anxiété intense. Franz Kafka s’en rendait très bien compte, lorsqu’il disait que c’était seulement grâce à son angoisse qu’il pouvait participer à la vie et que, pour ce motif, il n’aurait pas voulu en être délivré. C’est que la participation directe du schizoïde à la vie est ressentie par lui comme un risque constant d’être détruit par la vie.

Le moi du schizoïde doit être compris dès lors comme une tentative en vue d’atteindre à une sécurité secondaire contre les dangers primaires qui le menacent dans son insécurité ontologique initiale, et l’on peut voir un aspect de celle-ci dans la précarité du sentiment subjectif qu’a l’individu de sa propre vitalité, ressentie comme menacée par les autres.

En l’absence d’une relation créatrice spontanée, naturelle et sans angoisse avec le monde, le « moi intérieur » acquiert ainsi un sentiment envahissant d’appauvrissement intérieur qui se traduit par le fait que l’individu se plaint du vide, de l’engourdissement, de la froideur, du dessèchement, de l’impuissance, de la désolation, de la vanité de sa vie intérieure. Un patient se plaignait par exemple de la pauvreté de sa vie imaginative et émotionnelle. Il y voyait une conséquence de sa propre décision de se retrancher de la réalité, qui dès lors, disait-il, n’enrichissait plus son imagination.

Un autre connaissait tantôt des moments où il se sentait éclater de puissance et tantôt des moments où il se sentait vide et sans vie. Ce sentiment cyclothymique de lui-même lui donnait l’impression qu’il était un réservoir plein d’air sous pression et ses moments de dépression procédaient de la pensée que ce n’était que de l’air chaud. Le schizoïde parle fréquemment de lui-même en termes de ce genre, de telle sorte que, phénoménologiquement, nous sommes habilités à parler du vacuum que le moi se sent être.

Si le patient confronte son vide, son insignifiance, sa sécheresse, son froid intérieur avec l’abondance, la chaleur, la camaraderie qu’il croit exister ailleurs (et souvent il leur prête des proportions démesurément idéalisées, car le correctif de l’expérience personnelle ne joue pas), il se produit alors une confusion d’émotions contradictoires, allant d’une aspiration désespérée à connaître ce qui lui manque et qu’ont les autres à une envie et une aversion frénétiques de tout cela, ou au désir de détruire dans le monde toute bonté, toute fraîcheur, toute richesse. Ces sentiments peuvent à leur tour être compensés par des contre-attitudes de mépris, de dédain, de dégoût ou d’indifférence.

Ce vide, cette sensation de manque intérieur de richesse de substance et de valeur, s’ils l’emportent sur l’illusion d’omnipotence, incitent fortement l’individu à avoir des contacts avec la réalité. Le moi désolé et aride aspire à être fertilisé – mais il ne souhaite plus simplement, alors, une relation entre des êtres distincts : il aspire à être complètement abreuvé et envahi par l’autre.

James (cf. p. 1, supra) disait comment, alors qu’il marchait seul dans le parc, un soir d’été, observant les couples d’amoureux, il s’était soudain senti envahi par une prodigieuse sensation de communion avec le monde entier, le ciel, les arbres, les fleurs, l’herbe et les amoureux. Il était alors rentré chez lui avec un sentiment de panique et s’était plongé dans ses livres. Il disait lui-même qu’il « n’avait pas droit » à cette sensation, mais qu’en outre il avait été terrifié par la menace qui pesait sur lui de perdre son identité si son moi se fondait ainsi dans le monde. Il ne connaissait aucun moyen-terme entre un isolement radical et un total anéantissement dans le monde extérieur. Il avait peur d’être englouti par la Nature et de perdre irrémédiablement son moi. Pourtant, ce qu’il craignait le plus c’était aussi ce à quoi il aspirait le plus. « Une beauté mortelle est dangereuse », disait Gérard Manley Hopkins. Si des individus tels que James pouvaient suivre son conseil de la rencontrer puis de la quitter, les choses seraient plus simples – mais c’est justement ce qu’ils ne peuvent pas faire.

L’abondance extérieure est désirée par contraste avec le vide intérieur ; mais une participation sans perte d’être est considérée à la fois comme impossible et comme insuffisante, en sorte que l’individu doit se raccrocher à son isolement, à sa séparation, parce que, ce faisant, il se raccroche à son identité. Il aspire à une union complète, mais il est en même temps terrifié par cette aspiration même, car elle entraînerait la fin de son moi. Il ne souhaite pas une relation d’enrichissement et d’échange mutuels entre deux êtres ayant des affinités. Il ne conçoit pas une relation dialectique9.

Il peut arriver que le sentiment d’une perte de son moi soit accepté dans certaines circonstances précises sans trop d’anxiété. Il peut être possible, par exemple, de « se perdre » en écoutant de la musique ou dans certaines expériences quasi mystiques où le moi se sent en communion avec un non-moi qu’on appellera peut-être Dieu (mais pas nécessairement). Cependant, le désir qu’a le moi d’échapper à l’ennui de sa propre compagnie rencontre généralement deux obstacles insurmontables : l’anxiété et le sentiment de culpabilité qu’il engendre lui-même. Il a déjà été fait mention à différentes occasions de l’anxiété qui accompagne la perte de l’identité par « engloutissement ».

L’un des moyens d’obtenir de quelqu’un ce que l’on veut tout en gardant le contrôle du processus d’acquisition est bien entendu le vol. Les phantasmes schizoïdes de vol (effectué ou subi) se fondent sur ce dilemme : si vous volez ce que vous voulez obtenir de l’autre, vous êtes maître du jeu ; vous n’êtes pas à la merci de ce qui est donné – mais toute intention est immédiatement ressentie comme réciproque. Le désir de voler engendre la phobie d’être volé. Le phantasme selon lequel on a acquis ce que l’on possède en le volant s’accompagne du phantasme inverse, selon lequel ce qu’ont les autres vous a été volé (cf. le cas de Rose, chap. IX, p. 1, infra) – et selon lequel, en fin de compte, on sera non seulement dépouillé de tout ce qu’on a mais aussi de tout ce qu’on est, de son moi lui-même. De là vient que le schizophrène se plaint volontiers que son « moi » lui ait été volé ; de là aussi les défenses dressées contre ce danger constant.

Le sceau ultime de ce repliement du moi sur lui-même est apposé par son sentiment de culpabilité. Chez le schizoïde, ce sentiment a la même forme paradoxale que ses sentiments d’omnipotence et d’impuissance, de liberté et d’esclavage, de multipersonnalité et d’anonymat. Il semble y avoir diverses sources de culpabilité dans l’être de l’individu. Chez celui qui est divisé en différents « moi », il convient de savoir lequel de ces « moi » se sent coupable, et de quoi. En d’autres termes, chez un schizoïde, il n’y a pas et il ne peut y avoir un sentiment de culpabilité unique et non contradictoire. En gros, on pourrait supposer qu’un certain sentiment de culpabilité pourrait avoir sa source dans le faux moi et un autre dans le moi intérieur. Cependant, si nous qualifions de « fausse culpabilité » celle qu’éprouve le système du faux moi, nous devons éviter de considérer le moi intérieur comme la source d’une culpabilité « vraie ».

Je voudrais ici me contenter de préparer le terrain pour une analyse plus poussée de ce problème sur la base de matériaux cliniques.

S’il y a une chose à quoi le schizoïde est enclin à croire, c’est sa propre destructivité. Il est incapable de se croire capable de combler son « vide » sans réduire à néant tout le reste. Il considère son propre amour et celui des autres comme destructeurs, et il les récuse également. Être aimé menace son moi, mais son amour est aussi dangereux pour autrui. Son isolement n’a pas seulement pour but la sécurité de son moi, il est aussi un souci d’autrui. Une schizophrène ne permettait à personne de la toucher, non point parce que cela lui eût fait du mal mais parce qu’elle eût pu « électrocuter » les autres. Ce n’est là qu’une expression psychotique de ce que le schizoïde ressent quotidiennement. Il dit : « Ce serait faire tort à quelqu’un que de l’aimer. » Il ne lui reste donc qu’à détruire dans son esprit l’image de toute personne ou de toute chose qu’il pourrait aimer, pour sauver de la destruction cette personne ou cette chose dans la réalité.

Mais alors, s’il n’y a plus rien à désirer, plus rien, à envier, il n’y aura peut-être plus rien à aimer – mais plus rien non plus à réduire à néant. En dernier ressort, le schizoïde entreprend de tuer son « moi », et cela n’est pas aussi facile que de se trancher la gorge. Il s’enfonce dans un tourbillon de non-être pour éviter d’être – mais aussi pour préserver contre lui-même ce qui est.