« La Gardeuse d’oies »

Réaliser son autonomie

L’accession à l’autonomie par rapport aux parents est le thème d’un conte des frères Grimm, autrefois célèbre mais très peu connu de nos jours : « La Gardeuse d’oies. » On peut trouver cette histoire, avec des variantes, dans presque tous les pays d’Europe, comme dans d’autres continents. Dans la version des frères Grimm, le conte commence ainsi : « Il était une fois une vieille reine qui avait depuis longtemps perdu son mari, le roi. Elle avait une fille qui était très jolie... Le temps du mariage étant venu, comme la jeune fille devait partir pour un royaume étranger, sa vieille mère mit dans ses bagages quantité de joyaux et de vaisselle précieuse. » Une servante fut désignée pour l’accompagner. Les deux femmes reçurent chacune un cheval pour le ' voyage ; celui de la princesse savait parler et s’appelait Fallada41. À l’heure des adieux, la vieille reine monta dans sa chambre, prit un canif et s’entailla le doigt pour le faire saigner ; elle prit alors un chiffon blanc et fit tomber dessus trois gouttes de sang, puis elle donna le chiffon à sa fille, en lui montrant les trois gouttes et lui disant : « Garde-les bien, ma chère enfant, elles te seront précieuses et tu en auras grand besoin en cours de route. » Après avoir chevauché pendant une heure, la princesse eut soif et demanda à sa servante de descendre de cheval et d’aller remplir sa coupe d’or à un ruisseau. La servante refusa et, saisissant la coupe de la princesse, lui dit d’aller elle-même se pencher sur le ruisseau pour boire. Elle ne voulait plus être sa domestique.

Un peu plus loin, la princesse eut de nouveau soif ; mais cette fois, en se penchant pour boire, elle laissa tomber le chiffon taché de trois gouttes de sang qui s’en alla au fil de l’eau ; au même moment la princesse perdit toute force et tomba sous la coupe de sa servante.

Celle-ci en prit aussitôt avantage et obligea la princesse à échanger chevaux et vêtements, lui faisant jurer de n’en rien dire à la cour du roi. À l’arrivée au château, la servante fut prise pour la fiancée du prince. Interrogée par le vieux roi sur sa compagne, elle répondit qu’il pouvait lui donner quelque besogne, et la vraie princesse dut aller garder les oies avec un jeune garçon. Peu de temps après, la fausse fiancée demanda au jeune prince, son bien-aimé, la faveur de faire couper le cou de Fallada ; elle craignait en effet que le cheval ne révélât son méfait. Ce fut fait, mais la tête du cheval, à la demande de la vraie princesse, fut clouée sous la voûte sombre d’une poterne qu’elle devait franchir chaque jour pour aller garder les oies.

Chaque matin, quand la princesse et le petit garçon qui gardait les oies avec elle passaient par là, elle saluait la tête de Fallada avec un grand chagrin, et la tête répondait :

O Majesté qui passez là, si votre mère savait ça, son cœur volerait en éclats !

Un jour, dans le pré, la princesse dénoua ses cheveux. Comme ils semblaient être d’or pur, son compagnon voulut en arracher quelques-uns, mais la princesse l’en empêcha en déchaînant un grand vent qui emporta le bonnet du garçon ; celui-ci dut courir très loin pour le rattraper. Les mêmes événements se reproduisirent les deux jours suivants, ce qui fâcha tellement l’enfant qu’il alla se plaindre au vieux roi. Celui-ci, le lendemain, se cacha sous la poterne et il put tout observer. Le même soir, quand la gardeuse d’oies fut rentrée au château, le vieux roi lui demanda ce que signifiaient toutes ces choses. Elle lui répondit qu’elle était liée par un vœu qui l’empêchait de s’ouvrir de sa peine à un être vivant. Elle refusa de lui raconter son histoire, malgré son insistance, mais, finalement, quand le roi lui conseilla de confier son secret à l’âtre, elle accepta. Le vieux roi, caché derrière l’âtre, écouta tout ce qu’elle disait.

Après cela, la gardeuse d’oies fut revêtue d’habits royaux et tout le monde fut convié à une grande fête. La vraie fiancée fut placée à côté du prince, et la fausse, qui n’avait pas reconnu sa maîtresse sous sa magnificence, de l’autre côté. À la fin du repas, le vieux roi demanda à l’usurpatrice quel traitement mériterait quelqu'un qui aurait agi d’une certaine façon... et il lui raconta à peu près ce qu’elle avait fait elle-

même. Ignorant qu’elle était découverte, la fille répondit : « Une telle personne ne mérite pas mieux que d’être enfermée nue dans un tonneau tout hérissé de clous pointus à l’intérieur, et tramée ainsi par deux chevaux blancs, de rue en rue, jusqu’à ce que mort s’ensuive. » « Tu es celle-là, dit alors le vieux roi, et c’est ta propre sentence que tu viens de prononcer. Il sera fait de toi ce que tu as voulu. » Après l’exécution, le jeune roi célébra ses noces avec sa vraie fiancée, et ensuite ils régnèrent tous deux dans la paix et le plus grand bonheur.

Dès le début du conte, le problème de la succession des générations se trouve posé par le fait que la vieille reine envoie sa fille épouser un prince lointain, c’est-à-dire qu’elle se fera une vie bien à elle, indépendamment de ses parents. Malgré ses dures épreuves, la princesse tient la promesse qu’elle a faite de ne révéler à aucun être humain ce qui lui est arrivé ; elle fait ainsi la preuve de son courage moral qui, finalement, lui vaut une récompense, sous la forme du dénouement heureux. Ici, les dangers que doit affronter l’héroïne sont intérieurs : elle ne doit pas céder à la tentation de livrer son secret. Mais le thème principal de ce conte est l’usurpation de la place de l’héroïne par une simulatrice.

La raison pour laquelle cette histoire et ce thème se retrouvent dans toutes les cultures se situe dans leur signification œdipienne. Le personnage principal est généralement de sexe féminin, mais l’histoire peut présenter un héros masculin, comme dans la version anglaise la plus répandue « Roswal and Lillian », où un jeune garçon est envoyé à la cour d’un roi pour recevoir son éducation, ce qui fait apparaître encore plus clairement que le thème concerne les progrès de la croissance, la maturation et l’accession à l’indépendance42. Comme dans « La Gardeuse d’oies », au cours du voyage, le serviteur oblige le jeune homme à inverser les rôles. Quand ils arrivent à la cour étrangère, l’usurpateur est pris pour le prince qui, dégradé à l’état de valet, n’en conquiert pas moins le cœur de la princesse. Grâce à l’aide de personnages bienveillants, l'usurpateur est démasqué et, à la fin, sévèrement puni, tandis que le prince retrouve la place qui lui revient. Comme l’usurpateur de ce conte essaie aussi de supplanter le héros dans le mariage, le thème est essentiellement le même ; seul le sexe du héros est changé, ce qui semble dire que cette question de sexe n’a aucune importance. Il en est ainsi parce que les deux histoires ont trait au problème œdipien, qui concerne les filles aussi bien que les garçons.

« La Gardeuse d’oies » donne une forme symbolique aux deux facettes opposées de l’évolution œdipienne. Au cours d’un premier stade, l’enfant croit que celui de ses parents qui est du même sexe que lui est un usurpateur qui a pris sa place dans le cœur de l’autre qui, de son côté, aurait de beaucoup préféré avoir l’enfant lui-même comme compagnon conjugal. L’enfant suspecte celui des parents qui est de son sexe d’avoir, par sa ruse (il rôdait dans les parages avant l’arrivée de l’enfant), volé ce qui lui revenait de droit de par sa naissance ; et il espère que les choses seront justement rétablies grâce à quelque intervention supérieure et qu’il deviendra le partenaire de sa mère (ou, si c'est une fille, de son père).

Ce conte de fées guide aussi l’enfant au cours de son passage du stade œdipien précoce au stade supérieur quand son idée, fondée sur ses désirs, est remplacée par une vue un peu plus juste de sa véritable situation au cours de la phase œdipienne. À mesure qu’il grandit en compréhension et en maturité, l’enfant commence à se rendre compte que son idée, suivant laquelle celui des parents qui est du même sexe que lui se serait attribué la place qui lui revenait de droit, n’est pas dû tout conforme à la réalité. Il commence donc à comprendre que c’est lui, l’enfant, qui désire être l’usurpateur et prendre la place de l’époux du même sexe que lui. « La Gardeuse d’oies » avertit l’enfant qu’il doit abandonner ces idées à cause du terrible châtiment qui attend ceux qui, pour un moment, réussissent à remplacer le partenaire conjugal de droit. L’histoire montre qu’il vaut mieux assumer sa place d’enfant plutôt que d’essayer de prendre celle de l’un des parents, même si on le désire vivement.

Comme ce thème apparaît surtout dans des versions qui mettent en scène des héroïnes, certains peuvent se demander s’ils peuvent intéresser les garçons. À cela on peut répondre que, indépendamment du sexe de l’enfant, cette histoire impressionne vivement les petits garçons qui, à un niveau préconscient, comprennent que le conte se rapporte à des problèmes œdipiens qu’ils connaissent très bien. Dans un de ses plus célèbres poèmes, « Allemagne, conte d’hiver » (« Deutschland, ein Wintermàrchen »), Henri Heine raconte combien il avait été impressionné par « La Gardeuse d’oies »> :

Comme mon cœur battait quand ma vieille nourrice me racontait comment

la fille du roi, au temps jadis, était assise, solitaire, au coin du feu qui faisait briller ses tresses d’or !

Son travail était de soigner les oies.

Oui, elle était gardeuse d’oies, et quand, à la tombée de la nuit, elle franchissait la poterne pour ramener ses oies, infiniment triste, elle laissait couler ses larmes43.

« La Gardeuse d’oies » comporte une autre leçon, très importante : la mère, même si elle est aussi puissante qu’une reine, est incapable d’assurer l’évolution de son enfant vers la maturité. Pour devenir lui-même, l’enfant doit affronter seul les épreuves de la vie ; il ne peut pas compter sur ses parents pour l’aider à surmonter les conséqùences de sa faiblesse. Le fait que le trésor et les bijoux que la princesse reçoit de sa vieille mère ne lui sont d’aucun secours montre bien que tous les biens terrestres que les parents peuvent donner à leur enfant ne lui servent pas à grand-chose s’il ne sait pas les utiliser convenablement. Le dernier présent de la vieille reine à sa fille, et le plus important, est le chiffon taché de sang. Mais la princesse le perd par négligence.

Nous reparlerons plus loin, à propos de « Blanche-Neige » et de « La Belle au bois dormant », des trois gouttes de sang, en tant que symbole de la maturité sexuelle. Comme la princesse part pour se marier (elle passera donc de l’état de vierge à celui de femme et d’épouse) et comme sa mère insiste sur l’importance du mouchoir taché de sang beaucoup plus que sur le cheval qui parle, il n’est pas exagéré de penser que ces gouttes de sang répandues sur un morceau de lin^e blanc sont le symbole de la maturité sexuelle et constituent un lien spécial, établi par la mère qui prépare sa fille à devenir sexuellement active 20.

Ainsi donc, quand la princesse perd le gage fatidique qui pourrait la protéger des manigances de l’usurpatrice, il faut comprendre que tout au fond d’elle-même elle n’est pas assez mûre pour devenir femme. On peut penser que la perte du chiffon, par inadvertance, est un lapsus freudien par lequel la princesse se serait débarrassée d’un objet qui lui aurait rappelé quelque chose qu’elle ne désirait pas : la perte de sa virginité. La jeune fille promise au mariage redevient, en tant que gardeuse d’oies, une adolescente célibataire et cette immaturité est encore accusée par le fait qu’elle rejoint le clan des enfants : le petit garçon qui garde les oies avec elle. Mais l’histoire dit que quand on s’accroche à son immaturité alors que le moment est venu de passer à la maturité, on ne peut que provoquer la tragédie pour soi-même et pour les êtres les plus proches, comme Fallada, le fidèle cheval.

Les vers que Fallada répète par trois fois pour répondre aux lamentations de la gardeuse d’oies quand elle passe devant sa tête : « Ô majesté qui passez là... » sont moins faits pour déplorer le sort de la jeune fille que pour exprimer le chagrin de sa mère. Fallada essaye de lui faire comprendre que, pour son propre bien, mais aussi pour sa mère, la princesse devrait cesser d’accepter passivement ce qui lui arrive. Il laisse également entendre à la princesse que si elle n’avait pas agi aussi immaturément, en laissant tomber le chiffon et en se laissant mener par la servante, lui, Fallada, n’aurait pas eu la tête coupée. Tous les désastres sont de la faute de la jeune fille, qui n’a pas su s’affirmer. Le cheval qui parle est lui-même incapable de la tirer de sa malheureuse situation.

L’histoire insiste sur les difficultés que l’on rencontre sur les chemins de la vie : entrer dans la maturité sexuelle, atteindre l’indépendance et se réaliser soi-même. Il faut surmonter les dangers, endurer les épreuves, prendre des décisions ; mais l’histoire dit que si l’on reste fidèle à soi-même et à ses propres valeurs, tout finira bien, aussi désespérées que puissent paraître les choses. Et, bien sûr, dans la ligne de la résolution de la situation œdipienne, l’histoire dit avec insistance que celui qui cède à son désir de prendre la place d’un autre va irrémédiablement à sa perte. Avant de s’installer dans son moi, il faut d’abord l’édifier.

On pourrait une fois de plus comparer la profondeur de ce petit conte de fées (il ne fait pas plus de huit pages) à une histoire moderne déjà citée, « La Petite Locomotive qui pouvait », qui, elle aussi, encourage l’enfant à croire qu’à force de faire des efforts, il finira par réussir. Cette histoire moderne, et d’autres qui lui ressemblent, en donnant de l’espoir à l’enfant, joue un rôle très utile ; mais elle est très limitée. Elle n’atteint pas les désirs et les angoisses les plus profondément inconscients de l’enfant ; en dernière analyse, ce sont ces éléments inconscients qui empêchent l’enfant d’avoir confiance en lui. Que ce soit directement ou indirectement, les histoires de ce type ne révèlent pas à l’enfant ses angoisses les plus profondes et ne lui apportent aucun soulagement au niveau de ces sentiments oppressants. Contrairement à ce qu’affirme le message de « La Petite Locomotive », le succès est incapable, de lui-même, de venir à bout des difficultés intimes. S’il en était autrement, il y aurait beaucoup moins d’adultes qui finissent par réussir extérieurement, à force de s’acharner, mais que ce « succès » ne soulage pas de leurs difficultés intérieures.

L’enfant n’a pas simplement peur de l’échec, en tant que tel, bien que cela fasse partie de son angoisse. Mais c’est ce que semblent croire les auteurs de ces histoires, peut-être parce que cette peur se trouve au centre des appréhensions de l’adulte : c’est-à-dire la peur des désavantages qu’entraîne l’échec dans la réalité. L’angoisse de l’échec, chez l’enfant, est axée sur l’idée que s’il ne réussit pas, il sera repoussé, abandonné et totalement anéanti. Seules les histoires où un ogre, ou tout autre personnage méchant, essaye de tuer le héros, s’il ne se montre pas assez fort pour tenir tête à l’usurpateur, sont dans le vrai en accordant à l’enfant la perspective psychologique qui est la sienne en ce qui concerne les conséquences de l’échec.

L’enfant n’attribue aucune signification au succès final si, en même temps, il n’est pas débarrassé de ses angoisses inconscientes. C’est ce que symbolise le conte de fées par la mise à mort du méchant. Sans cela, la victoire finale du héros resterait incomplète, puisqu’il continuerait d’être menacé par son ennemi.

Les adultes croient souvent que le châtiment cruel du méchant dans les contes de fées perturbe et terrorise inutilement l’enfant. C’est exactement le contraire qui est vrai ; l’enfant est rassuré de savoir que le châtiment suit le crime. Il se sent souvent traité injustement par les adultes et par le monde en général et il lui semble que personne n’essaye d’y remédier. Se fondant uniquement sur ces expériences, il veut que ceux qui le trompent et qui le rabaissent — comme la servante trompe la princesse dans l’histoire — soient très sévèrement châtiés. S’ils ne le sont pas, l’enfant pense que personne ne le protège sérieusement ; plus dur sera le châtiment infligé aux méchants, plus l’enfant se sentira en sécurité.

Il est important ici de noter que l’usurpatrice prononce sa propre condamnation. Après avoir choisi de prendre la place de sa maîtresse, la servante choisit les modalités de sa propre mort ; ces deux choix sont la conséquence de sa méchanceté qui lui fait inventer un châtiment atroce ; cette punition ne lui est donc pas infligée de l’extérieur. Ce message veut dire que les mauvaises intentions conduisent le méchant à sa perte. En choisissant deux chevaux blancs comme exécuteurs, l’usurpatrice révèle son sentiment inconscient de culpabilité pour avoir fait tuer Fallada : comme il était le cheval qui portait une fiancée vers la cérémonie nuptiale, on peut supposer qu’il était blanc, la couleur qui symbolise la pureté, ce qui semble expliquer pourquoi ce sont des chevaux blancs qui vengent Fallada. L’enfant apprécie tout cela à un niveau préconscient.

J'ai dit un peu plus haut que les succès remportés à l’extérieur ne suffisent pas à calmer les angoisses intérieures. L’enfant a donc besoin de savoir qu’il ne lui suffit pas de persévérer dans ses efforts. Apparemment, il semble que la gardeuse d’oies ne fasse rien pour changer son destin et qu'elle ne réintègre sa place que grâce à l’intervention de puissances bienveillantes, ou simplement par hasard. Mais ce qui peut paraître négligeable à un adulte prend des proportions beaucoup plus importantes chez l’enfant qui, lui aussi, ne peut pas faire grand-chose sur le moment pour modifier son destin. L’histoire montre que ce sont moins les exploits spectaculaires qui comptent que le développement intérieur, qui permettra au héros d’atteindre son entière autonomie. Conquérir son indépendance et transcender l’enfance exige une évolution : on n’y parvient pas en excellant dans une tâche particulière ni en se battant contre les difficultés extérieures.

J’ai déjà dit comment « La Gardeuse d’oies » projette les deux aspects de la situation œdipienne : se sentir dépossédé par un usurpateur, puis reconnaître qu’on est soi-même l’usurpateur. L’histoire met aussi en relief les dangers que court l’enfant en s’accrochant trop longtemps à sa dépendance infantile. L’héroïne transfère d’abord sa dépendance vis-à-vis de sa mère à sa servante et lui obéit sans se servir de son propre jugement. De même que l’enfant ne désire pas abandonner sa dépendance, de même la princesse s’abstient de réagir pour modifier sa situation ; c’est là, dit l’histoire, qu’elle va à sa perte. En maintenant sa dépendance, elle s’interdit de passer à un stade supérieur d’humanité. Si elle s’en va dans le monde — ce qui est symbolisé dans l’histoire par le départ de la princesse qui quitte sa maison pour aller gagner ailleurs son royaume — elle doit devenir indépendante. Telle est la leçon qu’apprend la princesse tandis qu’elle garde les oies.

Le petit garçon qui garde les oies avec elle essaye de la commander, comme l’a fait plus tôt la servante. Motivé par ses propres désirs, il méprise l’autonomie de la princesse. Au cours du voyage qui l’éloi-gnait de la maison de son enfance, elle a laissé la servante lui prendre sa coupe d’or. Et maintenant qu’elle est assise dans le pré et dénoue sa

chevelure (les « tresses d’or »> dont parle Heine) le garçon veut lui prendre ses cheveux, pour usurper, pour ainsi dire, une partie de son corps. Elle ne le permet pas ; cette fois, elle sait comment l’en empêcher. Alors qu’elle avait trop peur de la colère de la servante pour oser lui résister, elle se garde bien de se laisser malmener par le garçon, bien qu’il se mette en colère parce qu’elle lui résiste. L’histoire, en parlant d’une coupe d’or et de cheveux d’or, attire l’attention de l’auditeur sur l’importance des réactions différentes de la jeune fille en présence, de situations semblables.

C’est sa colère qui pousse le garçon à aller se plaindre au roi de la gardeuse d’oies, ce qui amène le dénouement. L’héroïne, en s’affirmant, aborde le grand tournant de sa vie. Alors qu’elle n’avait pas osé s’opposer à la servante qui l’avilissait, elle a fini par apprendre ce qu’il fallait faire pour atteindre son autonomie. Cela est confirmé par le fait qu’elle refuse de se parjurer, bien que sa promesse ait été arrachée de force. Elle sait maintenant qu’elle n’aurait jamais dû faire cette promesse, mais elle s’estime obligée de la tenir. Cela ne l’empêche pas de confier son secret à un objet, comme l’enfant qui, pour se libérer, confie ses chagrins à un jouet. L’âtre, qui représente le sanctuaire de la maison, est tout à fait désigné pour recevoir sa triste confêssion. Mais l’essentiel est qu’en affirmant sa dignité et l’inviolabilité de son corps — en refusant au garçon quelques cheveux qu’il veut lui prendre contre son gré — elle s’achemine vers une conclusion heureuse. La méchante servante ne pouvait songer qu’à essayer d’être — ou de sembler êtfe — différente de ce qu’elle était en réalité. La gardeuse d’oies, elle, a appris qu’il est beaucoup plus difficile d’être vraiment soi-même, mais que ce n’est que grâce à cela qu’elle gagnera sa véritable autonomie et changera le cours de son destin.


20 On se rendra compte de l’importance de ces trois gouttes de sang quand on saura qu’une version allemande de ce conte, trouvée en Lorraine, est intitulée « Le Linge aux trois taches de sang ». Dans une version française, le présent chargé de puissance magique est une pomme d’or, ce qui rappelle la pomme donnée à Ève au paradis, symbole de la connaissance sexuelle44.