« Blanche-Neige »

Les difficultés pubertaires de l'enfant de sexe féminin

« Blanche-Neige » est l’un des contes de fées les plus célèbres. Il a été raconté pendant des siècles, en différentes versions, dans tous les pays et dans toutes les langues d’Europe ; et, de là, il a gagné d’autres continents. Le plus souvent, le conte a simplement pour titre le nom de « Blanche-Neige », mais il existe beaucoup de variantes 35. « Blanche-Neige et les sept nains » est le titre sous lequel le conte est actuellement le plus connu, mais il s’agit d’une version expurgée qui a le tort d’exagérer le rôle des nains qui, incapables d’atteindre une virilité adulte, sont définitivement fixés à un niveau pré-œdipien (ils n’ont pas de parents, ne se marient pas et n’ont pas d’enfants) ; dans cette variante de l’histoire, ils servent de faire-valoir et camouflent les changem'ents importants qui se produisent dans la personne de Blanche-Neige.

Certaines versions de « Blanche-Neige » commencent ainsi : « Un jour qu’ils voyageaient en carrosse, un comte et une comtesse passèrent à côté de trois tas de neige ; les voyant, le comte s’exclama : « Comme je voudrais avoir une fille qui aurait la blancheur de la neige ! » Peu de temps après, ils arrivèrent à trois trous pleins de beau sang rouge, et il dit : « Comme je voudrais avoir une petite fille dont les joues seraient aussi rouges que ce sang ! » Continuant leur chemin, le carrosse fit s’envoler trois corbeaux et le comte dit qu’il désirait avoir une petite fille dont les cheveux seraient aussi noirs que les ailes du corbeau. Us rencontrèrent ensuite une petite fille blanche comme neige, aux joues aussi rouges que le sang et dont les cheveux étaient noirs comme l’aile d’un corbeau. C’était Blanche-Neige. Le comte la fit aussitôt asseoir près de lui dans la voiture et se mit à l’aimer ; mais la comtesse ne l’aimait pas du tout et ne songeait qu’à se débarrasser d’elle. Finalement, elle laissa tomber son gant sur la route et ordonna à Blanche-Neige d’aller le ramasser ; sans attendre son retour, elle dit au cocher de lancer la voiture à toute vitesse. »

La seule différence d’une version analogue est que le couple traverse une forêt et que Blanche-Neige doit aller cueillir une brassée de roses magnifiques qui poussent au bord du chemin. Pendant qu’elle s’exécute, la reine ordonne au cocher de partir, et Blanche-Neige est abandonnée62.

Dans ces versions de l’histoire, le comte et la comtesse, ou le roi et la reine, sont de véritables parents, à peine déguisés, et la petite fille, qu’admire tellement la figure paternelle, et qui a été trouvée par hasard, est leur enfant adoptif. Les désirs œdipiens d’un père et d’une fille et la jalousie que fait naître leur attitude chez la mère sont beaucoup plus nettement exposés ici que dans les versions les plus connues. La forme sous laquelle « Blanche-Neige » est actuellement la plus répandue laisse les complications œdipiennes à notre imagination, sans les imposer à notre esprit conscient 3663.

Qu’elles soient clairement exprimées ou simplement suggérées, les difficultés œdipiennes de chaque individu ne peuvent être résolues qu’en fonction de l’évolution de sa personnalité et de ses relations humaines. En camouflant les situations œdipiennes et en ne faisant connaître que par allusions leurs complications, les contes de fées nous permettent de tirer nos propres conclusions, au moment le plus opportun, et d’atteindre ainsi à une meilleure compréhension de ces problèmes. Les contes livrent leur enseignement par petites touches. Dans les versions qui viennent d’être mentionnées, Blanche-Neige n’est pas la fille du comte et de la comtesse, ce qui n’empêche pas le comte de l’aimer et de la désirer profondément et ce qui n’empêche pas non plus la comtesse d’être jalouse d’elle. Dans la version la plus connue de Blanche-Neige, la femme jalouse n’est pas sa mére, mais sa belle-mère, et l’homme dont elles se disputent l’amour n’est même pas cité. Ainsi, les problèmes œdipiens, qui sont à l’origine du conflit de l’histoire, sont abandonnés à notre imagination.

Physiologiquement parlant, les parents conçoivent l’enfant, mais c’est le fait de la naissance qui oblige le couple à vraiment devenir des parents. C’est donc l’enfant qui crée les problèmes parentaux, auxquels s’ajoutent ceux qu’il apporte de lui-même. Les contes de fées commencent généralement lorsque l’enfant, d’une façon ou d’une autre, se trouve dans l’impasse. Dans « Jeannot et Margot », la présence des enfants pose aux parents des problèmes matériels qui rendent problématique la vie même des jeunes héros. Dans « Blanche-Neige », la situation problématique ne naît pas de difficultés externes, comme la pauvreté, mais de la relation parents-enfant.

Dès que la position de l’enfant à l’intérieur de la famille devient un problème pour lui et pour ses parents, il commence à lutter pour échapper à la situation triangulaire. C’est le plus souvent une quête désespérément solitaire de lui-même, un combat où les autres jouent un rôle secondaire qui facilite ou gêne sa démarche. Dans de nombreux contes de fées, le héros doit chercher, voyager et souffrir pendant des années d’existence solitaire avant de pouvoir rencontrer et sauver une autre personne, et d’établir avec elle des relations qui donnent un sens durable à leurs deux vies. Dans « Blanche-Neige », les années que passe l’héroïne avec les nains sont pour elle une période de graves ennuis, de problèmes qu’elle travaille à résoudre : c’est la période de croissance.

Peu de contes de fées réussissent à aider l’auditeur à distinguer entre les phases principales du développement de l’enfance aussi bien que le fait « Blanche-Neige ». Dans ce conte, comme dans la plupart des autres, les années pré-œdipiennes, où l’enfant était totalement dépendant, sont à peine mentionnées. L’histoire se rapporte essentiellement aux conflits œdipiens entre la mère et la fille, à l’enfance, et, finalement, à l’adolescence, et insistent sur ce qui constitue une « bonne enfance » et sur ce qu’il faut faire pour en sortir.

Le « Blanche-Neige » des frères Grimm commence ainsi : « Il était une fois, en plein hiver, quand les flocons descendaient du ciel comme des plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait un encadrement de bois d’ébène, noir et profond. Et tandis qu’elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au-dehors, la reine se piqua le doigt avec une aiguille et trois petites gouttes de sang tombèrent sur la neige. C’était si beau, ce rouge sur la neige, qu’en le voyant la reine songea : « Oh ! si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang et aussi noir de cheveux que l’ébène de cette fenêtre ! » Bientôt après, elle eut une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d’ébène, et Blanche-Neige fut son nom à cause de cela. Mais la reine mourut en la mettant au monde. Au bout d’un an, le roi prit une autre femme qui était très belle... » , Au début de l’histoire, donc, la mère de Blanche-Neige se pique le doigt, et trois gouttes de sang tombent sur la neige. Les problèmes que l’histoire se charge de résoudre sont bien posés : l’innocence sexuelle, la blancheur, fait contraste avec le désir sexuel, symbolisé par le sang rouge. Le conte prépare la petite fille à accepter ce qui, autrement, serait un événement bouleversant : le saignement sexuel, la menstruation et, plus tard, la rupture de l’hymen. En écoutant les premières phrases de « Blanche-Neige », l’enfant apprend qu’une petite quantité de sang (trois gouttes, le chiffre trois étant celui qui, dans l’inconscient, est le plus étroitement relié au sexe)65 est la condition première de la conception : ce n’est qu’après ce saignement que naît l’enfant. Ici donc, le saignement (sexuel) est étroitement relié à un « heureux » événement ; le jeune auditeur apprend, sans explications superflues, que, sans le saignement, aucun enfant, pas même lui, ne pourrait naître.

Apparemment, il n’arrive rien de mal à Blanche-Neige pendant ses premières années de vie, bien que sa mère soit morte en couches et ait été remplacée par une belle-mère. Cette dernière ne devient la marâtre « typique » des contes de fées que lorsque Blanche-Neige atteint l’âge de sept ans et commence à mûrir. Elle commence alors à se sentir menacée par Blanche-Neige et devient jalouse. Son narcissisme est mis en évidence quand elle essaie de se rassurer sur sa beauté en interrogeant le miroir magique, bien avant que la beauté de Blanche-Neige éclipse la sienne.

L’attitude de la reine devant son miroir rappelle le vieux thème de Narcisse, qui finit par se laisser engloutir par l'amour qu’il avait de lui-même. Ce sont les parents les plus narcissiques qui se sentent les plus menacés par la croissance de leur enfant. Celui-ci leur montre, en prenant de l’âge, qu’ils vieillissent. Tant que l'enfant est totalement dépendant, il continue, pour ainsi dire, de faire partie du père et surtout de la mère. Mais quand, mûrissant, il tend vers son indépendance, il est ressenti comme une menace, et c’est ce qui arrive à la reine de « Blanche-Neige ».

Le narcissisme fait partie intrinsèque du développement de l'enfant ; peu à peu, il doit apprendre à sublimer cette forme dangereuse d’autosatisfaction. L’histoire de Blanche-Neige le met en garde contre les conséquences désastreuses du narcissisme, aussi bien chez les parents que chez l’enfant. Le narcissisme de Blanche-Neige risque de lui être fatal quand, par deux fois, elle cède aux tentations de la reine qui se présente à elle sous un déguisement sous prétexte de la rendre plus belle encore ; et finalement, la reine meurt de son propre narcissisme.

Nous ne savons donc rien de la vie de Blanche-Neige dans la maison de ses parents avant le moment où elle en est chassée. On ne nous dit rien des relations qu’elle entretenait avec son père, encore qu’il soit raisonnable de supposer qu’il était à l’origine de la compétition qui dressait la (belle-)mère contre sa fille.

Le conte de fées voit le monde et ce qui s’y passe non pas d’une façon objective mais selon la perspective du héros, qui est toujours un être en pleine croissance. Comme l’auditeur s’identifie à Blanche-Neige, il observe tous les événements avec ses yeux et non avec ceux de la reine. Pour la petite fille, l’amour qu’elle éprouve pour son père est la chose la plus naturelle du monde, de même que l’amour qu'il éprouve pour elle. Elle est incapable d'imaginer qu’il puisse s’agir là d’un problème, sauf s’il ne l’aime pas assez, c’est-à-dire s’il ne la préfère pas à tous les autres. Tout en voulant que son père la préfère à sa mère, elle ne peut pas accepter que, pour cette raison, sa mère soit jalouse d'elle. Mais à un niveau préconscient, la petite fille sait combien elle est elle-même jalouse de l’attention que chacun de ses parents prête à l’autre, quand elle estime que toute cette attention devrait lui revenir. Comme elle veut être aimée de ses deux parents

— fait qui est bien connu, mais qui est souvent négligé quand on étudie la situation œdipienne, en raison de la nature du problème — elle se sent beaucoup trop menacée pour oser imaginer que l’amour qu’elle éprouve pour l’un de ses parents puisse rendre l’autre jaloux. Quand cette jalousie — celle de la reine, par exemple — ne peut être surmontée, il faut bien que l’enfant trouve une autre raison pour l’expliquer, en l’occurrence, la beauté de Blanche-Neige.

Normalement, les relations entre parents ne sont pas compromises par l’amour que l’un des deux porte à son enfant. À moins que les rapports conjugaux ne soient très mauvais, la jalousie, si elle existe, demeure minime et se trouve bien contrôlée par celui des deux parents qui ne l’éprouve pas.

Il n’en va pas de même pour l’enfant. Et tout d’abord, les bonnes relations qu’entretiennent ses parents ne calment en rien ses accès de jalousie. Ensuite, tous les enfants sont jaloux, sinon de leurs parents, du moins des privilèges dont ils jouissent en tant qu’adultes. Quand les attentions tendres et affectueuses de celui des parents qui est du même sexe ne suffisent pas à établir des liens positifs chez l’enfant œdipien naturellement jaloux, et, en même temps, à mettre en route le processus d’identification qui viendra à bout de cette jalousie, on peut être assuré que cette dernière dominera la vie affective de l’enfant. Comme une (belle-) mère narcissique est un personnage avec lequel on n’a guère envie d’établir des relations, et encore moins de s’identifier, Blanche-Neige, si elle était une enfant réelle, ne pourrait pas s’empêcher d'être intensément jalouse de sa mère, de tous ses avantages et de tous ses pouvoirs.

Comme l’enfant ne peut pas se permettre d’éprouver de la jalousie envers l'un de ses parents (ce serait très menaçant pour sa sécurité) il projette ses sentiments sur lui (ou sur elle). « Je suis jalouse des avantages et des prérogatives de ma mère » devient cette pensée lourde de désir : « Ma mère est jalouse de moi. » Le sentiment d’infériorité, par autodéfense, devient sentiment de supériorité.

L’enfant prépubertaire ou adolescent peut se dire : « Je n’entre pas en rivalité avec mes parents, je suis déjà bien meilleur qu’eux ; ce sont eux qui entrent en rivalité avec moi. » Malheureusement, il existe aussi des parents qui veulent convaincre leurs enfants adolescents qu’ils leur sont supérieurs ; il y a beaucoup de chances pour qu’ils le soient à certains égards, mais, pour la sécurité de leurs enfants, ils feraient mieux de garder pour eux cette réalité. Le pire est qu’il existe des parents qui veulent valoir mieux, sur tous les plans, que leurs enfants adolescents ; c’est, par exemple, le père qui tente de se maintenir à la hauteur de la force juvénile et des prouesses sexuelles de ses fils ; ou la mère qui veut par son allure, sa façon de s’habiller et son comportement, paraître aussi jeune que sa fille. L’ancienneté du thème de « Blanche-Neige » prouve qu’il s’agit d’un phénomène vieux comme le monde. Mais la rivalité parents-enfants rend la vie insupportable aux uns comme aux autres. Placé dans de telles conditions, l’enfant veut se libérer et se débarrasser de celui de ses parents qui veut l’obliger à rivaliser ou à se soumettre. Ce désir de se débarrasser du père ou de la mère éveille un fort sentiment de culpabilité bien que ce désir soit justifié si on observe objectivement la position de l’enfant. Ainsi, par un renversement qui élimine le sentiment de culpabilité, ce désir, lui aussi, est transféré sur les parents. C’est pourquoi nous trouvons dans les contes de fées des parents qui essayent de se débarrasser de leur enfant, comme la reine de « Blanche-Neige ».

Dans « Blanche-Neige » comme dans « Le Petit Chaperon Rouge », apparaît un homme que l’on peut considérer comme une représentation inconsciente du père, dans le premier de ces contes, c’est le chasseur qui reçoit l’ordre de tuer la petite fille et qui décide de lui laisser la vie. Qui d’autre qu’un substitut du père pourrait faire semblant de se plier aux exigences de la marâtre pour ensuite oser agir contre sa volonté ? C’est ce que désire croire la fille œdipienne et adolescente au sujet de son père.

Pourquoi, dans les contes de fées, les personnages masculins qur font figure de sauveteurs apparaissent-ils si souvent dans le rôle de chasseur ? Il serait trop facile de dire qu’à l’époque où naissaient les contes de fées, la chasse était une occupation typiquement masculine. À la même époque, les princes et les princesses étaient aussi rares que de nos jours et, pourtant, ils abondent dans les contes ; mais à l’origine de ces histoires, la chasse était un privilège aristocratique, ce qui nous donne une bonne raison de voir dans le chasseur un personnage haut placé, comme le père de ces princes et princesses.

En réalité, si les chasseurs apparaissent si souvent dans les contes de fées, c’est qu’ils se prêtent fort bien aux projections de l’enfant. Tout enfant, à un moment ou à un autre, voudrait être prince ou princesse... et il lui arrive même de temps en temps, dans son inconscient, de croire qu’il l’est et que les circonstances l’ont privé de son titre. Et s’il y a tant de rois et de reines dans les contes, c’est parce que, pour l’enfant, leur rang signifie le pouvoir absolu que les parents

semblent détenir sur lui. Le roi et la reine, comme les chasseurs, sont ainsi des projections de l’imagination de l’enfant.

Le fait que l’on accepte facilement le chasseur comme une image valable d’un personnage paternel fort et tutélaire (par opposition avec les nombreux pères inefficaces, comme celui de « Jeannot et Margot ») doit être mis en relation avec les associations qui s'attachent à lui. Dans l’inconscient, le chasseur représente le symbole de la protection. Dans cette association apparaît la phobie des animaux que connaissent plus ou moins tous les enfants. Dans ses rêves nocturnes comme dans ses rêves éveillés, l’enfant est poursuivi et menacé par des animaux furieux, qui naissent de sa peur et de ses sentiments de culpabilité. Il a donc l’impression que seul le père-chasseur peut effrayer ces animaux menaçants et les tenir en respect. C’est la raison pour laquelle le chasseur des contes de fées n’est pas un personnage qui tue d’innocentes créatures, mais qui domine, contrôle et dompte des bêtes féroces. À un niveau plus profond, il représente la soumission des tendances ani-, maies, asociales et violentes de l’homme. Étant donné qu’il traque et met en échec ce que l’on considère comme étant les plus bas instincts de l’homme — symbolisés par le loup — le chasseur est un personnage éminemment protecteur qui est capable de nous épargner, et qui nous épargne, les dangers de nos émotions violentes et de celles des autres.

Dans « Blanche-Neige », la lutte œdipienne de la petite fille puber-taire n’est pas refoulée, mais vécue autour de la mère considérée comme rivale. Toujours dans le même conte, le père-chasseur est incapable de prendre une position ferme et précise. Il n’accomplit pas son devoir vis-à-vis de la reine et ne se sent pas moralement obligé de mettre Blanche-Neige en lieu sûr. Il ne la tue pas de sang-froid, mais l’abandonne dans la forêt, non sans savoir qu’elle sera la proie des animaux sauvages. Il tente de satisfaire à la fois la mère, en feignant d’obéir à ses ordres, et la fille en lui laissant la vie sauve. La haine et la jalousie durables de la reine sont la conséquence de l’ambivalence du père ; dans « Blanche-Neige », elles sont projetées sur la méchante reine qui continue de réapparaître dans la vie de l’enfant.

Le père faible n’est pas plus utile à Blanche-Neige qu’il ne l’était à Jeannot et à Margot. L’apparition fréquente de ces pères faibles dans les contes de fées indique que les maris dominés par leur femme ne sont pas un phénomène nouveau. Pour en revenir à notre sujet, ce sont ces pères-là qui créent des difficultés insurmontables chez l’enfant et qui ne savent pas les aider à les résoudre. Nous avons ici un autre

exemple des messages importants que les contes de fées adressent aux parents.

Pourquoi, dans ces contes, la mére rejette-t-elle son enfant, et pourquoi le pére est-il si souvent inefficace et faible ? La raison de cette double attitude est liée à ce que l’enfant attend de ses parents. Dans la famille nucléaire traditionnelle, le père a pour devoir de protéger l’enfant contre les dangers du monde extérieur et aussi contre ceux qui ont pour origine les tendances asociales de l’enfant. La mère doit veiller à l’éducation, et, d’une façon générale, à la satisfaction des besoins corporels immédiats pour assurer la survie de l’enfant. Donc, si la mère, dans les contes de fées, fait défaut à l’enfant, la vie de celui-ci est en danger ; c’est ce qui arrive à Jeannot et à Margot dont la mère insiste pour qu’ils soient abandonnés. Mais si c’est le père qui néglige ses obligations, la vie de l’enfant est moins directement menacée, encore que l’enfant privé de la protection du pére doive compter sur lui-même pour s’en tirer tant bien que mal. C’est ce que doit faire Blanche-Neige quand le chasseur l’abandonne dans la forêt.

Seule l’attention affectueuse des deux parents, jointe à un comportement responsable, peut permettre à l’enfant d’intégrer ses conflits œdipiens. S’il est privé de l’une ou de l’autre, par le fait de l’un de ses parents, ou des deux, il sera incapable de s’identifier à eux. Si la petite fille ne parvient pas à établir une identification positive avec la mére, non seulement elle s’enfoncera dans ses conflits œdipiens, mais un processus de régression s’engagera ; cette régression est inévitable quand la petite fille ne parvient pas au stade de développement supérieur pour lequel elle est chronologiquement prête.

La reine, qui est fixée à un narcissisme primitif et à un stade d’introjection orale, est incapable de se relier aux autres et personne ne peut s’identifier à elle. Elle ordonne au chasseur, non seulement de tuer Blanche-Neige, mais de lui apporter comme preuve le foie et les poumons de l’enfant. Quand le chasseur revient avec le foie et les poumons d’un marcassin qu’il a tué... « le cuisinier les mit au sel et les fit cuire, après quoi la mauvaise femme les mangea, croyant se repaître du foie et des poumons de Blanche-Neige ». Selon la pensée et la coutume primitive, on acquiert les pouvoirs et les caractéristiques de ce que l’on mange. La reine, jalouse de la beauté de Blanche-Neige, voulait s’approprier le pouvoir de séduction de l’enfant, symbolisé par ses organes internes.

Ce n’est pas la première histoire d’une mère jalouse de la sexualité naissante de sa fille, de même qu’il n’est pas rare qu’une fille accuse mentalement sa mère de cette jalousie. Le miroir magique semble parler avec la voix de la fille plutôt qu’avec celle de la mère. Habituellement, la toute petite fille pense que sa mère est la plus belle femme du monde, et c’est exactement ce que commence par dire le miroir à la reine. Mais, en grandissant, la petite fille pense qu’elle est beaucoup plus belle que sa mère, et c’est également ce que dit plus tard le miroir. Une mère peut s’effrayer quand elle se regarde dans un miroir ; elle se compare à sa fille et se dit en elle-même : « Ma fille est plus belle que moi. » Mais dans le conte, le miroir répond : « Elle l’est mille fois plus que vous » ; cette déclaration traduit bien l’exagération d’une adolescente qui amplifie ses avantages pour faire taire la petite voix intérieure qui veut la faire douter de sa supériorité.

L’enfant pubertaire est ambivalent dans son désir de surpasser celui des parents qui est du même sexe que lui : d’une part, il voudrait bien qu’il en soit ainsi ; d’autre part il le redoute, en se disant que le ■père (ou la mère) encore si puissant, pourrait en tirer vengeance. C’est l’enfant qui craint d’être détruit à cause de sa supériorité réelle ou imaginaire, ce ne sont pas ses parents qui ont envie de le détruire. Le père (ou la mère) peut éprouver des accès de jalousie si, à son tour, il n’est pas parvenu à s’identifier à son enfant d’une façon très positive ; ce n’est que grâce à cette identification qu’il peut, par substitution, se réjouir des réalisations de son enfant. Il est indispensable qu’il s’identifie fortement à l’enfant du même'sexe que lui pour que cet enfant puisse s’identifier à lui avec succès.

Chaque fois que les conflits œdipiens sont ranimés chez l’enfant pubertaire, ses sentiments violemment ambivalents lui font juger insupportable la vie familiale. Pour échapper à son tumulte intérieur, il rêve d’être l’enfant de parents différents et meilleurs avec lesquels il n’aurait aucune de ces difficultés psychologiques. Certains enfants vont même jusqu’à chercher ce foyer idéal non pas dans leurs fantasmes mais dans la réalité, en s’enfuyant avec l’espoir de le trouver. Les contes de fées apprennent implicitement à l’enfant que cette maison idéale n’existe que dans des pays imaginaires et qu’une fois qu’on l’a trouvée elle se révèle le plus souvent très décevante. Cela est vrai pour Jeannot et Margot, et également pour Blanche-Neige. L’expérience que vit cette dernière dans une autre maison que celle de ses parents est beaucoup moins alarmante que celle qui est vécue par Jeannot et Margot ; mais aucune des deux n’est satisfaisante. Les nains sont incapables de protéger Blanche-Neige, et sa mère continue d’exercer impunément sur elle sa puissance : la fillette permet à la reine (qui se présente sous différents déguisements) d’entrer dans la maison, malgré les nains qui lui ont dit de se méfier des ruses de la reine et de ne laisser entrer personne.

Il n’est pas possible de se libérer de l’impact de ses parents et des sentiments qu’on éprouve pour eux en fuyant la maison familiale, bien que cette solution semble être la plus facile. On ne peut gagner son indépendance qu’en peinant pour sortir des conflits intérieurs que les enfants, habituellement, projettent sur leurs parents. Pour commencer, tous les enfants voudraient qu’il soit possible d’éviter le difficile travail de l’intégration qui, ainsi que le montre aussi l’histoire de Blanche-Neige, s’accompagne de graves dangers. Pendant un certain temps il semble qu’il est possible d’échapper à cette tâche. Blanche-Neige mène provisoirement une existence paisible, et, sous la gouverne des nains, elle cesse d’être une enfant incapable d’affronter les difficultés du monde pour devenir une fillette qui apprend à bien travailler et à en tirer plaisir. Voici ce que les nains exigent d’elle si elle veut vivre avec eux : elle pourra rester et ne manquera de rien si « elle fait la cuisine, les lits, la lessive, la couture, le tricot, et si elle tient tout bien propre et bien en ordre ». Blanche-Neige devient une bonne petite ménagère, comme tant de fillettes qui, lorsque la mère est absente, prennent bien soin du père, de la maison et même de leurs frères et sœurs.

Avant même de faire la connaissance des nains, Blanche-Neige prouve qu’elle est capable de contrôler ses envies orales, aussi fortes soient-elles. Bien qu’elle ait très faim quand elle entre pour la première fois dans la maison des nains, elle ne prend que très peu de nourriture dans chacune des sept assiettes et ne boit qu’une goutte dans chaque verre, comme pour minimiser son larcin. (Quelle différence avec Jeannot et Margot, qui sont restés fixés à l’oralité et qui, sans respect pour le propriétaire, se jettent goulûment sur la maison de pain d’épice !)

Après avoir calmé sa faim, Blanche-Neige essaye les sept lits, mais les six premiers sont trop longs ou trop courts, et, finalement, elle s’endort dans le septième qui lui va parfaitement. Elle sait que chaque propriétaire voudra dormir dans son lit, malgré sa présence dans l’un d’eux. Apparemment, tout en essayant les lits, elle savait qu’elle prenait un risque, mais elle a eu raison de le prendre : quand les nains rentrent chez eux, ils sont bouleversés par sa beauté, et le septième nain ne réclame pas son lit et « dort avec ses compagnons, une heure avec chacun ».

L'innocence de Blanche-Neige est populairement admise ; il semblerait donc révoltant qu’elle ait pu prendre le risque de se retrouver au lit avec un homme... Mais elle montre, en se laissant tenter trois fois par la reine déguisée que, comme tous les humains — et surtout les adolescents —, elle peut céder facilement à la tentation. Sans que l’auditeur en soit conscient, cette faiblesse la rend encore plus humaine et séduisante. D'autre part, son comportement, quand elle s’abstient de manger et de boire tout son soûl et quand elle refuse de dormir dans un lit qui n’est pas exactement à sa taille, montre qu’elle a aussi appris à contrôler à un certain point les pulsions de son ça et à les soumettre aux exigences de son surmoi. On constate que son moi, lui aussi, a mûri, puisque maintenant elle travaille sans épargner sa peine et sait partager avec les autres.

Les nains — ces hommes en miniature — ont des attitudes différentes selon les contes où ils figurent66. Comme les fées, ils peuvent être bons ou mauvais ; dans « Blanche-Neige », ils sont bons et ne demandent qu'à aider. La première chose que nous apprenons à leur sujet, c’est qu’ils revenaient chez eux après avoir passé la journée à piocher les montagnes. Comme tous les nains, même ceux qui sont antipathiques, ils sont durs et habiles à leür travail. Ils ne vivent que pour travailler ; ils ignorent ce que peuvent être les loisirs et les divertissements. Ils sont d’emblée impressionnés par la beauté de Blanche-Neige et bouleversés par le récit de son infortune, mais ils s’empressent de dire tout net qu’elle ne peut rester avec eux que si elle s’engage à travailler consciencieusement. Les sept nains évoquent les sept jours de la semaine, des jours consacrés au labeur. C’est à ce monde laborieux que Blanche-Neige doit s’intégrer pour assurer convenablement son évolution ; cet aspect de son séjour chez les nains est assez évident.

D’autres significations historiques des nains peuvent aider à mieux les comprendre. Les contes de fées et les légendes européens étaient souvent des vestiges des thèmes religieux d’avant le christianisme que celui-ci ne pouvait tenter d’abolir ouvertement. D’une certaine manière, la beauté parfaite de Blanche-Neige semble dériver d’une façon très lointaine du soleil ; son nom évoque la blancheur et la pureté d’une forte lumière. Selon les anciens, sept planètes tournaient autour du soleil, d’où les sept nains qui gravitent autour de Blanche-

Neige. Les nains et les gnomes, dans le folklore teutonique, travaillent dans les profondeurs de la terre ; ils en extraient des métaux, et, dans l’ancien temps, on n’en connaissait communément que sept... une autre raison pour que les nains soient sept. Chacun de ces métaux, dans la philosophie d’autrefois, était rattaché à l’une des sept planètes (l’or pour le soleil, l’argent pour la lune, etc.).

Ces rapprochements ne signifient pas grand-chose pour l’enfant moderne. Mais les nains suscitent d’autres associations inconscientes. Dans les contes, il n’existe pas de nains de sexe féminin, alors que les fées ont leur contrepartie, les magiciens, et qu’il existe des sorciers et des sorcières. Les nains sont donc essentiellement des êtres de sexe masculin ; mais ils sont des hommes dont la croissance a avorté. Ces « hommes en miniature », avec leur corps trapu et leur travail de piocheur — ils se faufilent facilement dans des cavités sombres — évoquent des associations phalliques. Ils ne sont certainement pas des hommes dans le sens sexuel du mot ; leur façon de vivre, leur goût des biens matériels, leur méconnaissance de l’amour évoquent une existence pré-œdipienne 37.

Il peut paraître étrange, à première vue, qu’un personnage symbolisant l’existence phallique puisse représenter également l’enfance prépubertaire, période durant laquelle la sexualité, sous toutes ses formes, est relativement latente. Mais les nains n’ont pas de conflits intérieurs et n’ont aucun désir de dépasser leur existence phallique en établissant des relations intimes. Ils se contentent de leurs activités routinières ; leur vie est une interminable ronde laborieuse dans les entrailles de la terre, de même que les planètes suivent éternellement une route immuable dans le ciel. C’est ce manque de goût pour le changement qui rapproche les nains de l’enfant prépubertaire ; et c’est pourquoi ils sont incapables de comprendre et de partager les pressions

internes qui empêchent Blanche-Neige de résister aux tentations de la reine. Ce sont les conflits qui nous rendent insatisfaits de la vie que nous menons à un moment donné et qui nous poussent à chercher d’autres solutions ; si nous étions libres de tout conflit, jamais nous ne prendrions le risque de nous orienter vers une forme différente de vie, même si nous la jugions supérieure.

La période paisible de pré-adolescence que Blanche-Neige vit chez les nains avant que la reine ne revienne la tourmenter lui donne la force de passer à l’adolescence. Elle entre ainsi dans une nouvelle phase de troubles ; elle n’est plus une enfant qui doit subir passivement tout ce que sa mére lui inflige, mais une personne qui doit participer en toute responsabilité à ce qui lui arrive.

Les relations de Blanche-Neige avec la reine symbolisent certaines des graves difficultés qui peuvent surgir entre la mère et la fille. Mais elles sont aussi, sur des personnages distincts, des projections de tendances incompatibles qui sont propres à un seul et même indi-

* vidu. Ces contradictions internes ont souvent pour origine, chez l’enfant, ses relations avec ses parents. Ainsi, quand le conte de fées projette sur un personnage parental l’un des pôles d’un conflit interne, il ne fait que reproduire une vérité historique : cette partie du conflit retourne d’où elle vient. C’est ce qui est évoqué par ce qui arrive à Blanche-Neige quand est interrompue sa vie tranquille et sans événements marquants chez les nains.

Après avoir failli être détruite par son conflit pubertaire précoce et par la rivalité qui l’opposait à sa marâtre, Blanche-Neige tente de se réfugier dans une période de latence dénuée de conflits où, sa sexualité restant en sommeil, elle peut éviter les tourments de l’adolescence. Mais le développement humain, pas plus que le temps, ne peut rester statique, et il ne sert à rien d’essayer de revenir à une vie de latence pour échapper aux troubles de l’adolescence. Au tout début de son adolescence, Blanche-Neige commence à connaître les désirs sexuels qui étaient refoulés et endormis pendant la latence. Au même moment, la marâtre, qui représente les éléments consciemment refusés dans le conflit interne de Blanche-Neige, rentre en scène et brise la paix intérieure de la jeune fille.

La facilité avec laquelle Blanche-Neige, à différentes reprises, se laisse tenter par sa marâtre, malgré les avertissements des nains, montre combien ces tentations sont proches de ses désirs secrets. Les nains lui disent en vain de ne laisser entrer personne dans la maison,

ou, symboliquement, dans son être intérieur. (Les nains ont beau jeu de prêcher contre les dangers de l’adolescence, eux qui, fixés au stade phallique de leur développement, sont à l’abri de ces dangers.) Les hauts et les bas des conflits adolescents sont symbolisés par le fait que Blanche-Neige est tentée par deux fois, mise en grand danger, et sauvée par un retour à son existence de latence. À la troisième tentation, elle renonce à recourir à l’immaturité pour fuir les difficultés de l’adolescence.

On ne nous dit pas pendant combien de temps Blanche-Neige vécut avec les nains avant que la reine ne réapparaisse dans sa vie ; mais c’est parce qu’elle est séduite par « un beau lacet tressé de soies multicolores » qu’elle laisse entrer dans la maison la reine déguisée en vieille colporteuse. Nous savons donc que Blanche-Neige a eu le temps de devenir une adolescente bien développée et que, suivant la mode d’autrefois, elle ne pouvait qu’être intéressée par un lacet de corset. La marâtre serre si fort le lacet que la jeune fille tombe comme morte 38.

Si la reine avait vraiment voulu tuer Blanche-Neige, elle aurait facilement pu le faire tout de suite. Mais si elle avait simplement pour but d’empêcher sa fille de la surpasser, il lui suffisait de la neutraliser momentanément. La reine représente donc une mère (ou un père) qui réussit à maintenir temporairement sa domination en interrompant le développement de son enfant. Sur un autre plan, cet épisode signifie que Blanche-Neige n’accepte pas sans conflit son désir d’être bien corsetée pour se rendre sexuellement plus désirable. Sa perte de conscience exprime symboliquement qu’elle est submergée par le conflit qui oppose ses désirs sexuels à l’angoisse qu’ils font naître en elle. Comme c’est par pure vanité qu’elle accepte de se faire lacer, on voit très bien qu’elle a quelque chose en commun avec sa marâtre vaniteuse. Tout se passe comme si les désirs et les conflits adolescents de Blanche-Neige la menaient à sa perte. Mais le conte de fées ne s’y laisse pas prendre et, une fois de plus, il enseigne à l’enfant une leçon lourde de sens : si elle n’expérimente pas et si elle ne maîtrise pas les dangers qui accompagnent sa croissance, jamais Blanche-Neige ne pourra s’unir au prince.

Quand ils rentrent de leur travail, les gentils nains trouvent

Blanche-Neige étendue inerte sur le sol ; ils la délacent et elle reprend son souffle. Elle revient momentanément au stade de latence. Les nains la mettent de nouveau en garde, encore plus sérieusement, contre les ruses de la reine, c’est-à-dire contre les tentations du sexe. Mais les désirs de Blanche-Neige sont les plus forts. La reine, déguisée en vieille femme, revient pour lui dire : « Laisse-moi faire... Je vais te peigner un peu comme il faut ! » (avec un peigne qu’elle a empoisonné). Blanche-Neige se laisse de nouveau séduire et fait entrer la reine pour qu’elle la peigne. Ses intentions conscientes sont étouffées par son envie d’avoir une belle coiffure et par son désir inconscient d’augmenter son attrait sexuel. Une fois de plus, ce désir a un effet de « poison » sur Blanche-Neige qui en est au début de son adolescence encore immature, et une fois de plus elle s’évanouit. Et, une fois de plus, les nains se portent à son secours. La troisième fois que Blanche-Neige succombe à la tentation, elle mange la pomme fatidique que lui présente la reine habillée en paysanne. Les nains ne peuvent plus rien faire pour elle ; la régression de l’adolescence au stade de latence a cessé d’être une solution pour Blanche-Neige.

Dans de nombreux mythes, comme dans les contes de fées, la pomme symbolise l’amour et le sexe. La pomme offerte à Aphrodite, la déesse de l’Amour, de préférence aux déesses chastes, conduit à la guerre de Troie. C’est en cédant à la tentation de la pomme biblique que l’homme abjure son innocence pour accéder à la connaissance et à la sexualité. Ève est d’abord tentée par la virilité, représentée par le serpent, mais celui-ci ne pourrait rien faire sans la pomme qui, dans l’iconographie religieuse, représente le sein maternel. Nous avons tous été tentés, sur le sein maternel, d’établir une relation et d’en tirer satisfaction. Dans « Blanche-Neige », la mère et la fille partagent la pomme. Cette pomme du conte symbolise quelque chose que la mère et la fille ont en commun et qui dépasse en profondeur la jalousie qu’elles éprouvent l’une pour l’autre : les désirs d’une sexualité mûre.

Pour endormir la méfiance de Blanche-Neige, la reine coupe la pomme en deux ; elle mange la partie blanche, laissant la partie rouge, empoisonnée, à sa fille. On nous a à plusieurs reprises parlé de la double nature de l’héroïne : elle était aussi blanche que la neige et aussi rouge que le sang, c’est-à-dire que son être se présentait sous un double aspect : asexué et érotique. En mangeant la partie rouge (érotique) de la pomme, elle met fin à son « innocence ». Les nains, qui étaient les compagnons de son existence fixée au stade de latence, sont incapables de lui rendre la vie. Elle a fait son choix, aussi nécessaire que fatal. Le rouge de la pomme évoque des associations sexuelles, comme les trois gouttes de sang qui conduisent à la naissance de Blanche-Neige, et comme la menstruation, cet événement qui marque le début de la maturité sexuelle.

Tandis qu’elle mange la partie rouge de la pomme, l’enfant qui est en Blanche-Neige meurt et est placé dans un cercueil de verre. Elle y reste longtemps, gardée tour à tour par les sept nains, et visitée successivement par trois oiseaux, une chouette, un corbeau et une colombe. La chouette est le symbole de la sagesse ; le corbeau — comme celui du dieu teutonique Wotan — représente probablement la conscience mûre ; et la colombe est traditionnellement le symbole de l’amour. Ces oiseaux suggèrent que le sommeil, semblable à la mort, de Blanche-Neige dans son cercueil de verre est une période de gestation, la dernière épreuve qui la prépare à la pleine maturité 39.

L’histoire de Blanche-Neige nous apprend qu’il ne suffit pas d’atteindre la maturité physique pour être prêt, intellectuellement et affectivement, à entrer dans l’âge adulte, en tant qu’il est représenté par le mariage. L'adolescent doit encore grandir, et il faut encore beaucoup de temps avant que soit formée une personnalité plus mûre et que soient intégrés les vieux conflits. C’est à ce moment-là seulement qu’on est prêt à accueillir le partenaire de l’autre sexe et à établir avec lui les relations intimes qui permettent à la maturité adulte de s’accomplir. Le partenaire de Blanche-Neige est le prince qui reçoit le cercuèil des mains des nains et qui l’emporte. En chemin, une secousse fait tousser Blanche-Neige qui crache la pomme empoisonnée et revient à la vie, prête pour le mariage. Son drame a commencé par des désirs d’in-trojection orale : l’envie qu’a eue la reine de manger les organes internes de Blanche-Neige. Le fait que Blanche-Neige rejette la pomme

— l’objet néfaste qu’elle avait absorbé — indique qu’elle s’est libérée définitivement de son oralité primitive, qui représente toutes ses fixations immatures.

Comme Blanche-Neige, tous les enfants, au cours de leur développement, doivent répéter l’histoire de l'homme, réelle ou imaginaire. Nous finissons tous par être expulsés du paradis originel de l’enfance, où tous nos désirs sont comblés sans aucun effort de notre part. Lorsque nous apprenons le bien et le mal (c’est-à-dire lorsque nous accédons à la connaissance), il semble que notre personnalité soit coupée en deux ; d’une part le chaos rouge de nos émotions déchaînées, le ça ; et la pureté blanche de notre conscient, le surmoi. Tandis que nous grandissons, nous risquons d’être dominés tantôt par le tumulte du premier, tantôt par la rigueur du second (le corset étroit et l’immobilité imposée par le cercueil). Nous ne pouvons atteindre l’âge adulte que quand ces contradictions intérieures sont résolues et quand, dans le moi éveillé à la maturité, le rouge et le blanc peuvent coexister harmonieusement.

Mais avant que cette vie « heureuse » puisse commencer, nous devons maîtriser les aspects mauvais et destructifs de notre personnalité. Dans « Jeannot et Margot », la sorcière est punie de ses désirs cannibales en périssant dans le four. Dans « Blanche-Neige », la reine vaniteuse, jalouse et destructrice, est contrainte de chausser des escarpins de fer rougis au feu et de danser avec eux jusqu’à la mort. Le conte nous dit de façon symbolique que si nous ne réfrénons pas nos passions incontrôlées, elles finiront par nous détruire. Seule la mort de la reine jalouse (l’élimination de toutes les tourmentes externes et internes) peut ouvrir la porte d’un monde heureux.

De nombreux héros de contes de fées, à un moment crucial de leur développement, tombent dans un profond sommeil ou sont ramenés à la vie. Chaque réveil (ou renaissance) symbolise l’accession à un niveau supérieur de maturité et de compréhension. C’est l’une des façons qu’adopte le conte de fées pour stimuler notre désir de donner à la vie une signification plus élevée : une conscience plus profonde, une meilleure connaissance de soi et une plus grande maturité. La longue période d’inactivité qui précède le réveil de Blanche-Neige fait comprendre à l’auditeur — sans l’exprimer consciemment — que cette renaissance exige pour les deux sexes un temps de repos et de concentration.

Changer, c’est avoir besoin d’abandonner quelque chose dont on a joui jusqu’alors — comme la vie que menait Blanche-Neige avant que la reine devienne jalouse ou sa vie facile avec les nains — au prix d’expériences de croissance difficiles et douloureuses qui ne peuvent être évitées. Ces histoires apportent également à l’auditeur la conviction qu’il ne doit pas avoir peur d’abandonner sa position infantile de dépendance vis-à-vis des autres, puisque, après les rudes épreuves de la période de transition, il débouchera sur un plan meilleur et supérieur qui lui permettra d’avoir une existence plus riche et plus heureuse. Ceux qui hésitent à risquer cette transformation, comme les deux frères des « Trois Plumes », n’obtiennent jamais le royaume. Ceux qui se figent dans un stade pré-œdipien de développement, comme les nains, ne connaîtront jamais les joies de l’amour et du mariage. Et les parents qui, comme la reine, mettent en acte leurs jalousies parentales œdipiennes, risquent de détruire leur enfant et sont assurés de se détruire eux-mêmes.


35 Une version italienne, par exemple, s’intitule La Ragazza di Latte e Sangue (« La Fille de lait et de sang ») ; ce titre s’explique par le fait que, dans de nombreuses versions italiennes, les trois gouttes de sang versées par la reine ne tombent pas sur la neige, qui est bien sûr très rare sur la plus grande partie du territoire, mais sur du lait, du marbre blanc ou même du fromage blanc.

36 Certains éléments de l’une des plus anciennes versions inspirées par le thème de Blanche-Neige se trouvent dans un conte de Basile, « La Jeune Esclave » ; ils montrent clairement que c’est par jalousie que la (belle-) mère persécute la jeune fille. La cause de cette jalousie n’est pas seulement la beauté de l’héroïne, qui s’appelle Lisa, mais plutôt l’amour réel ou imaginaire qu’éprouve le mari de la (belle-) mère pour l'enfant. Lisa tombe inanimée quand un peigne vient se planter dans ses cheveux ; comme Blanche-Neige, elle est placée dans un cercueil de verre où elle continue de grandir et qui augmente de taille en même temps qu’elle. Elle reste sept ans enfermée dans le cercueil, après quoi son oncle s’en va. Cet oncle, qui est en réalité son père adoptif, est le seul père qu’elle ait jamais eu, sa mère ayant été magiquement engrossée par une feuille de rose qu’elle avait avalée. L’épouse de l’oncle, folle de jalousie, parce qu’elle est persuadée que Lisa lui vole l’amour de son mari, secoue le cercueil et fait tomber le corps de Lisa ; le peigne s’échappe des cheveux et la jeune fille se réveille. La (belle-) mère jalouse fait d’elle son esclave ; d’où le titre de l’histoire. À la fin, l’oncle découvre que la jeune esclave n’est autre que Lisa. Il la rétablit dans ses droits et chasse sa femme qui, par jalousie, a failli tuer Lisa64.

37 En donnant à chaque nain un nom et une personnalité distincts (dans le conte de fées ils sont identiques) le film de Walt Disney et la littérature qu’il a inspirée gênent sérieusement la compréhension inconsciente de ce que les nains symbolisent : une forme immature et pré-individuelle d’existence que Blanche-Neige doit transcender. Ces additions inconsidérées, tout en semblant augmenter l’intérêt humain des contes, sont en réalité capables de le détruire en empêchant d’appréhender correctement le sens profond de l’histoire. Les poètes comprennent la signification des personnages des contes de fées beaucoup mieux que les cinéastes, ainsi que ceux qui se laissent guider par les poètes en répétant leurs histoires. La version poétique de Blanche-Neige écrite par Anne Sexton évoque la nature phallique des nains qu’elle qualifie de « petits hot-dogs67 ».

38 Dans d’autres versions, selon les coutumes de l’époque ou du lieu, Blanche-Neige ne se laisse pas tenter par des lacets de corset, mais par une blouse ou un manteau que la reine serre sur elle à l’en étouffer.

39 Cette période d’inertie permet de mieux expliquer le nom de Blanche-Neige qui ne met en valeur que l’une des trois couleurs qui composent sa beauté. Le blanc symbolise souvent la pureté, l’innocence, l’ordre spirituel. Mais en ajoutant au blanc la notion de neige, on symbolise également l’inertie : quand la neige couvre la terre, toute vie semble s’arrêter, comme semble arrêtée la vie de Blanche-Neige quand elle est étendue dans son cercueil. Donc, en mangeant la pomme, elle commettait un acte prématuré ; elle était allée au delà d'elle-même. Le conte nous donne cet avertissement : « Si on expérimente trop tôt la sexualité, on n’obtient rien de bon. » Mais après une longue période d’inertie, la jeune fille peut guérir totalement de ses expériences sexuelles prématurés et donc destructives.