1.3. Généralités sur les perversions

1.3.1.1. Variation et maladie

Les médecins qui, les premiers, étudièrent les perversions dans certains cas confirmés, et dans des conditions particulières, ont été amenés tout naturellement à les considérer comme des symptômes de maladie ou de dégénérescence, ainsi que cela s’était produit avec l’inversion. Toutefois, il est plus facile encore de démontrer la faiblesse de ce point de vue dans les cas de perversion. L’expérience nous a montré que la plupart de ces déviations, au moins quand il s’agit des cas les moins graves, sont rarement absentes dans la vie sexuelle des sujets normaux, qui les regardent simplement comme des particularités de leur vie intime. Là où les circonstances sont favorables, il pourra arriver qu’un être normal, pendant tout un temps, substitue telle ou telle perversion au but sexuel normal, ou lui fasse place à côté de celui-ci. On peut dire que, chez aucun individu normal, ne manque un élément qu’on peut désigner comme pervers, s’ajoutant au but sexuel normal ; et ce fait seul devrait suffire à nous montrer combien il est peu justifié d’attacher au terme de perversion un caractère de blâme. C’est précisément dans le domaine sexuel que l’on rencontre des difficultés toutes particulières et qui paraissent insolubles, dès le moment où l’on établit des démarcations nettes entre les simples variations, restant dans le domaine de la physiologie normale, et les symptômes de la maladie.

Toutefois, la qualité du nouveau but sexuel, dans certaines perversions, requiert une étude particulière. Certaines perversions sont, en effet, si éloignées de la normale, que nous ne pouvons faire autre chose que les déclarer « pathologiques ». Particulièrement celles où l’on voit la pulsion sexuelle surmonter certaines résistances (pudeur, dégoût, horreur, douleur), et accomplir des actes extraordinaires (lécher des excréments, violer des cadavres). Cependant, il serait erroné de croire que, même chez ces sujets, on retrouve régulièrement des anomalies graves d’une autre espèce, ou des symptômes de maladies mentales. On ne saurait manquer de constater une fois de plus que des sujets normaux à tout autre égard peuvent rentrer dans la catégorie des malades au point de vue sexuel, sous la domination de la plus impérieuse des pulsions. Mais, au contraire, les anomalies que l’on peut apercevoir dans les autres activités apparaissent toujours sur un fond de déviation sexuelle.

Dans la plupart des cas, le caractère pathologique ne se découvre pas dans le contenu du nouveau but sexuel, mais dans les rapports de celui-ci avec la sexualité normale. Quand la perversion ne se manifeste pas à côté de la vie sexuelle normale (but et objet), dans la mesure où les conditions sont favorables à l’une, et défavorables à l’autre, mais qu’elle écarte en toutes occasions la vie normale et la remplace, c’est seulement dans ce cas, où il y a exclusivité et fixation, que nous sommes justifiés en général à considérer la perversion comme un symptôme morbide.

1.3.1.2. Le facteur psychique dans les perversions

Ce sont peut-être les perversions les plus répugnantes qui accusent le mieux la participation psychique dans la transformation de la pulsion sexuelle. Quelque horrible que soit le résultat, on y retrouve une part d’activité psychique qui correspond à une idéalisation de la pulsion sexuelle. La toute-puissance de l’amour ne se manifeste jamais plus fortement que dans ces égarements. Ce qu’il y a de plus élevé et ce qu’il y a de plus bas, dans la sexualité, montrent partout les plus intimes rapports. (Du ciel — à travers le monde — jusqu’à l’enfer.)

1.3.1.3. Deux conclusions

En étudiant les perversions, nous avons donc vu que la pulsion sexuelle doit lutter contre certaines résistances d’ordre psychique, parmi lesquelles la pudeur et le dégoût sont les plus évidentes. Nous pouvons supposer que ce sont là des forces destinées à maintenir la pulsion sexuelle dans les limites de ce que l’on désigne comme normal ; si elles se sont développées avant que la pulsion sexuelle ait acquis toute sa vigueur, ce sont probablement elles qui tracent la voie de son développement29.

Nous avons observé ensuite qu’un certain nombre de perversions étudiées jusqu’ici ne peuvent être comparées qu’en supposant l’action connexe de plusieurs facteurs. Si elles admettent l’analyse, elles sont de nature complexe. Cela nous donnerait à penser que la pulsion sexuelle en elle-même n’est pas une donnée simple, mais qu’elle est formée de diverses composantes, lesquelles se dissocient dans les cas de perversions. L’observation clinique fait ainsi connaître des fusions, qui, dans le cours uniforme de la vie normale, ne se réalisent pas30.


29 [Il faut, d’autre part, considérer aussi les forces qui endiguent le développement sexuel, telles que dégoût, pudeur et morale, comme des dépôts historiques des inhibitions extérieures que la pulsion sexuelle s’est vu imposer dans la psychogénèse de l’humanité.On peut observer facilement que la répercussion de ces inhibitions se fait sentir spontanément dans le développement de l’individu, lorsque l’éducation et d’autres influences extérieures la provoquent] (ajouté en 1915).

30 [Je voudrais dire ici, anticipant sur l’étude de la genèse des perversions, qu’on a des raisons d’admettre (nous avons pu le constater dans le cas du fétichisme) qu’un commencement de développement sexuel normal a pu précéder leur fixation. La psychanalyse a pu, jusqu’ici, montrer par certains cas particuliers que la perversion est en quelque sorte le résidu d’un développement vers le complexe d’Œdipe, après le refoulement duquel prévaudra la composante qui selon la constitution était la plus importante dans la pulsion sexuelle] (ajouté en 1920).