1.4. La pulsion sexuelle chez les névrosés

1.4.1.1. La psychanalyse

Nous pouvons arriver à une plus grande connaissance de la pulsion sexuelle chez certains sujets assez proches de la normale, en les étudiant à l’aide d’une méthode particulière. Il n’y a qu’un moyen d’arriver à des conclusions utiles sur la pulsion sexuelle dans les psychonévroses (hystérie, névrose obsessionnelle, soi-disant neurasthénie, [certainement aussi démence précoce et paranoïa]) (modifié en 1915), c’est de les soumettre aux investigations psychanalytiques, selon la méthode pratiquée pour la première fois par Breuer et moi-même en 1893, et que nous nommions alors traitement « cathartique ».

Nous dirons d’abord, répétant ce que nous avons publié d’autre part, que ces psychonévroses, pour autant que j’ai pu le constater, doivent être rapportées à la force des pulsions sexuelles. Ce disant, je n’entends pas seulement que l’énergie de la pulsion sexuelle constitue une partie des forces qui soutiennent les manifestations pathologiques, mais bien que cet apport est la source d’énergie la plus importante de la névrose et la seule qui soit constante. De sorte que la vie sexuelle des malades se manifeste exclusivement, ou en grande partie, ou partiellement, par ces symptômes. Ceux-ci ne sont, comme je l’ai déjà dit ailleurs, que l’activité sexuelle du malade. La preuve de ce que j’avance m’est fournie par des observations psychanalytiques datant de vingt-cinq ans, faites sur des hystériques et autres névrosée, dont les résultats sont consignés en d’autres écrits ou doivent être ultérieurement publiés31.

La psychanalyse peut faire disparaître les symptômes de l’hystérie s’ils sont le substitut, pour ainsi dire la transposition, d’une série de processus psychiques, de désirs et de tendances, qui, par un certain acte (le refoulement) n’ont pu arriver à leur terme en une activité qui s’intégrerait dans la vie consciente. Ces formations mentales, retenues dans l’inconscient, tendent à trouver une expression qui correspondrait à leur valeur affective, une décharge. C’est ce qui se passe chez l’hystérique, sous la forme de conversion en phénomènes somatiques qui ne sont autres que les symptômes de l’hystérie. Avec l’aide d’une technique précise, permettant de ramener ces symptômes à des représentations affectivement investies qui, dès lors, deviennent conscientes, on peut arriver à comprendre la nature et l’origine de ces formations mentales, qui, jusque-là, étaient restées inconscientes.

1.4.1.2. Résultats de la psychanalyse

Ainsi, on a pu établir, par l’expérience, que ces symptômes sont le substitut de tendances qui puisent leur force dans la pulsion sexuelle elle-même. Cette notion s’accorde bien avec ce que nous savions des prédispositions de l’hystérie, que nous prenons pour type de toutes les psychonévroses, et des causes qui l’ont provoquée. L’hystérique souffre d’un refoulement sexuel, qui dépasse la mesure normale, d’une intensification du développement des forces qui s’opposent à la pulsion sexuelle (pudeur, dégoût, conceptions morales). Il refuse instinctivement de se préoccuper du problème sexuel, ce qui, dans des cas typiques, a pour résultat une ignorance complète, se prolongeant bien au-delà de la puberté32.

Les traits essentiels de l’hystérie sont — pour un observateur superficiel — masqués par la présence fréquente d’un second facteur constitutif de la maladie, à savoir le développement excessif de la pulsion sexuelle. Mais l’analyse psychique découvre le refoulement dans tous les cas et parvient ainsi à éclaircir ce qu’il y a de contradictoire et d’énigmatique dans l’hystérie, en retrouvant cette dualité d’opposition : besoin sexuel excessif et aversion sexuelle exagérée.

Un individu prédisposé à l’hystérie devient hystérique quand, à la suite de la puberté ou par l’effet de circonstances extérieures, ses exigences sexuelles se font sentir d’une manière pressante. Entre la poussée de la pulsion et la résistance opposée par l’aversion sexuelle, se présente la maladie comme une solution qui n’en est pourtant pas une, puisqu’elle ne résout pas le conflit, mais cherche à l’esquiver par la transformation des tendances sexuelles en symptômes morbides. Le cas d’un hystérique — un homme par exemple — devenant malade à la suite d’une émotion banale, d’un conflit non provoqué par l’intérêt sexuel, ne constitue qu’une exception apparente. La psychanalyse peut prouver que c’est l’élément sexuel du conflit qui a provoqué la maladie, en ne permettant pas au processus psychique d’arriver à son terme normal.

1.4.1.3. Névrose et perversion

Que les conceptions développées ici aient rencontré des adversaires, cela s’explique en grande partie par le fait d’une confusion entre la pulsion sexuelle normale et la forme de sexualité que j’ai retrouvée à l’origine des symptômes psychonévrotiques. Mais les enseignements de la psychanalyse vont plus loin encore ; elle nous apprend que les symptômes morbides ne se développent pas aux dépens de la pulsion sexuelle normale (au moins pas exclusivement ou d’une façon prépondérante), mais représentent une conversion de pulsions sexuelles qui devraient être nommées perverses (au sens large du mot) si elles pouvaient, sans être écartées de la conscience, trouver une expression dans des actes imaginaires ou réels. Les symptômes se forment donc en partie aux dépens de la sexualité anormale ; la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion33.

La pulsion sexuelle des névrosés connaît toutes les déviations que nous avons étudiées comme variations d’une vie sexuelle normale et manifestations d’une vie sexuelle morbide.

  1. Chez tous les névrosés (sans exception), on constate dans l’inconscient des velléités d’inversion, des tendances à fixer la libido sur une personne de leur sexe. Sans un examen approfondi, il est impossible de comprendre l’importance que prendra ce facteur dans la formation de la névrose. Tout ce que je puis dire ici, c’est qu’une tendance inconsciente à l’inversion n’est jamais absente, et donne souvent la clef de bien des cas d’hystérie, particulièrement chez l’homme34.
  2. On trouve dans l’inconscient, dans le cas de psychonévroses, une tendance aux transgressions anatomiques, qui se traduit en symptômes morbides ; et parmi ces transgressions, avec une intensité particulière, celle qui donne aux muqueuses anale et buccale une valeur de zone génitale.
  3. Parmi les causes des symptômes des psychonévroses, il faut attribuer un rôle important aux pulsions partielles qui forment d’ordinaire des couples antagonistes, et que nous connaissons déjà comme pouvant constituer de nouveaux buts : telles la pulsion de voir et de montrer chez les voyeurs et chez les exhibitionnistes, la pulsion de cruauté dans ses formes active et passive. On ne peut comprendre ce qu’il entre de souffrance dans les symptômes morbides si on ne tient pas compte de la pulsion de cruauté ; celle-ci, presque toujours, détermine une partie de l’attitude sociale du malade. C’est cet élément de cruauté dans la libido qui est cause de cette transformation de haine en amour, d’émotions tendres en mouvements hostiles, qui se retrouve dans la symptomatologie d’un grand nombre de névroses, et forme, presque en son entier, la symptomatologie de la paranoïa.

L’intérêt de ces résultats est encore augmenté si nous envisageons certains aspects de la question.

  1. Quand il existe dans l’inconscient une pulsion partielle liée à la pulsion partielle contraire, cette dernière, elle aussi, est toujours agissante. Toute perversion active s’accompagnera donc de la perversion passive ; celui qui, dans son inconscient, est exhibitionniste, sera en même temps un voyeur ; celui qui souffre des suites d’un refoulement de tendances sadiques montrera une disposition à des symptômes morbides dérivant de tendances masochistes. La présence simultanée des couples antagonistes dans les névroses et leur parallélisme avec les perversions « positives » correspondantes est certainement un fait fort intéressant. Toutefois, dans le tableau clinique de la maladie, l’une ou l’autre des tendances opposées prévaudra.
  2. Dans les cas plus marqués de psychonévroses, on trouve rarement une seule de ces pulsions perverses, mais plusieurs, le plus souvent, et généralement des traces de toutes. Cependant l’intensité de chaque pulsion est indépendante du degré de développement des autres. Et, pour cette raison encore, l’étude des perversions positives nous donne exactement la contrepartie des névroses.

31 [C’est seulement pour compléter, et non pour infirmer ce que je viens de dire, que je prétends : les symptômes névrotiques sont, d’une part, fondés sur les exigences des pulsions libidinales, et d’autre part sur l’opposition du moi, qui leur oppose une réaction] (ajouté en 1920).

32 Études sur L'hystérie, 1895. J. Breuer dit, en parlant de la malade à laquelle il avait appliqué pour la première fois la méthode cathartique : « La sexualité était demeurée dans un état extraordinairement rudimentaire. »

33 Les fantasmes clairement conscients des pervers, — qui, dans des circonstances favorables, peuvent se transformer en comportements agencés, — les craintes délirantes des paranoïaques, — qui sont projetées sur d’autres avec un sens hostile, — les fantasmes inconscients des hystériques, — que l’on découvre par la psychanalyse derrière leurs symptômes, — toutes ces formations coïncident par leur contenu jusqu’aux moindres détails.

34 On trouve souvent la psychonévrose associée à une inversion manifeste. Dans ce cas, le courant hétérosexuel a été entièrement réprimé. Pour rendre justice à W. Fliess de Berlin, j’avoue que je dois à une de ses communications d’avoir eu l’attention attirée sur le fait qu’on retrouve toujours et nécessairement une tendance à l’inversion dans les cas de psychonévrose, fait que moi-même j’avais pu constater dans des cas particuliers. [Cette découverte qui, jusqu’ici, n’a pas encore été appréciée à sa juste valeur, est appelée à exercer une influence déterminante sur toutes les théories de l’homosexualité] (ajouté en 1920).